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Viol conjugal : «Mon corps ne m’appartenait plus»

Nadège, Vanessa et Christelle ont toutes les trois porté plainte contre Luis D. pour viol conjugal. Elles racontent leur calvaire, entre harcèlement, coups et violences sexuelles.
par Virginie Ballet
publié le 5 novembre 2018 à 19h26

C’est un poids, un fardeau, mais aussi un combat. Nadège, Vanessa et Christelle ont toutes trois porté plainte contre le même homme pour viol conjugal. Chacune à leur manière, elles sont devenues - malgré elles - des porte-voix pour faire entendre des récits qui trop souvent dérangent. Celles de femmes que leur compagnon oblige à des fellations, des sodomies, brutalise physiquement, détruit psychologiquement, dans l’intimité de leur foyer. Dans son appartement de Chambéry, où elle nous reçoit, Nadège, qui fut la première à dénoncer les faits, annonce : «Je n’ai pas à avoir honte, c’est pour cela que je témoigne à visage découvert.» Malgré cette force apparente, les yeux en amande de Nadège s’embuent parfois, comme assombris par le poids des récits qui lui parviennent depuis qu’elle a décidé de parler publiquement. La jeune femme a rejoint plusieurs groupes Facebook de femmes victimes et tente de les aider comme elle peut. Vanessa, elle aussi, veut en finir avec la honte qui scelle souvent les bouches des victimes. «L’union fait la force», dit-elle par téléphone, comme un mantra. Christelle, elle, préfère ne pas trop s’exposer, mais espère toutefois que son récit et ceux des autres anciennes compagnes de Luis D. appelées à témoigner pourra éveiller les consciences : «J’espère vraiment arriver à me reconstruire, et qu’il prenne conscience de ce qu’il a fait. Pas pour lui souhaiter du mal, mais pour son salut.»

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Christelle, 33 ans

Pendant longtemps, Christelle a préféré ne pas prendre la parole. Aujourd'hui, elle dit avoir «l'espoir d'aider d'autres victimes et de faire évoluer les mentalités». En couple entre 2003 et 2006 avec Luis D., elle a mis des mots sur ce qu'elle a subi bien plus tard, après le coup de fil de la policière chargée de l'enquête concernant ses autres compagnes, à qui elle a décrit les faits, qui seraient allés selon elle jusqu'à des sévices sexuels pratiqués plusieurs heures durant. Entendre le mot «viol» a été pour Christelle «un énorme choc, le début de la descente aux enfers : au départ, j'ai fait une déposition pour aider les autres filles, sans vraiment réaliser dans quoi je m'embarquais. Six ans de procédure, c'est terrible, je ne suis plus du tout la fille que j'étais avant. Cela m'a sérieusement atteinte, mais je ne regrette pas pour autant», dit-elle aujourd'hui. A l'époque, elle et Luis D. vivaient dans un box, avec un seau pour leurs besoins et une voiture équipée d'un matelas. Christelle sait aujourd'hui qu'il n'était pas normal qu'il «prenne quelque chose quand il le voulait sur le plan sexuel». «Si je disais non ou que je cherchais à résister, je me faisais insulter de plus belle, et si je pleurais, je prenais une claque dans la gueule. Alors j'ai vite compris que si je m'exécutais, ce serait moins violent, même si je ne voulais pas», se souvient-elle. A cette période, elle était «comme un fantôme», à qui son conjoint aurait interdit toute féminité. «Il me forçait à porter ses caleçons, me dévalorisait sans cesse. Il disait que je n'étais "qu'une pute", "une sous-merde", "une salope", que j'aimais ça… Il m'avait isolée de tout.» Christelle décrit sa «peur extrême» permanente et son isolement, et souhaite dire aux femmes qui «vivent des choses similaires qu'elles ne sont pas seules». «Il ne faut pas se laisser abattre, il faut continuer de croire en soi, essayer de parler à quelqu'un, même si c'est un inconnu, et ce, dès les premiers signes que quelque chose ne va pas», exhorte-t-elle. Et de poursuivre : «C'est important pour moi qu'on s'attaque à ce problème sociétal profond, en faisant prendre conscience aux hommes que leurs gestes peuvent être douloureux pour nous. Et qu'il y en a marre d'entendre parler de sexe fort. Le changement peut commencer très tôt, en apprenant par exemple aux petits garçons à ne pas être violents avec leurs camarades, en travaillant véritablement sur le fond.»

Vanessa, 40 ans, Toulon

Quand elle rencontre Luis D., en juillet 2008, Vanessa est courtière d'assurances en région parisienne. Elle a 30 ans, et lui 35. «Au départ, je ne l'appréciais pas plus que cela. Et puis on s'est revus, et tout est finalement allé assez vite.» Une relation de couple s'établit, que Vanessa décrit comme «compliquée, voire chaotique». A l'époque, l'homme est placé sous surveillance électronique, «soi-disant pour une histoire de bagarre», selon le récit qu'il livre à Vanessa. En réalité, pour violences conjugales. Vanessa découvre rapidement un homme excessivement jaloux. Surgit ensuite la violence physique et verbale. «Un jour, il a débarqué chez moi à 8 heures du matin, persuadé que je l'avais trompé la veille, alors que je buvais un verre avec un ami. Il m'a cogné la tête contre les murs, il sentait mes sous-vêtements en disant que je "puais la capote". Il m'a mise à quatre pattes par terre, et il m'a prise comme ça. Je me suis mise à pleurer. Ça a été le choc de ma vie», dit-elle. La suite de cette relation est à l'avenant : Vanessa affirme que Luis l'a poussée à quitter son travail, la plaçant dans une situation de dépendance financière et d'isolement social et affectif. Autrefois souriante et volubile, elle devient «renfermée, éteinte». Dans le huis-clos de cette relation sur laquelle elle n'ose se confier, la brutalité et les viols sont omniprésents. En octobre 2008, Vanessa porte plainte pour violences. Son compagnon écope de six mois de prison. La jeune femme découvre alors qu'elle est enceinte. Elle accouche d'une petite fille en juillet 2009. Selon son récit, Luis D. serait allé jusqu'à lui imposer une fellation à la maternité. Pour autant, la jeune femme n'arrivera à poser le mot «viol» sur ce qu'elle a vécu que des années plus tard, quand une policière lui a demandé si elle avait été forcée à des relations. «J'ai répondu "oui, plusieurs fois par jour." Et elle m'a dit "c'est du viol". A l'époque, je n'étais plus moi-même. Et lui avait plusieurs visages», poursuit Vanessa. «J'espérais qu'il change, pour ma fille», poursuit-elle. C'est finalement par crainte pour cet enfant qu'elle trouve le courage d'appeler sa famille à l'aide et de se rendre à la police. «Si cela ne tenait qu'à moi, je ne témoignerais pas», précise Vanessa. «Mais je réalise que cela peut permettre à des femmes de prendre conscience de ce qu'est le viol conjugal. J'ai envie de leur dire qu'on a évidemment le droit de ne pas faire ce dont on n'a pas envie, de ne pas être d'accord. On a le droit de dire non», conclut-elle.

Nadège, 35 ans, Chambéry

Près de huit ans plus tard, la «cassure» est toujours là. Nadège n’est plus vraiment la fille «joyeuse, pétillante souriante et sûre d’elle» qu’elle était en 2010, quand elle a rencontré celui qu’elle refuse d’appeler par son prénom. A l’époque, la jeune femme travaille dans une brasserie des Hauts-de-Seine dont il est un habitué. Tous deux finissent par faire connaissance après que l’homme lui a proposé son aide pour réparer sa voiture. Après quelques jours seulement, Luis D. présente Nadège comme «la femme de sa vie» à sa famille. «Il évoquait tout ce dont je rêvais : une vie simple, à la campagne… Je me suis laissé porter», résume-t-elle. Il s’installe chez elle, la convainc de quitter son travail. Les premiers coups surviennent à peine deux mois plus tard, alors que le couple rend visite à la famille de Nadège. «Il avait fait une remarque désobligeante sur ma mère. J’ai pris son bras et lui ai demandé de partir. Il m’a attrapée, m’a jetée contre l’accoudoir en bois d’un fauteuil du salon, m’a craché dessus. Je saignais du nez. Je suis entrée dans un monde parallèle. Il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’un homme puisse me frapper, décrit Nadège. Comme beaucoup de femmes, je pensais : à la première gifle, je me casse.» La peur la pousse pourtant à repartir avec lui en région parisienne. «Je sentais à son intonation que ce n’était pas un homme qu’on quittait comme ça», résume-t-elle. En chemin, sur une aire d’autoroute, selon son récit, il la frappe de nouveau et la menace de l’enterrer dans un bois. «J’ai vraiment cru que j’allais mourir», relate Nadège. Vient ensuite l’emménagement dans une maison isolée de Seine-et-Marne. Nadège découvre qu’elle est enceinte, et le piège se referme. «J’étais totalement isolée, je n’avais plus de portable, pas de téléphone fixe, mes seules sorties, c’était pour faire les courses avec lui. J’étais anéantie psychologiquement, et malgré tout, j’espérais que ça s’arrange», explique-t-elle. Crises de jalousie, menaces, contrôle vestimentaire, dépendance financière… Et les viols, survenus eux aussi très tôt, qui deviennent réguliers, pour ne pas dire quotidiens, y compris la nuit, sans que Nadège ne les nomme ainsi. «Pour moi, c’était de l’abus. Il me forçait à des sodomies. Et les fellations, c’était à longueur de journée : en voiture, quand je cuisinais, devant la télé…» Y compris pendant sa grossesse. «Un soir, il a dit qu’il allait me « prendre comme une pute ». Il y est allé direct par derrière. J’essayais de le retenir, je le suppliais, je criais de douleur. Et lui m’insultait. J’ai saigné, et j’ai eu peur pour mon bébé.» «Mon corps ne m’appartenait plus. Lui disait d’ailleurs que j’étais sa femme, sa chienne, sa pute, son amante.» Nadège tente à plusieurs reprises de fuir, en vain. Jusqu’à la naissance de sa fille : «Je lui ai fait une promesse : faire en sorte que si elle avait survécu à tout cela, ce n’était pas pour rien. Quand j’ai pris contact avec ses ex, c’était pour comprendre. Peut-être qu’il avait été pareil avec elles ? Il fallait me sauver la vie. Sinon, j’allais y retourner», résume-t-elle.

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