À Beyrouth, les déchets urbains réveillent la politique

À la suite d’une grave crise de la gestion des déchets par la capitale libanaise en 2015, le mouvement politique citoyen Beyrouth Madinati s’est mobilisé.
À Beyrouth, les déchets urbains réveillent la politique

À la suite d’une grave crise de la gestion des déchets par la ville en 2015, la mobilisation des Beyrouthins a permis la naissance d’un mouvement politique : Beirut Madinati (« Beyrouth ma ville »). Constitué d’architectes, d’ouvriers locaux ou de chercheurs, son dynamisme et sa base populaire déséquilibrent les partis traditionnels libanais, accusés de corruption et d’inaction. Deux ans après un coup d’éclat aux élections municipales de 2016, l’essai a-t-il été transformé ?

Il faut voir les reportages photo sur la crise des déchets de l’été 2015 pour prendre conscience du délabrement des services urbains à Beyrouth. À l’époque, de véritables montagnes de déchets s’entassent dans les rues, à raison d’environ 450 tonnes par jour, selon les estimations. Des déchets de toutes sortes – notamment médicaux, chimiques et dangereux – pourrissant au soleil, entravant la circulation et empestant à des kilomètres. Comment la capitale libanaise en est arrivée là ? Commençons par une petite remise en contexte. Et donc par un voyage dans le passé, en direction de l’année 2015.

Délabrement des institutions

Depuis un an, la gouvernance du pays est suspendue. Le parlement est paralysé par les conflits politico-confessionnels alors qu’il doit choisir un nouveau président. La situation durera jusqu’en 2016. Parallèlement, la guerre en Syrie et l’afflux de réfugiés déstabilisent le pays. En 2015, les 1,1 million de réfugiés représentent un quart de la population libanaise.

Sur le plan de l’urbanisme, le centre-ville de Beyrouth, dévasté par la guerre civile (1975–1990), est entièrement reconstruit selon un modèle libéral. Basé sur le développement du tertiaire, il privilégie l’investissement privé pour faire de la capitale un centre financier. Le reste de la ville profite assez peu de ces rénovations et les services urbains de base (eau, électricité, gestion des déchets) accumulent les problèmes d’infrastructure sérieux. À cela s’ajoutent la pollution, l’omniprésence de la voiture et la disparition des espaces publics, qui témoignent du peu d’intérêt de la municipalité pour le bien-être de ses habitants.

À l’été 2015, la crise des déchets cristallise donc rapidement toutes les exaspérations des Beyrouthins, épuisés par la corruption de l’État et sa paralysie. En effet, la fin du contrat de récupération des déchets et la fermeture prévue de longue date de la plus grosse déchetterie libanaise suffisent à noyer la capitale dans les sacs poubelle. De fortes mobilisations s’organisent alors pour dénoncer le ras-le-bol ambiant. C’est dans cette ébullition citoyenne que Beirut Madinati voit le jour.

 Rare vestige de l’avant-guerre dans un quartier ultra-moderne, l’hôtel Saint-Georges arbore des affiches « Stop Solidere », du nom de la société qui a reconstruit le centre de Beyrouth – David Attié
Rare vestige de l’avant-guerre dans un quartier ultra-moderne, l’hôtel Saint-Georges arbore des affiches « Stop Solidere », du nom de la société qui a reconstruit le centre de Beyrouth / © David Attié

À l’initiative de chercheurs de l’Université Américaine de Beyrouth, cette plateforme transcommunautaire attire des membres de la société civile de tous bords, dont un chauffeur de taxi, un promoteur immobilier ou encore le chef cuisinier Wael Lazkani, également responsable des levées de fonds pour Beirut Madinati : « Notre programme relevait du bon sens, tous les Beyrouthins s’y retrouvaient », confie ce dernier. Le programme du mouvement tient en dix points. De manière pragmatique, il adresse un à un les points noirs de la gestion de la ville en proposant des solutions inclusives et éco-responsables dans un cadre institutionnel démocratique et transparent.

« Quand il s’agit de politique, on ne veut plus espérer. De peur d’être déçus bien sûr »

« Pour être franc, quand on s’est lancé dans la campagne, je ne voulais pas y croire moi-même, raconte Wael Lazkani. Rétrospectivement, je trouve ça symptomatique de l’état d’esprit libanais : quand il s’agit de politique, on ne veut plus espérer. De peur d’être déçus bien sûr… ». Car les obstacles sont nombreux. Une règle du mode de scrutin oblige tout électeur à voter dans le lieu d’origine de sa lignée paternelle, qui n’a parfois rien à voir avec son lieu de vie, ce qui décourage beaucoup de citoyens. De plus, les grands médias sont détenus par l’establishment, et rien ne les oblige à entretenir l’égalité du temps de parole entre les différents partis. Un establishment qui n’a finalement jamais vu d’opposition différente que les quelques familles en place depuis le temps de la guerre civile.

Une saveur de victoire

Avec une armée de bénévoles et une stratégie de communication entièrement basée sur Facebook, le jeune parti secoue les pratiques politiques libanaises. Grâce à l’organisation de conseils de quartier, Beirut Madinati sensibilise les foules en même temps qu’il prend le pouls des habitants. En un an seulement, il s’impose comme une lueur d’espoir et une alternative sérieuse. Le parti indépendant obtient 30% des voix aux municipales de 2016. Un score insuffisant pour obtenir des sièges, mais qui jette un pavé dans la mare politique libanaise. Pour l’écrivain Elias Khoury, la défaite a « la saveur de la victoire ».

Cœur historique de Beyrouth, la place des Martyrs incarne tristement la rénovation sauvage du centre-ville. Le souk et les bâtiments d’avant-guerre ont été détruits et remplacés par un parking et deux larges rocades routières. Au fond, la mosquée Al-Amin, inaugurée en 2008 – David Attié
Cœur historique de Beyrouth, la place des Martyrs incarne tristement la rénovation sauvage du centre-ville. Le souk et les bâtiments d’avant-guerre ont été détruits et remplacés par un parking et deux larges rocades routières. Au fond, la mosquée Al-Amin, inaugurée en 2008 / © David Attié

Le futur sera municipal

« Les grandes familles politiques ne nous ont pas vus comme un adversaire sérieux. Et d’une certaine manière, on a joué de ça, comme si on arrivait à la Mairie en disant "Ne faîtes pas attention à nous, on vient juste pour réparer les trottoirs” . » Pour Wael Lazkani, au Liban plus qu’ailleurs, le futur sera municipal. Alors qu’affronter frontalement les clans Aoun ou Hariri revient à courir à sa perte, la Mairie de Beyrouth est un moyen détourné de s’immiscer en douceur dans le jeu politique. C’est le moyen d’apprendre à faire la politique, de faire ses preuves et d’assoir un bilan. Et pour cela, tous les soutiens sont bons, dont un allié naturel, le parti espagnol Podemos. « Nous n’avions jamais fait de politique. Il fallait commencer par apprendre et c’est un long processus. On a perdu ces élections, certes. Mais je suis content que l’on ait perdu car nous n’étions pas prêts. Le retour de bâton aurait été très violent. »

Tout le littoral de Beyrouth a été urbanisé et privatisé – David Attié
Tout le littoral de Beyrouth a été urbanisé et privatisé / © David Attié

L’heure des choix

Les résultats municipaux de 2016 sont suivis d’une longue période d’incertitude. Le parti est divisé sur la stratégie à adopter : profiter de l’effet de surprise et foncer vers les législatives de 2018, ou se cantonner aux mandats municipaux par précaution politique et pour ne pas dénaturer le programme essentiellement urbain. Faute de consensus, le parti ne se présente pas en 2018, mais certains de ses membres, comme Neyla Geagea, s’essayent en indépendants. Et c’est là la principale réussite de Beirut Madinati : avoir créé un précédent politique inédit dans un pays traumatisé.

Capture de la bannière sur la page d'accueil Facebook de Beirut Maidani
Capture de la bannière sur la page d’accueil Facebook de Beirut Madinati

Alors que, pour la première fois, les législatives de 2018 se déroulent en scrutin proportionnel, elles voient apparaître quantité de partis indépendants, dont le retour de certains membres de « Vous Puez » ou la coalition Kollouna Watani. Ceux-ci sont directement inspiré de la campagne de Beirut Madinati deux ans plus tôt. Autre succès, le nombre de candidates passe de 12 en 2009 à 77 en 2018.

Après un été compliqué pour Beirut Madinati, qui s’est déchiré autour des législatives, la rentrée était synonyme de nouveau plan d’attaque. Le parti a maintenant quatre ans pour faire des choix et se définir politiquement. En effet, l’année 2022 sera une échéance particulière, celle des élections municipales, législatives et présidentielles.

Graffiti dans le quartier de Ghabi à Beyrouth – David Attié
Graffiti dans le quartier de Ghabi à Beyrouth / © David Attié

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