Disclose, le premier média d’investigation non lucratif se lance en France

 DISCLOSE.NGO

Mathias Destal et Geoffrey Livolsi créent Disclose, premier média d’investigation non lucratif à financement participatif. Un fonctionnement qui a déjà fait ses preuves en Allemagne ou aux Etats-Unis.

Istanbul, le 22 octobre. Elise Vincent vient de recevoir le 80e prix Albert Londres pour une série de six enquêtes publiées dans « Le Monde ». Face à l’assemblée, la journaliste remercie ses chefs de service pour « ce qui devient, dit-elle, cher dans (le) métier. Ils ont toléré des rendez-vous pour rien, des billets de train et d’avion, pour rien. Ils ont accepté que je passe du temps sur des enquêtes sans aucune garantie de résultats. » Le temps et l’argent. Ces deux nerfs de la guerre font de plus en plus défaut dans une presse en crise. Ils sont pourtant cruciaux en matière d’investigation. C’est à partir de cette réflexion que Mathias Destal (« Le Canard enchaîné », « Le Journal du dimanche », « Arte ») et Geoffrey Livolsi (« Mediapart », « L’Express », « France Inter »), deux journalistes d’investigation indépendants, ont décidé de créer « Disclose » (N.D.L.R. : divulguer en anglais), le premier média d‘investigation français à but non lucratif, entièrement financé par le mécénat.

« L’investigation n’est jamais rentable. Dans un contexte de contraintes budgétaires, elle est de plus en plus mise de côté dans les médias traditionnels. Il devient impensable de mobiliser un journaliste, et a fortiori plusieurs, à temps plein, sur une enquête pendant plusieurs mois.

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« Disclose » propose de mener des investigations sur des sujets d’intérêt général avec des journalistes spécialisés qui seront spécifiquement recrutés pour celles-ci. Elles seront ensuite diffusées gratuitement via un réseau de médias partenaires » explique Geoffrey Livolsi.

Au menu : délinquance financière, crimes environnementaux, industrie agroalimentaire, surveillance et libertés fondamentales, santé publique et enjeux énergétiques. Autant de sujets possibles avec l’objectif de dénoncer les abus de pouvoir. Ils seront décidés par un comité éditorial bénévole composé de quatorze journalistes chevronnés dont Jean-Pierre Canet (indépendant, ex-rédacteur en chef « Envoyé spécial »), Benoît Collombat (France Inter), Valentine Oberti (Quotidien), Anne Poiret (indépendante, prix Albert Londres)…

Une campagne d’investissement participatif

Organisée sous forme d’association de loi 1901, ce média qui se veut non partisan, indépendant et sans abonnement, repose sur la philanthropie. Ses fondateurs viennent donc de lancer une vaste campagne d’investissement participatif jusqu’au 17 décembre (disclose.ngo).

« En faisant ce type de levées de fond au coup par coup, nous ne prenons pas le risque de créer une rédaction pérenne. Par ailleurs, nous nous appuyons, pour la publication, en plus du site disclose.ngo, sur des moyens de diffusion déjà existants » développe Mathias Destal. Parmi eux, « Médiapart », « Rue 89 » Bordeaux, Lyon et Strasbourg, le site de vidéos Konbini, la cellule investigation de Radio France ou encore « Marsactu », journal en ligne indépendant basé à Marseille. L’idée n’est pas nouvelle : le journalisme collaboratif et la publication sur de multiples supports ont largement fait leurs preuves ces dernières années avec les révélations mondiales de l’ICIJ et de Forbidden Stories (Panama Papers, Paradise papers, « Daphné project »…).

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Derrière cette initiative, un principe fondateur : « L’information n’est pas un produit commercial mais un bien public et un droit, détaille Geoffrey Livolsi. Elle doit donc être accessible gratuitement au plus grand nombre et défendue par les citoyens. En participant, les donateurs font le choix de soutenir l’indépendance des journalistes et d’encourager des enquêtes d’impact social. » Mathias Destal complète :

« Il y a trois ans, nous n’aurions pas eu la même réflexion. Mais les attaques contre la démocratie génèrent une prise de conscience des citoyens. »

Car « Disclose » se veut aussi une réponse à la crise de confiance que traversent les médias. A l’heure de la montée des populismes, qui s’appuie sur les fake news et le dénigrement, voire l’incitation à la haine envers ceux-ci, l’initiative tombe à point nommé. D’autant que les attaques envers l’investigation n’ont cessé de se multiplier ces dernières années : loi sur le secret des affaires, procédures-baîllons, censures… Geoffrey Livolsi en sait quelque chose, lui qui a vu le documentaire sur le Crédit Mutuel, dont il était coréalisateur avec Nicolas Vescovacci, être censuré par Vincent Bolloré sur Canal+, en 2015.

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Un business model très répandu aux Etats-Unis

Mais pour que le modèle soit viable, les fondateurs de « Disclose » comptent aussi, afin d’atteindre l’objectif de 400 000 euros la première année, sur l’engagement de mécènes plus importants que la seule contribution populaire : celui de fondations privées. Et le pari est osé. Mathias Destal explique :

« Pour le moment, en France, aucune fondation ne finance des projets médiatiques, la philanthropie étant plutôt réservée au domaine culturel »

« Disclose » s’inspire en revanche d’un business model très répandu aux Etats-Unis, où il existe une longue tradition de philanthropie de la part des hommes d’affaires - dont les pionniers furent notamment Andrew Carnegie et les familles Rockefeller et Ford. Outre atlantique, plusieurs structures d’enquêtes sont donc aujourd’hui financées par des fondations privées. C’est le cas de ProPublica. Lancé en 2008, par Marion et Herbert Sandler, deux mécènes californiens, ce média n’a plus à démonter sa force de frappe. Financé par ce couple de milliardaires démocrates, anciens propriétaires de la Golden West Financial, une caisse d’épargne et de crédit, il a notamment été récompensé en 2009 par le prix Pullitzer pour une enquête publiée à la une du « New York Times Magazine ». ProPublica avait alors mis en lumière la manière dont les médecins d’un hôpital de La Nouvelle-Orléans ont euthanasié plusieurs patients, trop faibles pour être évacués, à la suite de l’ouragan Katrina. Ces révélations avaient alors permis la réouverture de l’enquête judiciaire abandonnée trois ans plus tôt. L’enquête, qui a réclamé deux ans de travail, a coûté plus de 300 000 dollars (200 000 euros).

L’exemple de « Correctiv »

Face à la crise des médias, ce modèle de financement anglo-saxon commence à être importé en Europe. En Allemagne, « Correctiv » a été créé en 2014. Ce « centre de recherches pour la société », premier bureau d’investigation à but non lucratif du pays, a été financé par un don de 3 millions d’euros de la Anneliese Brost Stiftung, une fondation privée spécialisée dans les médias. Quelques mois après sa création, la rédaction de Correctiv avait, elle aussi, vu une de ces enquêtes primée par un Grimme Award, une des récompenses les plus prestigieuses du pays. Elle revenait sur le crash du vol MH17 au-dessus de l’Ukraine. Véritable laboratoire outre-Rhin, « Correctiv » parvient aujourd’hui à des levées de fond de plus d’un million d’euros par an.

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Une expérience encourageante pour les fondateurs de « Disclose » : « Pourtant, les mentalités semblaient bien moins disposées à ce type de financement qu’en France car il n’existe aucune défiscalisation, outre-Rhin. » analyse Mathias Destal. Dans l’hexagone, les donateurs bénéficient, en effet, d’une réduction d’impôts (66 % de la somme versée dans une limite de 20 % du revenu imposable).  Geoffrey Livolsi confie :

« Nous espérons que le lancement de « Disclose » va ouvrir un débat et peut être, faire évoluer certaines fondations existantes qui pourraient se tourner vers le soutien d’une presse indépendante. »

En attendant, les deux fondateurs se tournent vers des fondations internationales déjà engagées en faveur de la liberté d’expression et de la démocratie. Les Open Society fondées par George Soros sont le plus grand donateur privé au monde pour les ONG et associations œuvrant notamment pour la liberté et démocratie avec un budget annuel de plus de 1 000 millions USD. Omidyar, fondée par le créateur d’Ebay, Pierre Omidyar, finance déjà le site de journalisme d’investigation « The Intercept » aux Etats-Unis. « The Democracy and Media Foundation », basée aux Pays-Bas soutient de nombreuses initiatives et organisations qui encouragent le journalisme indépendant. La fondation suisse Charles Leopod Mayer apporte notamment en France, déjà son soutien financier, au site « Bastamag ».

Le principe d’indépendance

Mais cette philanthropie n’est cependant pas sans soulever certaines questions sur les contenus des médias. Pour garantir l’indépendance de sa rédaction, « Disclose » exige de ses donateurs, quelle que soit leur mise, qu’ils renoncent à tout pouvoir sur la ligne éditoriale. Ils bénéficient, en revanche, d’un droit de regard sur la gestion et l’utilisation des fonds en élisant deux représentants pour siéger au conseil d’administration aux côtés d’autres garants parmi lesquels Catherine Cohen et Virginie Marquet (« Informer n’est pas un délit »), avocates en droit de la presse, Julia Cagé, économiste à Sciences Po, Didier Pourquery, ex-directeur adjoint de la rédaction du Monde et directeur de The Conversation… Comptes rendus publics chaque année, rapport sur les activités et audit garantissent aussi une transparence.

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A Paris, si le projet de Maison des médias libres, un lieu public dédié à la liberté de la presse, mêlant rencontres, expositions, débats, films, formations, remporte le concours lancé par la Mairie de Paris et voit le jour, ce sera, en partie, parce que le mécène Olivier Legrain aura mis 20 millions d’euros sur la table pour réhabiliter le bâtiment concerné (l’ancien poste de transformation électrique Nation 1, dans le XIe arrondissement). Un vent de philanthropie pour une presse indépendante a donc déjà commencé à souffler sur l’hexagone.

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