Du Cambodge à l'Europe, les ravages du trafic de bois

Déforestation, corruption..., les forêts d'Asie du Sud-Est sont au cœur d'un vaste trafic de bois. Enquête sur une filière pas vraiment responsable.

Par Louis Chahuneau

L'ONG cambodgienne CHRTF a photographié et documenté les scieries à la frontière du du Vietnam. Selon la fondatrice de l'ONG Poh Kao,« le Vietnam profite de la corruption au Cambodge [pour] passer du bois rare, du Cambodge au Vietnam, où il est blanchi ».
 
 

L'ONG cambodgienne CHRTF a photographié et documenté les scieries à la frontière du du Vietnam. Selon la fondatrice de l'ONG Poh Kao,« le Vietnam profite de la corruption au Cambodge [pour] passer du bois rare, du Cambodge au Vietnam, où il est blanchi ».

 

 

© CHRTF

Temps de lecture : 12 min

Votre cabane de jardin ou votre terrasse en teck cachent peut-être de lourds secrets. Le trafic de bois, en particulier des essences exotiques (acacia, teck, ibé...), continue de prospérer dans le monde, où l'on estime que 15 à 30 % des volumes de bois commercialisés sont d'origine illégale. Leur nature imputrescible (résistant à l'humidité) en fait un matériau de choix pour une multitude d'utilisations, allant de l'ameublement au parquet. En France, premier importateur de bois exotique en Europe, 40 % des grumes tropicales importées étaient illégales en 2007, selon WWF. Et lutter contre ce marché noir s'avère particulièrement compliqué.

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La Chine, L'Europe, les États-Unis et le Japon sont les plus gros importateurs de bois illégal selon Interpol et le Programme des nations unies pour l'environnement (PNUE).

© Interpol/PNUE

Parmi les principaux pourvoyeurs de bois exotiques en Europe, la République démocratique du Congo, le Brésil, l'Indonésie, mais aussi le Vietnam, qui a exporté environ 8 milliards de dollars de bois dans le monde l'année dernière. D'après le Courrier du Vietnam , l'Europe draine 10  % des exportations de bois vietnamiennes, soit 650 millions de dollars par an. Un montant qui devrait rapidement augmenter.

Le 19 octobre, l'UE et le Vietnam ont signé, après huit ans de négociation, un accord de partenariat volontaire (APV) pour l'application des réglementations forestières, la gouvernance et les échanges commerciaux (FLEGT). Autrement dit, un accord bilatéral qui doit, à terme, garantir la légalité du bois exporté depuis le Vietnam. Jusqu'ici, c'était aux sociétés importatrices européennes de s'assurer de la légalité du bois, via un processus de diligence raisonnée (analyse de risque). Mais, bientôt, le Vietnam pourra émettre des autorisations FLEGT (1) qui garantiront que son bois est «  propre », ce qui devrait faciliter son exportation.

Le Cambodge, nouveau réservoir de bois du Vietnam

Déforestation ©  Capture d'écran Licadho

Le Cambodge est le pays qui a connu le plus fort taux de déforestation (14,4 %) entre 2001 et 2014 selon le think tank américain World ressource institute.

© Capture d'écran Licadho
Est-ce une bonne nouvelle ? Pas pour tout le monde. Une quinzaine d'ONG cambodgiennes ont rédigé une lettre ouverte à l'attention de la Commission européenne pour alerter sur les méthodes illégales de déforestation pratiquée par le Vietnam chez son voisin cambodgien. Une pétition en ligne contre l'accord a même récolté 200 000 signatures. Véronique Audibert, fondatrice de l'ONG Poh Kao, qui veille à la protection de l'environnement au Cambodge, est persuadée que l'UE ferme les yeux sur un crime environnemental. « Aujourd'hui, le Vietnam profite de la corruption au Cambodge (161e place au classement de Transparancy international, NDLR). Des réseaux mafieux font passer du bois rare, du Cambodge au Vietnam, où il est blanchi », avance l'humanitaire, présente depuis une vingtaine d'années sur place.

Après avoir massivement importé des grumes du Laos jusqu'en 2015, le Vietnam s'est en effet rabattu sur son voisin cambodgien. Selon le rapport « Repeat Offender » publié par l'ONG britannique Environmental Investigation Agency (EIA) en 2017, 300 000 m3 de bois illégal provenant du Cambodge ont ainsi été déclarés comme légaux au Vietnam entre novembre 2016 et mars 2017, grâce à l'entregent de plusieurs responsables hauts placés vietnamiens. Une pratique d'autant plus grave que le Cambodge a suspendu ses exportations de bois en 2016 pour lutter contre la déforestation. Selon le site spécialisé Mongabay, le Cambodge a même demandé à Interpol d'enquêter sur ce trafic. « On est en train de raser des forêts primaires pour des meubles de jardin et du parquet », s'énerve Véronique Audibert. En effet, selon le think tank américain World Ressource Institute, le Cambodge est le pays qui a connu le plus haut taux de déforestation (14,4 %) entre 2001 et 2014, devant la Sierra Leone (12,6 %) et Madagascar (8,3 %). Selon l'ONG Global Forest Watch, le pays a perdu 1,59 million d'hectares de forêts durant cette période. Un phénomène aux conséquences humaines et environnementales graves (cf encadré).

Le nombre de concessions économiques accordées par le gouvernement cambodgien à des sociétés privées a explosé depuis les années 1990.

© NEPCon
Depuis 1994, le gouvernement royal du Cambodge a accordé de plus en plus de concessions forestières (ELC) à des entreprises cambodgiennes, vietnamiennes et chinoises – majoritairement dans le nord-est du pays – pour développer l'agriculture et notamment les plantations d'hévéas (pour faire du caoutchouc) ou de canne à sucre. Si bien que 22 % du territoire appartient aujourd'hui à 275 entreprises privées, selon l'ONG cambodgienne Licadho, au détriment des populations rurales, qui représentent 80 % de la population cambodgienne. Le rapport d'Interpol et du PNUE intitulé « Carbone vert, Marché noir  » (2012) explique les stratégies de ces sociétés pour déforester discrètement : elles utilisent « des activités de couverture telles que le développement de plantations, la production d'huile de palme, la construction de routes ou la redéfinition des classifications de forêts, en dépassant le nombre de permis légaux ou en obtenant des permis d'exploitation illégaux contre le paiement de pots-de-vin ».

« On nous vendait des projets de barrages [hydrauliques] [...] pour déforester tout autour »

Le commerce de bois illégalement récolté est un trafic juteux, comparable à celui de la drogue. Aujourd'hui, Interpol estime que la valeur totale des crimes liés à la forêt dans le monde – y compris le coût de la corruption, et les pertes de revenus et de recettes fiscales sur le bois illégal – est comprise entre 51 et 152 milliards de dollars chaque année.

Si le gouvernement cambodgien a tenté de limiter la casse en adoptant une loi sur l'exploitation forestière en 2002, il demeure un flou juridique : « On estime que seuls 25 % du territoire est couvert par un cadastre au Cambodge. On ne sait pas ce qui est privé et ce qui est public. Du coup, les entreprises en profitent », explique un diplomate occidental en poste dans le pays ces dernières années. Il se souvient d'initiatives économiques douteuses de la part du gouvernement : « Certains ministres nous vendaient des projets de barrages [hydrauliques] autour de réservoirs de biodiversité protégés. Mais, rapidement, on s'est rendu compte que la motivation principale était de déforester tout autour plutôt que de produire de l'électricité. » Selon Véronique Audibert, le gouvernement aurait même favorisé quelques entrepreneurs privilégiés, comme le magnat du bois Try Pheap, « un proche » du Premier ministre Hun Sen. Selon l'ONG Poh Kao, l'homme d'affaires aurait gagné 292 millions de dollars rien que pour l'année 2014, grâce à l'exploitation exclusive du bois dans la province du Katanakiri.

Bois tropicaux ©  CHRTF

Les bois tropicaux d'Asie du sud-est sont très rentables pour les sociétés qui les exploitent.

© CHRTF

«  J'ai vu des cadres de lit en bois de rose achetés plusieurs millions d'euros »

La déforestation illégale au Cambodge a été largement documentée dans le rapport « Taking cut » de l'ONG Global Witness en 2004. « La majorité du bois précieux et du bois de qualité coupé dans le sanctuaire de Phnum Aoral sont exportés au Vietnam », peut-on y lire. Bien que la coupe d'arbre et le transport de bois y soient interdits depuis 1994, le rapport de l'ONG avait comptabilisé 100 scieries dans le secteur.

La Chine est particulièrement friande du Hongmu, le luxueux mobilier en bois de rose, dont le Dalbergia issu des réserves tropicales protégées du Cambodge. Son prix de base, autour de 5 000 dollars le mètre cube, peut être multiplié par dix lorsqu'il atteint le marché chinois. Ce qui n'est pas un problème pour les milliardaires, de plus en plus nombreux dans le pays. Selon un rapport publié par l'EIA en 2014, la demande pour les meubles de luxe en bois de rose a explosé. « C'est une véritable mode, explique Véronique Audibert, ils veulent tous des meubles inspirés de la dynastie des Ming. J'ai vu des cadres de lit en bois de rose achetés plusieurs millions d'euros. » Selon un rapport de l'EIA publié en 2014, entre 2000 et 2013, la Chine a importé 3,5 millions de mètres cubes de Hongmu, pour une valeur totale de 2,4 milliards de dollars. Si la Chine importe massivement du bois, l'Europe n'est pas en reste. Ces dernières années, des sociétés françaises ont régulièrement été épinglées par des associations comme Greenpeace pour avoir importé du bois illégal.

Absence de répression

Pour tenter d'enrayer le trafic, l'Union européenne a adopté en 2013 le Règlement sur le bois de l'UE (RBUE), qui interdit la vente dans le marché commun de bois exploités de manière illégale selon les lois du pays d'exploitation. Selon Rodd Myers, chercheur en justice environnementale à l'université d'East Anglia, en Angleterre, si « la réglementation RBUE est probablement efficace pour limiter les flux d'importation illégale de bois dans l'Union, l'impact des accords bilatéraux (APV) passés avec les pays producteurs sur la réduction de l'abattage illégal est encore incertain ».

Le rapport d'Interpol rejoint cette analyse : « Certains dispositifs européens sont importants pour créer des intentions communes [...]. Pour autant, il ne s'agit pas d'initiatives de répression. » Frédéric Amiel, chercheur à l'Institut du développement durable et des relations internationales (IDDRI), reste sceptique quant aux nouveaux accords signés avec le Vietnam : « Connaissant la situation au Vietnam depuis deux décennies, il est un peu étonnant d'être rentré dans le processus de APV » avec ce pays. Seule l'Indonésie bénéficie aujourd'hui de la licence FLEGT et peut donc exporter vers l'UE de manière relativement sûre. Mais une dizaine de pays comme le Ghana, et plus récemment le Vietnam, attendent la validation finale du processus.

trafic de bois ©  CHRTF

L'activiste Leng Ouch documente le trafic de bois entre le Cambodge et le Vietnam, avec son ONG CHRTF.

© CHRTF

En dépit des preuves réunies par les ONG, les importateurs français nient l'entrée de bois sale en France. « Quel serait l'intérêt pour un importateur d'acheter du bois illégal ? » fait mine d'interroger l'un deux, balayant l'existence d'un quelconque trafic du revers de la main. S'il n'a pas été prouvé que du bois cambodgien terminait sa course en France, c'est justement parce qu'« il existe de nombreuses manières de blanchir le bois durant son transport entre la forêt et le consommateur, ce qui rend les dispositifs de certification quasiment impossibles à mettre réellement en application », explique Interpol. Néanmoins, les importateurs peuvent prendre leurs précautions. L'association Le Commerce du bois (LCB) a par exemple demandé à ses 160 entreprises adhérentes de ne plus travailler avec la Birmanie, sous peine de sanctions car, selon Nicolas Pillet, le responsable légalité et développement durable de l'association, « on n'a pas moyen de savoir si le bois birman est légal ou illégal ». Si des contrôles chez les importateurs ont bien été réalisés par les autorités depuis 2016, d'après Greenpeace, seules quelques mises en demeure ont été prononcées à l'encontre d'entreprises françaises. L'ONG rapporte aussi que le RBUE demeure méconnu chez certains entrepreneurs.

Aux États-Unis, la justice est parvenue en 2016 à faire la preuve de l'importation de bois illégal par la société Lumber liquidators, et l'a condamnée à payer 13,2 millions de dollars d'amende. Autre lueur d'espoir, l'activiste cambodgien Leng Ouch a vu son travail d'enquête sur la déforestation illégale récompensé par la fondation Goldman pour l'environnement en 2016. Depuis, le gouvernement cambodgien a fait fermer 23 concessions, dont 2 qui disposaient de terrains dans le parc national de Virachey.

(1) « Une autorisation FLEGT est un document attestant que le bois et les produits bois dans la cargaison concernée ont été produits dans le respect des lois du pays d'exploitation de ce bois. Les autorisations FLEGT ne peuvent être délivrées que par les pays ayant ratifié un Accord de partenariat volontaire (APV) avec l'UE. »

Les ravages de la déforestation

1- Une catastrophe environnementale
Il ne reste aujourd'hui qu'un dixième de la surface mondiale des forêts primaires. 20 % des émissions mondiales de CO2 résultent de la déforestation et des modifications de l'occupation des sols. Elle multiplie aussi le risque d'inondations : sans les arbres, les sols se gorgent d'eau et provoquent des coulées de boue qui peuvent engloutir des villages entiers.

2- Un enjeu sanitaire
Les forêts tropicales abritent des espèces qui peuvent être porteuses d'agents pathogènes. « On crée de nouvelles zones de contact entre l'homme et ces espèces », assure Julien Capelle, chercheur en éco-épidémiologie au CIRAD. C'est ce qui est arrivé avec le virus mortel Nipah, au Bangladesh, en 2004 : « Il était véhiculé par les chauves-souris qui vivaient dans les forêts. Avec la déforestation, elles se sont reportées sur les plantations de manguiers cultivées par l'homme. C'est là que le virus s'est propagé », explique-t-il. En Afrique centrale et de l'Ouest, Ebola a suivi la même trajectoire, des zones boisées touchées par la déforestation aux zones urbaines. « Ce sont des phénomènes rares mais qui peuvent avoir des conséquences importantes », conclut Julien Capelle.

3- Les populations indigènes spoliées
La déforestation prive les populations locales de leur habitat. « Dans la province cambodgienne du Ratanakiri, plusieurs ethnies comme les Jaraï ou les Kavet ont été contraintes d'émigrer », estime Véronique Audibert. Dans le sud-est du Pérou, les Mashco-Piro ont été expulsés de leur habitat forestier par des exploitants illégaux, selon l'ONU. En Amazonie, il ne reste que cinq Indiens akuntsus survivants, les autres ayant été abattus par des hommes armés à la solde d'exploitants dans les années 1980.

4- Journalistes et activistes assassinés
Le Cambodge pointe à la 142e place sur 180 dans le classement sur la liberté de la presse de Reporters sans frontières. Depuis 2010, quatre journalistes ont été assassinés pour s'être intéressés de trop près à la déforestation. En 2012, c'est l'activiste Chut Wutty qui a perdu la vie pour les mêmes raisons. Face aux crimes environnementaux, Interpol a créé il y a 8 ans une unité dédiée, qui travaille notamment sur le trafic de bois illégal avec le programme LEAF.
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Commentaires (20)

  • jupicron

    Cet article me conforte dans mes idées que l'Homme est le principal problème de cette planète.
    nous scions, dans le vrai sens du terme, la branche sur laquelle nous sommes assis.

  • DANIEL 74

    Le marché existe s'il y a des clients ! >Et en France que deviennent nos forêts ? La vente des forêts et scieries appartenant aux pompes funèbres rendent la cession de l'exploitation des autoroutes du pipi de chat. Nous avons tout bradé, les terrains, les cultures, les entreprises ! Pire que les pays dit sous développés, nous vendant nos grumes aux Belges Italiens, Allemands qui non restituent des produits transformés à forte valeur ajoutée. Mais voila, nos eaux et forêts, organisme régalien de protection des Hommes et des Bois s'est transformé en EPIC dirigé par des énarques, donc condamnée. Coluche a dit, vous envoyez un énarque au Sahara, ( ans plus tard, il achète du sable ailleurs avec votre argent. Donc Acte. Je me suis battu, il y a 30 ans pour imposer un fonds forestier sur les bois que nous vendons et sur le bois du nord qui remplace nos résineux mal exploités et commercialisés. C'est l'état qui tue la France avec son administration qui se sert, nous asservi au lieu de servir. C'est pire que plumer une oie sans l'ébouillanter ! Qui respecte la nature excepté ceux qui sont partie prenante sans être assisté

  • agur

    Article édifiant. Mais en France - et ailleurs - le bois est écolo et très tendance. Alors ?