Notre journaliste Delphine Tanguy obtient le Grand Prix Varenne avec ce reportage du 8 novembre 2018 : "Pédophilie : 50 ans après, il retrouve le prêtre qui avait abusé de lui"

À quelques minutes de retrouver le prêtre qui l’avait attouché sexuellement, Jean-Marc sent la peur de flancher, "de ne pas y arriver".

À quelques minutes de retrouver le prêtre qui l’avait attouché sexuellement, Jean-Marc sent la peur de flancher, "de ne pas y arriver".

Photo D.TA.

Marseille

Cinquante ans après, Jean-Marc V. a retrouvé le prêtre qui l'avait abusé sexuellement. Une confrontation exceptionnelle

Souvent, le traumatisme s'est entremêlé à leurs vies tel une plante invasive, vénéneuse. Ses ramifications se sont multipliées, entravant, chez les victimes d'abus sexuels dans l'enfance, confiance en soi, rapports aux autres, à la sexualité, à la parentalité. À la foi. Certains l'ont livré à leurs proches ou à la justice, d'autres l'ont enfoui, verrouillé, pour permettre à leur vie de se poursuivre, la moins fracassée possible. La douleur était pourtant toujours là, tapie dans le placard de la mémoire.

La clef pour le rouvrir, ce placard sombre, a pour de nombreuses personnes, victimes de violences sexuelles commises par des prêtres, été la médiatisation des scandales de pédophilie à travers le monde. Aux États-Unis, au Royaume-Uni, en Allemagne, au Chili, ou en France, la révélation répétée de ces actes a ravivé les mémoires. Autorisé des récits longtemps retenus. À Lyon, une association d'aide aux victimes, La Parole libérée, leur a parfois fourni l'étayage permettant de déposer ces récits douloureux. Et de se battre contre le silence de l'Église, pour la vérité et la justice.

Jean Marc V. (1) est l'une de ses victimes. Marseillais, il a 64 ans. C'était un enfant quand le prêtre de son diocèse abusait de lui par ses attouchements répétés. Cette blessure, il lui aura fallu près de 30 ans pour parvenir à l'évoquer avec sa famille. Et encore 15 pour demander que justice soit rendue : "Quand les affaires sont sorties, tout a rejailli en moi. J'ai ressenti une force, un besoin d'enfin demander des comptes", dit-il. Avec le soutien de La Parole libérée, en 2016, il dépose plainte auprès du procureur de la République. Ce dernier lui répond que "les faits révélés ou dénoncés constituent bien une infraction" mais que "le délai fixé par la loi pour les juger est dépassé." Les crimes sexuels sur mineurs étaient alors prescrits 20 ans après la majorité de la victime ; il est, en 2018, passé à 30 ans. Il n'y aura donc ni enquête, ni tribunal, ni sanction dans l'affaire de Jean-Marc. Chez cet homme déterminé, au fil des mois, un projet va alors mûrir : celui de retrouver "son" prêtre. "Je voulais avant ma mort et la sienne, lui transférer, par mes mots, ce fardeau que je porte à cause de lui."

Ses recherches, sur Internet, venaient d'aboutir lorsque nous l'avons rencontré, fin septembre. Alors qu'à Lourdes se referme la Conférence des évêques, autour du fléau de la pédophilie, nous l'avons accompagné pour ce face-à-face intense, qu'il voulait voir raconté. Un moment craint, et espéré, une vie durant.

Pédophilie : face à face avant l’oubli

C’est une vallée alpine isolée, sauvage, splendide, où écureuils, renards et bouquetins peuvent surgir à tout moment sur les routes en lacets. On a laissé loin derrière nous la dernière petite ville : ne subsistent désormais qu’une rivière en crue, des forêts mordorées, des lambeaux de brume, quelques bergeries éparses. Jean-Marc ne reconnaît "presque rien. Ça fait si longtemps"… À la fin des années 60, accompagné d’autres enfants de sa paroisse de Marseille, il venait parfois ici avec le jeune prêtre de leur diocèse : "Il retapait sa maison, nous on l’aidait. Il fallait nous voir tirer les carreaux de plâtre dans les chemins…" Ce prêtre, appelons-le le Père Y., la vingtaine à l’époque, est venu vivre, la retraite venue, dans cette même bâtisse. Loin du monde. Et c’est dans ces montagnes perdues que Jean-Marc, lui-même désormais installé dans l’Hérault, a fini par retrouver sa trace.
Alors que la pluie rince la vallée, on hésite, on se perd dans les chemins caillouteux. Parka jaune, cheveux grisonnants, Jean-Marc a le cœur qui bat "fort". "J’ai la boule, j’ai failli annuler et puis ma femme m’a dit : vas-y, vas jusqu’au bout, tu y es presque." Ce chemin boueux, il le refait, 50 ans plus tard. C’est celui de son histoire. Celle d’un enfant meurtri, sexuellement abusé par le prêtre en qui sa famille avait "toute confiance".

Ce n'est pas tous les jours que l'on affronte les fantômes de son passé, droit dans les yeux. Il faut du courage. Pour Jean-Marc, ce jour, c'est ce mardi de novembre pluvieux, et il espère que sa force ne le lâchera pas.

"Je viens d'une famille très pieuse, raconte-t-il. Ma mère, surtout, rêvait que l'un de ses fils devienne prêtre." Deux de ses sept rejetons feront d'ailleurs le séminaire sans pour autant exaucer le voeu de la maman. Lui, sera enfant de choeur, pour "faire plaisir à maman". Car au sein de cette famille pieds-noirs de la petite bourgeoisie, déchirée par le départ d'Algérie, il chérit cette mère, qui accueille sans cesse le Père Y. à la maison. "Il avait son assiette chez nous." Et c'est vrai, l'homme est "admirable, gentil et drôle, ses sermons étaient beaux". Il s'occupe du patronage, il fait faire du sport, du théâtre aux enfants de la paroisse. On le respecte et on l'aime.

Jean-Marc avait "12-13 ans" quand "ça commence. Il m'appelait dans son bureau, il se mettait derrière moi. Il me touchait le sexe, il me parlait doucement : Jean-Marc, ça ce sont des choses importantes que l'on fait ensemble, il ne faut pas en parler." Les faits vont se reproduire, durant plusieurs années : dans le bureau marseillais, dans la voiture du prêtre, puis dans cette petite maison alpine. "Moi j'étais tétanisé, complètement stressé.Petit, j'ai beaucoup souffert, je vivais avec une sorte d'oppression, et ça m'arrive encore de suffoquer, d'ailleurs."

Entre la mère, si pieuse, et le père "sévère et coléreux", Jean-Marc est incapable de dire ce qu'il subit. "Dans les années 70, on ne parlait pas de ces choses-là." Le temps passe : Jean-Marc grandit, quitte Marseille. Il s'échappe. Se marie, devient banquier, et puis père : à sa femme, sa fille beaucoup plus tard, il racontera le traumatisme des caresses du Père Y.

Mais il lui faudra encore attendre la mort de sa mère pour oser ouvrir son coeur au reste de sa famille. "Je ne l'aurais peut-être jamais fait. Mais ils voulaient que le Père Y., encore en poste à Marseille, célèbre les funérailles de maman. Je leur ai dit : ça, non, pas question, pas lui, et je vais vous dire pourquoi." Après plusieurs décennies de silence, soudain, "ça" sort. "Ils étaient interloqués." Les années filent. Jean-Marc refoule, comme il peut, cette vieille douleur de son enfance. Il aime la vie, les copains d'hier, la musique et la fête. Parfois, la douleur se réveille. Parfois elle s'estompe. Il vieillit.

Mais quand éclate l'affaire des abus sexuels commis, à Lyon, par le Père Prénat, tous ces souvenirs enfouis, "cette honte", remontent d'un coup. Sexagénaire, Jean-Marc apprend, "scandalisé", la prescription de son affaire. Alors il imagine un projet : "L'Église nous a trahis, nous, les enfants. J'en ressens une vraie haine. Mais cette haine, je ne veux pas mourir avec : je veux la transférer à celui qui m'a fait mal. Lui donner ma douleur et que cela soit, maintenant, son poids, son fardeau à lui." Car le Père Y. n'est pas mort. Il s'est seulement retiré loin du monde : au bout de quelques mois, Jean-Marc retrouve sa trace, son adresse. Un jour il dit : "On y va." Sans s'annoncer. Nous l'accompagnerons comme une amie, une anonyme.

C'est maintenant. On est au bout du chemin. Au bout du projet. La pluie a cessé quand dans un coude, la maison apparaît, grise et là, "tout revient. C'est là, c'est bien là", souffle Jean-Marc qui reconnait les lieux. Tout est silencieux et détrempé. La nuit ne va plus tarder. On sonne. Une tête ronde et blanche apparaît à la fenêtre du premier étage : c'est bien le Père Y. "On est venus te voir, tu me reconnais ?" lui lance Jean-Marc. Deux minutes plus tard, la porte s'ouvre : "Jean-Marc, mais c'est toi ! Je t'ai tout de suite reconnu." Ils ne se sont pas vus depuis 50 ans.

"Est-ce que tu te souviens de ce qu'il y a eu entre nous deux ?"

Le Père Y. est un vieux monsieur rond, bonhomme et accueillant, un vieux monsieur en chaussons. Sur le pas de la porte, Jean-Marc, lui, est figé, tendu. "Tu me reconnais alors ?""Mais bien sûr, Jean-Marc, entre." Le Père Y, sans plus de manière, nous installe autour de la table de la cuisine. "Qu'est-ce qui me vaut le plaisir ?""Le plaisir, ce n'est pas trop ça. On va pas faire de détours, je vais te le demander tout de suite : est-ce que tu te souviens de ce qu'il y a eu entre nous deux ?"

Les mains sur la toile cirée fleurie, tourné vers son ancien enfant de choeur, le Père Y. ne répond pas ; il est comme figé à son tour, ne demande pas "quoi ?". Il est juste là et il ne dit rien. Il attend. Dans la petite cuisine, on entendrait voler une mouche. "Je suis venu parce que je veux te parler des attouchements que tu as eus sur moi. Parce que ça a occasionné, pour moi, des blessures qui ont fait survenir desévènements dans ma vie qui n'auraient pas dû arriver. Je dois me décharger. Parce que je porte ça depuis 50 ans."

De sa poche, il sort alors la lettre qu'il a préparée exprès pour le Père Y. et puis la plainte, déposée deux ans plus tôt, auprès du procureur de la République. Il les lit. "Je ne sais pas ce que tu comptes faire, mais je vais tout te laisser." Il lit et l'autre écoute, le regard dans le vide. "Les faits étant prescrits, je voudrais que ce prêtre soit mis devant ses responsabilités pour que cela ne puisse plus se reproduire sur d'autres enfants."

Un silence et puis Jean-Marc reprend. "Tu sais, d'être là, c'est une victoire sur moi. J'ai fait 250 km pour te dire tout ça. J'ai mis tellement de temps, c'est si lourd. Hier encore, je voulais annuler. Mais tu dois savoir. Est-ce que tu te souviens ?" Le face-à-face, alors, bascule. Le Père Y. a la tête baissée, sa voix est faible. Et les mots sortent. "Ça commence à me revenir, mais il y a tellement longtemps... J'avais oublié tout ça. Je n'en suis pas fier bien sûr. Mais ça me revient, c'est vrai... Comment j'ai pu faire des choses pareilles ?"

"Ça a été une éternité, une horreur"

Il y a une autre chose qui hante Jean-Marc depuis des années, depuis le décès de deux de ses frères auprès de qui il n'avait pu se confier: "Y, est ce que tu leur as fait la même chose ? Ou à d'autres enfants ?" Le Père Y. le regarde : "Ah non. C'était.. c'était un moment d'égarement." Jean-Marc s'en étrangle : "Un moment ? Mais pour moi, ça a duré, ça a été une éternité, une horreur. Mes parents me confiaient à toi, je disais je veux pas y aller. Ça a été horrible. Toi, qu'est-ce que tu ressens, dis-le moi ?" Le Père Y. semble écrasé sur son banc. "Ce que tu me dis, ça me fait un choc. Et beaucoup de honte. Et puis de peine pour toi." Quand on lui demande s'il se rendait compte, alors, de la gravité de ses actes, le Père Y ne se dérobe pas. "Oui, bien sûr. Mais je me disais que c'était de l'amitié, de l'affection. Je le ressentais, tu sais, ce manque affectif : j'avais perdu mes parents..."

Au bout de la table, alors que le carillon de l'horloge retentit, Jean-Marc s'offusque : "Oh non ! C'est pas ça, de l'amitié, Y !" Le Père Y. se reprend : "Elle était mal placée, oui, bien sûr..." Mais s'estime-t-il lui-même pédophile ? Le Père Y ouvre les mains en signe d'impuissance et nous dévisage : "Je ne crois pas, non... Je crois pas. Il n'y a pas eu d'autres cas..." On le sent perdu.

"Mais est-ce que tu en as gardé la conscience, ensuite, de cette chose-là ? Ou ça s'est effacé de ta mémoire, pour ne surtout pas y penser ? Je sais bien que ces choses-là, on en parlait pas, je ne dis pas que les prêtres aussi, ne souffraient pas, mais ce qui se passe c'est que cette souffrance, elle s'est transmise à des enfants", insiste Jean-Marc.

Le Père Y. écoute, il hoche la tête. En avait-il parlé, à l'époque, à quelqu'un ? "Non..." dit-il doucement. "À part en confession, à Marseille, oui, bien sûr.""Ce prêtre qui te confessait, et je veux pas savoir son nom, et de toute façon tu ne me le diras pas, mais il ne t'avait pas conseillé quelque chose, d'avoir une démarche, je ne sais pas ? La confession ne libère pas de tout tu sais."

Gravement, le Père Y. opine du chef : "Ben oui..."

Le silence retombe comme un rideau. "Je te demande de me pardonner..." murmure enfin le prêtre. Après avoir décliné un café soudain incongru, Jean-Marc est debout, prêt à partir : "Il n'y a que Dieu qui pourrait pardonner, et moi, à cause de ce que tu m'as fait, je n'y crois plus.""Essaie, essaie, Il peut t'aider", murmure le Père Y.

Dans la cuisine sombre, c'est un vieux monsieur accablé par son passé, tassé par le poids de sa conscience et de sa propre souffrance, remontée brutalement, que l'on quitte alors. En dégringolant le chemin, Jean-Marc le souffle : "C'est fou, il m'a presque fait pitié : c'est un petit vieux... Mais je suis heureux, c'est fait, il le fallait." La nuit tombe sur la vallée. Le lendemain, un mail de Jean-Marc. "J'ai retrouvé ce petit enfant intérieur mis de côté pendant tant d'années, apeuré et qui ne demandait qu'à guérir. Le poids va s'alléger, je le sais maintenant. La soirée et le réveil ont été bizarres comme si quelque chose n'était plus dans le décor." Le cauchemar est rentré dans son placard.

(1) Les prénoms ont été changés.

Une de La Provence : 50 ans après, il retrouve le prêtre qui avait abusé de lui by laprovencejj on Scribd

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