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«Kafka était en état de révolte permanente»

La parution des «Œuvres complètes» de l’écrivain praguois dans la Pléiade fait événement. Cette nouvelle édition est dirigée par Jean-Pierre Lefebvre, lauréat du Prix lémanique de traduction de l’Université de Lausanne

«Kafka écrit une langue d’une extrême simplicité qui évite tout ce qui pourrait faire difficulté», relève son traducteur Jean-Pierre Lefebvre. — © Fine Art Images/Heritage Images/Getty Images
«Kafka écrit une langue d’une extrême simplicité qui évite tout ce qui pourrait faire difficulté», relève son traducteur Jean-Pierre Lefebvre. — © Fine Art Images/Heritage Images/Getty Images

Le 17 novembre, le douzième Prix lémanique de traduction sera décerné à Lausanne. Il est attribué tous les trois ans par le Centre de traduction de l’Université de Lausanne à deux personnes, une traduisant du français, l’autre de l’allemand. En 2018, il sera remis à l’Allemande Elisabeth Edl, qui a traduit Flaubert, Stendhal, Jaccottet, Modiano, et au Français Jean-Pierre Lefebvre, connu pour ses traductions de Paul Celan, Hölderlin, Marx, Freud et Hegel.

Il se trouve que les deux premiers volumes des Œuvres complètes de Kafka qu’il a dirigées viennent de paraître dans la Bibliothèque de la Pléiade. En un marathon de trois ans et demi, avec la collaboration d’Isabelle Kalinowski, Bernard Lortholary et Stéphane Pesnel pour une partie des textes et des nouvelles, Jean-Pierre Lefebvre a assuré la traduction et l’appareil critique des trois quarts de cette somme, dont les trois grands romans Le disparu (Amerika), Le procès et Le château.

Les traductions sont toujours à refaire, on le sait, mais dans le cas de Kafka, la situation est particulièrement complexe. A sa mort, en 1924 – à l’âge de 41 ans –, il n’a presque rien publié. Il laisse une quantité de manuscrits, dont s’occupe son ami Max Brod. Au lieu de détruire ces textes, comme l’auteur le lui avait demandé, Brod fait tout pour qu’ils soient publiés, au prix de quelques corrections et suppressions.

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Le succès mondial est très rapide. Les premières traductions en français, celles d’Alexandre Vialatte, paraissent dès 1928. Ce sont elles qui sont reprises dans la première Pléiade, en 1976, avec leurs inexactitudes, car les héritiers de Vialatte s’opposent à ce qu’on corrige le travail de l’écrivain. Depuis 1994, quand l’œuvre de Kafka tombe dans le domaine public, les traductions ponctuelles se multiplient, mais il n’existe pas d’ensemble conforme aux originaux. Celui qui paraît aujourd’hui s’appuie sur l’édition critique de référence et sur les manuscrits.

Qu’y a-t-il de nouveau dans cette traduction, par rapport à l’édition de 1976?

J’ai essayé d’identifier les constantes qui font la langue de Kafka, la ligne générale qui donne à cette langue une telle clarté. Il y a une oralité qui vient peut-être de son goût pour le théâtre. Aussi, j’ai choisi d’employer plutôt le «ça» au lieu de «cela», de garder les petits marqueurs – da, denn, ja, nun, doch, etc. – qui sont comme les épices de la langue et qu’on tend à supprimer en français. Ce sont eux, je crois, qui transmettent la subjectivité du narrateur, son humour, la nature profonde de la relation qu’il entretient avec le lecteur. J’ai aussi gardé les répétitions qu’on évite souvent en traduction et qui font partie de la langue de Kafka comme aussi de celle de Freud.

Kafka écrivait en allemand à Prague: sa langue est-elle marquée par le tchèque ou le yiddish qu’il entendait au théâtre?

Il savait que sa langue était contaminée et il était très attentif à éviter les austriacismes, les régionalismes. Il faisait peu d’erreurs. Le peu qui a été publié de son vivant est hypercontrôlé, sans aucune faute. Je dirais qu’il souffrait de ce que j’appelle le syndrome de Beckett: comme ce dernier, il écrit une langue d’une extrême simplicité qui évite tout ce qui pourrait faire difficulté. Ce qui est troublant, c’est que cette langue neutre s’applique à des registres inhabituels – fantastique, poétique, subjectif. Dans ses cahiers, on voit qu’il fait un effort de correction constant et pourtant le résultat donne une impression d’un parcours aéré, libre, rapide.

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Qu’est-ce qui a été le plus difficile à traduire?

Le plus ennuyeux d’abord: dans Le procès, le long monologue de l’avocat qui essaie de convaincre K. Pas tellement pour le langage juridique, là j’avais le lexique du professeur suisse Michel Doucet. Mais quel tunnel sans fin! La vraie difficulté est venue des petits textes, isolés, sans contexte. Par exemple, «Le chevalier du saut», une miniature si délicate. Il fallait en rendre la sobriété. Ou Le désir de devenir un Indien, qui m’a paru compliqué à restituer.

Et le plus agréable?

Le terrier, absolument. Ce récit que Kafka aurait écrit d’un trait, dans une nuit de grande excitation à Berlin, quelques mois avant sa mort, est d’une absolue perfection d’écriture. C’est le monologue obsessionnel d’un animal – un blaireau? – obsédé par sa sécurité. Une illustration extraordinaire du discours paranoïaque. Un comédien devrait s’en emparer et le dire sur scène.

Pour désigner l’insecte de «La métamorphose», vous avez opté pour «bestiole» qui sonne assez anodin par rapport au «vermine» de l'édition précédente, ce qui rend le héros plus vulnérable et dérisoire. Pourquoi?

Oui, bestiole, mais «bestiole immonde», qui n'a pas le droit d'être au monde. «Ungeziefer» est vague, ce n’est pas de la vermine. Kafka était très précis quant à la zoologie. Ce que Gregor Samsa devient ressemble plus à un cloporte, qui vit dans les caves et se nourrit d’excréments.

Votre vision de Kafka a-t-elle été modifiée par ce travail?

Evidemment. A 20 ans, je n’ai pas subi la fascination de beaucoup de mes camarades. J’ai lu La modification au lycée, mais j’avais d’autres intérêts, la philosophie surtout. Pour préparer les étudiants à l’agrégation, j’ai dû me plonger dans Amerika, dans le journal, la correspondance. J’ai compris sa dimension psychique, la réflexion vigilante qu’il a portée sur ses névroses et sa capacité à les traduire en fables. Avoir travaillé dix ans sur Freud m’a aidé, il y a eu un effet de retour. J’ai de la sympathie pour le jeune homme que Kafka a été, mais avec une distance que je n’aurais pas eue quand j’avais son âge. Je sens des affinités avec lui et de la gratitude. Quand je lis un petit texte comme Le pont, je dis: chapeau!

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Comment expliquez-vous que Kafka soit une référence mondiale avec l’adjectif «kafkaïen», même pour ceux qui ne l’ont pas lu?

Je ne peux m’empêcher de penser que c’est l’effet d’une projection des expériences humaines du XXe siècle. On a vu en lui un visionnaire qui avait prévu les fascismes, les camps, la guerre, la bombe. Mais ce n’est pas ça. Il était lucide et avait perçu les tendances, lui qui a vécu la fin de l’Empire austro-hongrois, l’antisémitisme croissant, l’exil des Juifs de l’Est vers l’Europe. Il a su les exprimer dans des fables très fortes qui résonnent avec aujourd’hui.

Kafkaïen signifie beaucoup plus qu’un mauvais fonctionnement bureaucratique. Kafka était en état de révolte permanente – contre toutes les autorités: paternelle, sociale, politique, culturelle. Son œuvre exprime la lutte d’un individu pour être reconnu et il en montre les processus psychiques. Le procès est un long conte pédagogique sur la manière dont il ne faut pas vivre. Kafka était suicidaire, certes, mais c’était aussi un combattant, exigeant jusqu’au bout.

Vous manifestez de la sympathie pour Max Brod, qu’on a beaucoup critiqué.

J’ai de la sympathie pour lui, ce qui va contre la mode. Ces deux forment un couple bizarre. Lui, l’auteur reconnu, s’est toujours battu pour que son ami écrive et publie; après sa mort, il a sauvé les manuscrits, les a fait paraître. Il a compris les ressources de cette œuvre, c’était un musicien. C’est vrai qu’il est intervenu, a corrigé et censuré un peu en fonction de la bonne image qu’il voulait donner de Kafka, par pudibonderie et par conviction religieuse, surtout dans le journal. Je ne pense pas que ce soit très grave; à l’époque, les travaux universitaires n’étaient pas si développés, on était moins regardant. Je ne crois pas qu’il ait mal agi.

Que signifie pour vous le Prix lémanique de traduction?

J’en suis très heureux, bien sûr. J’ai des liens affectifs et familiaux avec Lausanne depuis l’enfance. Je connais le sérieux du travail du Centre de traduction littéraire et du département d’allemand où je vais souvent. Et, en regardant la liste des lauréats, je me trouve en très belle compagnie.

Franz KafkaŒuvres complètes I et IINouvelles et récitsRomansPlusieurs traducteursEdité sous la direction de Jean-Pierre LefebvreGallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 1408 p. et 1088 p.

«Quand Grégoire Samsa se réveilla un beau matin au sortir de rêves agités, il se retrouva transformé dans son lit en une énorme bestiole immonde. Il était couché sur le dos, qu’il sentait dur comme une carapace, et chaque fois qu’il levait un peu la tête il apercevait son ventre bombé, brun, segmenté par des indurations arquées, au sommet duquel l’édredon, prêt à glisser complètement, arrivait à peine à se maintenir. Ses multiples pattes, lamentablement fluettes par rapport au volume qu’il occupait par ailleurs, grouillaient désespérément sous ses yeux»

La métamorphose, trad. de Jean-Pierre Lefebvre, Œuvres complètes. Nouvelles et récits, p.61 (2018).

«Un matin, au sortir d’un rêve agité, Grégoire Samsa s’éveilla transformé dans son lit en une véritable vermine. Il était couché sur le dos, un dos dur comme une cuirasse, et, en levant un peu la tête, il s’aperçut qu’il avait un ventre brun en forme de voûte divisé par des nervures arquées. La couverture, à peine retenue par le sommet de cet édifice, était près de tomber complètement, et les pattes de Grégoire, pitoyablement minces pour son gros corps, papillotaient devant ses yeux»

Id., traduction d’Alexandre Vialatte, Œuvres complètes, vol. 2, p. 192 (1980).

Remise du Prix lémanique de traduction le samedi 17 novembre à 18h, au centre Bibliomedia, rue César-Roux 34 à Lausanne.