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Reportage

Venezuela : «J’ai voulu boire un soda, ça coûtait un sixième de mon salaire»

Le 20 août, une nouvelle monnaie et une série de réformes économiques étaient instaurées pour endiguer l’hyperinflation qui frappe le pays. Près de trois mois après, la dévaluation et l’augmentation du salaire minimum ont aggravé la situation.
par Benjamin Delille, correspondant à Caracas
publié le 11 novembre 2018 à 19h26

«Le bolivar souverain ? Horrible ! Rien n’a changé…» Carla, la soixantaine, attend depuis plus d’une heure devant un supermarché à Caracas, la capitale du Venezuela. De la viande à un prix abordable serait arrivée, vendue par des petits producteurs. La nouvelle a vite fait le tour du quartier et une longue file d’attente s’est formée sur le trottoir d’en face. On laisse un peu de place aux personnes âgées à l’ombre des quelques arbres qui bordent la rue. Et on peste contre cette attente qui n’en finit pas.

Près de trois mois après son introduction, le bolivar souverain ne semble pas avoir tenu ses promesses, l'inflation est toujours aussi galopante, certains produits introuvables. «Le salaire minimum, c'est 1 800 bolivars souverains, vocifère Carla, excédée. Un morceau de fromage coûte 500 à 600 bolivars. Comment fait-on alors pour payer le reste ?» Des files d'attente à n'en plus finir devant des épiceries ou des supermarchés, on en trouve un peu partout à Caracas. Ici, pour de la farine à prix réduit. Là, pour acheter des œufs ou du papier hygiénique lorsqu'ils se font rares. «Avec ses réformes, le gouvernement veut redorer son image à l'international, s'énerve Luis, à quelques mètres du supermarché. Mais ici rien ne change, les Vénézuéliens continuent de mourir de faim dans tout le pays !»

Les réformes en question datent du 20 août, avec l'entrée en vigueur d'une nouvelle devise, le bolivar souverain. Soit l'ancien «bolivar fort» avec cinq zéros de moins, dévalué à 96 % par rapport au dollar américain. Dans cette réforme, dite de «récupération économique», le président Nicolás Maduro a également annoncé une multiplication par 36 du salaire minimum. De 5 millions d'anciens bolivars, il est passé à 180 millions, soit 1 800 «souverains». Cela représente 24 euros au taux de change officiel «flottant» et environ 7 euros au taux de change parallèle, considéré comme la valeur de référence du marché par la plupart des experts économiques. Que ce soit la dévaluation ou l'augmentation du salaire minimum, les deux mesures ont eu un impact douloureux sur la vie quotidienne des Vénézuéliens.

Carnet de la patrie

Les augmentations du salaire minimum au Venezuela sont devenues récurrentes depuis le début de la crise économique. Mais la hausse n'avait jamais été aussi brutale. Si brutale que le salaire minimum concerne aujourd'hui bien plus de professions qu'il y a un an. «On voit notre salaire se rapprocher du minimum à chaque augmentation», soupire Ygnovit Rodriguez, vice-présidente de la fédération des infirmières du Venezuela. Depuis le début de l'année, le secteur de la santé est l'un des premiers à être sorti dans la rue pour demander une augmentation plus juste des salaires. «Nous aimerions que notre niveau d'études et notre charge de travail soient valorisés, que certains ajustements soient faits, poursuit-elle. Avec l'hyperinflation, l'exécutif a beau augmenter les salaires, ils ne valent plus rien dès le lendemain parce que les prix ont déjà doublé.»

Si les infirmières gagnent pour l'instant un peu plus que le minimum, ce n'est plus le cas des professeurs d'université. Edgar Maldonado enseigne l'histoire à l'Université centrale du Venezuela. En septembre, il a rejoint cette majorité silencieuse qui ne touche que 1 800 bolivars par mois. «C'est impossible de vivre avec si peu, peste-t-il. Ce midi, en allant chercher à manger, j'ai voulu boire un soda. Mais la bouteille coûtait 300 bolivars : un sixième de mon salaire !» Pour lui, le seul moyen de s'en sortir, c'est de multiplier les petits boulots, donner des cours dans d'autres universités, quitte à travailler tous les jours. Pour la nourriture, il utilise des techniques d'un autre temps : «Un professeur comme moi doit faire du troc pour s'en sortir. J'échange un peu de sucre contre un bout de pain, ou du pain contre du poulet, et ainsi de suite.»

S'il se retrouve dans cette situation, c'est qu'il refuse les aides sociales, comme la «caja Clap», un carton de nourriture distribué à un prix subventionné par le gouvernement à tous les détenteurs du «carnet de la patrie», un document d'identité introduit en 2017 qui permet de bénéficier des allocations. «Pour moi, tout cela est une stratégie politique pour contrôler la population, explique l'enseignant. Désormais, toutes les personnes liées d'une manière ou d'une autre à l'Etat vont être payées au salaire minimum. Si tu veux survivre, tu es obligé de dépendre entièrement du gouvernement.»

Pour l'autre partie de la population, celle qui travaille dans le secteur privé, la dernière augmentation du salaire minimum a souvent été synonyme de faillites et de licenciements. «Beaucoup d'entreprises ont dû fermer, explique Henkel Garcia, directeur de la société de conseil financier Econometrica. Un grand nombre d'entreprises avaient de graves problèmes de trésorerie, elles payaient déjà leurs employés avec l'ancien salaire minimum.» Impossible alors de payer des salaires trente-six fois plus élevés : ces entreprises ont dû mettre la clé sous la porte, malgré le soutien annoncé par Nicolás Maduro aux PME. Pour les autres compagnies, celles qui n'ont pas fait faillite, la situation n'est guère plus enviable. «Celles qui ont tenu le coup sont souvent dans des situations financières très compliquées», poursuit Henkel Garcia.

Selon lui, cette difficulté qu'a le secteur privé pour faire face aux réformes en dit long sur leur efficacité. «Je pense que le gouvernement n'avait pas anticipé le choc de ces mesures, détaille-t-il. Le problème, c'est qu'avec toutes ces entreprises qui ferment, les autres qui peinent à joindre les deux bouts, tout cela fait baisser la production nationale, le nombre de produits disponibles dans tous les domaines.» En clair, cela rend le pays encore plus dépendant des importations, et sujet à plus de pénuries et plus de marché noir. «Et, surtout, cela aggrave l'inflation», conclut Henkel Garcia.

Accumuler les dollars

Au marché de Chacao, quartier plutôt aisé de la capitale, un grand tableau blanc surplombe l'étal de Marcos. «Avec les prix qui changent tout le temps, il faut un sacré budget feutres !» plaisante ce marchand de fruits. Malgré son sens de l'humour, Marcos ne cache pas son inquiétude. Depuis l'arrivée du bolivar souverain, les clients ont déserté le marché : «Si ça continue, je vais fermer boutique avant décembre, soupire-t-il, dépité. Beaucoup de collègues sont partis dès septembre.»

Il est presque midi : à cette heure-là, il était autrefois difficile de se frayer un chemin dans les allées colorées et odorantes de ce marché couvert. Aujourd'hui, tout est vide. Il y a autant de clients que de vendeurs. «Les prix sont inabordables, concède Lola, une commerçante. Mes fraises, je les vends 500 bolivars. Début août, c'était dix fois moins cher.» Elle nous confie être prise à la gorge par les prix exorbitants des intermédiaires, qui achètent directement aux producteurs : «On est obligé de changer les prix chaque semaine, et l'augmentation est toujours plus importante. Avant l'été, les prix de nos fruits tenaient un, voire deux mois.»

A l'étage des légumes, Cristina s'attriste d'avoir perdu la plupart de ses habitués. «Ils sont partis à l'arrivée du bolivar souverain, explique-t-elle. Je les comprends : du jour au lendemain, la dévaluation a fait doubler les prix.» Ces habitués n'ont pas seulement quitté le marché : pour nombre d'entre eux, les réformes économiques d'août ont été un déclic. «Beaucoup sont venus nous dire adieu. C'était la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Ils ont presque tous quitté le pays», avoue-t-elle, le regard humide.

Il semble donc qu'au lieu de l'endiguer, le bolivar souverain a empiré l'inflation. Pour Gorka Lalaguna, économiste chez Ecoanalítica, c'est en partie parce que la confiance des Vénézuéliens envers le bolivar s'est effondrée en 2018 : «Le gouvernement continue d'utiliser la planche à billets car il dépense plus qu'il ne gagne. L'augmentation du salaire minimum, les différentes aides sociales, tout cela coûte cher, explique l'économiste. Si dans le même temps les Vénézuéliens continuent d'échanger leurs bolivars contre des dollars, l'hyperinflation va continuer de plus belle. C'est un cercle vicieux.»

Accumuler les dollars, c'est ce que fait Jorge, serveur dans un restaurant. Il travaille six jours sur sept pour atteindre le double du salaire minimum. Grâce aux aides sociales et à la caja Clap, il parvient à économiser environ un tiers de son salaire chaque mois, non sans sacrifices. «Tout ce qu'il me reste, je l'échange pour avoir des dollars, avoue-t-il. C'est le seul moyen d'économiser ici, sinon ton argent disparaît, purement et simplement.» Sauf que cet argent, Jorge ne compte pas le réinvestir au Venezuela. Comme près de 2,3 millions de ses compatriotes depuis 2015, il espère utiliser ces précieux dollars pour s'en aller chercher une vie meilleure, ailleurs.

Trois millions d’immigrants

Selon le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR) et l’Organisation internationale pour les migrations, le nombre de réfugiés et d’immigrants du Venezuela atteint 3 millions à travers le monde, dont 2,4 millions en Amérique latine et aux Caraïbes. Environ 2,3 millions de Vénézuéliens auraient quitté le pays depuis 2015. La Colombie en héberge le plus grand nombre, plus de 1 million, suivie par le Pérou, un demi-million, et l’Equateur, plus de 220 000. Le HCR estime qu’entre 5 000 et 6 000 migrants continuent quotidiennement de quitter le Venezuela, dont la population est estimée à 32 millions d’habitants par la Banque mondiale.

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