Rencontre avec Sandra Muller, la créatrice de #BalanceTonPorc

Avec le hashtag « Balance ton porc », Sandra Muller a permis de libérer la parole des victimes de harcèlement sexuel. Un an plus tard, la journaliste paye encore les conséquences de son activisme.
Rencontre avec Sandra Muller la cratrice de BalanceTonPorc
Eva Sakellarides/ Flammarion

#BalanceTonPorc. Quatorze lettres, trois mots, un hashtag. Il n'en fallait pas plus à Sandra Muller pour devenir une des figures de proue du mouvement #MeToo. Le 13 octobre 2017, en pleine affaire Harvey Weinstein, cette Française expatriée à New York pousse un coup de gueule sur Twitter : « Balance ton porc !! Toi aussi raconte en donnant le nom et les détails un harcèlement sexuel que tu as connu au boulot ». Face à la timidité des réponses, la journaliste de 47 ans (directrice de La Lettre audiovisuelle) donne l'exemple en livrant un témoignage personnel : « “Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit ”. Éric Brion, ex-patron de Equidia ». S'ensuivront des torrents de tweets, mais aussi une plainte pour diffamation déposée par l'homme visé par les accusations.

Dans un ouvrage paru aux éditions Flammarion, Sandra Muller revient sur cette année où elle est devenue, instigatrice d'un mouvement majeur, pour certains, d'une véritable chasse aux sorcières, pour d'autres. Tout en bagout, elle aime y revendiquer cette étiquette « grande gueule ». Elle n'est pas de ces femmes qui s'excusent d'être là, ni de celles qui se conforment à l'injonction si patriarcale à la douceur. Quand le service se fait inexistant à la terrasse du café où se déroule l'interview, elle entre dans l'établissement en lançant : « Hé ho, vous nous auriez pas oubliés ? ». Et lâche un « We are in interview now » à une équipe de tournage qui installe bruyamment ses caméras à quelques mètres de nous. Un franc-parler qu'elle attribue tantôt à l'hérédité, tantôt à une stratégie de survie en milieu hostile : « J’ai dû me défendre quand j’étais à Clichy-sous-bois. J’y ai vécu jusqu’à mes 11 ans et demi. J’étais agressée en permanence là-bas (…) J'ai aussi hérité d'une partie de la paranoïa de mon père, la partie nécessaire pour me protéger. »

Choc des cultures

Si Sandra Muller joue la carte de la familiarité, ponctue ses coups de gueule d'un rire jovial, elle n'hésite donc pas à montrer les crocs si nécessaire. Comme lors de son passage dans Quotidien, le 1er novembre, quand on remet en cause le bien-fondé de ses accusations : véritable harcèlement ou simple drague lourdingue ? « Je me suis sentie sur la défensive, et franchement agressée. Ils n'ont pas vraiment parlé du livre, mais de (Éric) Brion, qu’ils ont présenté comme une victime », déplore-t-elle. « Quand il parle de sa femme qui l’a quitté, elle ne m’a pas attendue pour le quitter. Quand il dit qu’il s’est excusé, pourquoi cela ne figure pas dans son dossier ? J’ai aucun mail, aucune trace. Il affirme que cela s'est déroulé durant une soirée privée, pourtant c'était à Cannes pendant un cocktail média », précise-t-elle. Un accueil médiatique qui illustrerait une différence fondamentale entre Français et Américains : « Aux États-Unis, à partir du moment où une femme parle, on est tous derrière elle. Ici, on te traite de menteuse ou de mythomane. »

Dans l'Hexagone, #BalanceTonPorc a en effet suscité quelques froncements de sourcils, d'aucuns y voyant une violation de la présomption d'innocence ou de « la liberté d'importuner ». Outre-Atlantique, où elle est expatriée depuis 2013, Sandra Muller a au contraire été élue personnalité de l'année 2017 par Time magazine, aux côtés d'autres militantes. Elle n’a d'ailleurs que des louanges pour le pays qui l’a érigée en « silence breaker », qu'il s'agisse de démonter le mythe du puritanisme américain – tout en reconnaissant avoir une vision très new-yorkaise de la société –, ou de louer l’ampleur qu'y a pris #MeToo. A contrario, elle exprime une vision désenchantée de sa contrée natale, où son militantisme est résumé à de simples déboires judiciaires. « Ce n'était pas mon intention de dénigrer la France. Je pense qu’on est capable comme personne de se soulever pour les grandes causes. On a fait barrage à Le Pen, alors qu’aux États-Unis, ils ne l'ont pas fait à Trump (...) Mais quand ils râlent et qu'ils ont dix ans de retard, c'est moins bien », explique-t-elle.

L'anti-féministe

Si louer sa terre d'accueil dans son pays d'origine (et inversement) est un travers compréhensif chez les expatriés, Sandra Muller n'en est pas à un paradoxe près. Elle qui, après avoir initié un mouvement de libération de la parole et s'être revendiquée d’une lignée matriarcale, cache difficilement son mépris à l'évocation du mot « féministe ». Là encore, elle reconnaît la contradiction, mais campe sur ses positions : « Les white feminists, elle se retrouvent dans des cafés à Odéon pour faire avancer la société. Moi, je ne vais pas discourir pendant trois heures. Je ne suis pas une femme de parole, mais d’action (...) J'ai encore l'image des féministes des années 70 avec des airs de camionneuses. Je sais que ça choque, mais j'assume », souligne-t-elle, plaidant pour l’utilisation de termes moins excluant comme « paritisme », « égalitarisme » ou « humanisme ».

À cheval entre deux pays et de multiples cultures, la journaliste se veut défenseure de toutes les causes, citant dans un brouhaha de thèmes la condition des noirs ou la lutte contre la pédophilie. En attendant, elle subit encore les contrecoups de son sursaut d’activisme : « Moi, ma vie aujourd’hui, c’est 20% de moins sur mon chiffre d’affaires. Je suis obligée de faire des Airbnb pour m’en sortir ». Des déboires semblables à tous les « martyrs » qui ont payé le prix fort d’avoir parlé : « Niveau carrière, on a toutes eu des chamboulements dans nos vies (…) Les gens pensent qu’on est allées se faire de l’argent, alors qu’on a toutes perdu quelque chose au niveau professionnel, sans oublier le temps passé ». Les derniers soubresauts de l'actualité la confortent tout de même dans sa mission : « Est-ce que Marie Laguerre aurait posté sa vidéo s'il n'y avait pas eu #MeToo et #BalanceTonPorc ? Est-ce qu'Adelaïde aurait coursé son agresseur ou Marine Lorphelin parlé des édiles qui lui mettaient la main aux fesses quand elle était miss France ? ». À défaut d'avoir concrétisé son activité philanthropique, malgré le lancement de l'association WeWorkSafe, elle peut se targuer d'avoir provoqué « un battement d'aile qui a agité la planète »... Et bousculé le statuquo.

#Balance ton porc de Sandra Muller (éditions Flammarion).