Des collines de betteraves, de vastes champs dénudés, quelques bosquets et clochers au loin... En cette fin d'automne, la campagne beauceronne hésite entre un camaïeu de gris souris et de marron terreux. A Ouarville, entre Chartres et Rambouillet, les rues sont aussi tranquilles que proprettes. Comme le cliché d'une France éternelle, imperméable au moindre changement. Ce village d'à peine 600 habitants est pourtant devenu un laboratoire "d'innovation sociale", surveillé de très près par le gouvernement. Depuis 2012, ses 600 habitants (comme ceux des 64 autres villages adhérents au syndicat intercommunal de collecte et de traitement des ordures ménagères - "Sictom" - de la région d'Auneau) payent leur taxe d'enlèvement des ordures ménagères - une ligne inscrite dans leur taxe foncière - en fonction du nombre de fois qu'ils sortent leur poubelle dans l'année. Une mise en musique du principe du pollueur-payeur.

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25 millions de Français concernés en 2025

Pour l'exécutif, Ouarville est un exemple à suivre : seuls 5 millions de Français sont aujourd'hui concernés par ce type de tarification destinée à réduire le volume des déchets, et la loi pour la transition énergétique prévoit de faire passer ce nombre à 25 millions en 2025. Mais pas question de déclencher une guerre des poubelles, après celle des gilets jaunes remontés à bloc contre la hausse de la fiscalité verte sur les carburants. L'État est donc prêt à mettre la main à la poche : le projet de budget pour 2019 actuellement en discussion prévoit notamment de réduire pendant cinq ans, de 8% à 3%, les frais prélevés par le Trésor public pour la collecte de la taxe foncière. Ce qui permettrait aux collectivités de financer les investissements nécessaires à cette petite révolution...

A Ouarville, la mise en place de cette "taxe-poubelle" incitative a suscité pas mal de craintes au début. "Les premiers mois, le téléphone a sonné en continu", reconnaît depuis son bureau de la mairie Vincent Augé, un grand gaillard flegmatique chargé d'expliquer la nouvelle donne aux usagers. Quasiment partout en France, la taxe d'enlèvement est calculée sur la base de la valeur locative du logement, et ne tient donc pas compte du volume des déchets ni du service effectivement rendu par la collectivité. Des millions de foyers ont donc presque oublié qu'ils payaient pour leurs poubelles. Le Sictom du pays d'Auneau a changé les règles du jeu en décomposant la taxe en une part fixe, toujours liée à la valeur locative, et en une part variable décomptant chaque ramassage par le camion des éboueurs. Au delà de 26 levées par an - soit une sortie de bac tous les quinze jours ! - , chaque nouvelle poubelle sur le trottoir a été surtaxée. Le résultat ? En six ans, le volume de déchets collectés a diminué de 20%, passant de 252 tonnes en 2011 à 193 tonnes en 2017. Ce qui a entraîné une baisse du coût global du traitement des ordures.

A Ouarville, pas de dépôts sauvages

Et les habitants de Ouarville, ils en pensent quoi ? Henri*, un retraité jovial rencontré à l'heure de l'apéritif hausse doucement les épaules : "En hiver, ça va encore, mais le problème, c'est l'été. Avec la chaleur, il y a des odeurs, et on peut aussi avoir des asticots !" Tout penaud, il avoue qu'il lui arrive encore de se débarrasser de ses déchets dans des poubelles éloignées de son domicile.

Si ce type d'incivilités a diminué, cette conversion "écolo" ne s'est pas faite sans heurt. Les nouveaux bacs équipés de puces électroniques ont suscité bon nombre de résistances. Les mouchards ont été arrachés, et certains usagers ont jeté systématiquement leurs ordures ménagères dans les bacs de recyclage plastique, qui ne sont pas comptabilisés. Alors, il a fallu montrer les muscles, et les policiers municipaux sont même allés rendre visite aux tricheurs les plus endurcis. "La majeure partie des habitants a joué le jeu", tempère Jean-Louis Baudron, le président du Sictom, "nous n'avons pas retrouvé de dépôts sauvages, alors que c'était une de nos plus grandes craintes."

Ailleurs, des mouvements de contestation

Sauf que ça ne se passe pas toujours aussi bien qu'à Ouarville. A Étampes, ou Corbeil-Essonnes, en grande banlieue parisinenne, les choses ont mal tourné. Il faut dire que la communauté de commune du Val d'Essonne a fait un choix radical : celui de la redevance incitative, qui demande à l'usager de payer une facture à part couvrant l'intégralité des frais d'enlèvement des ordures, sans passer par la taxe foncière et sans tenir compte de la valeur locative des logements. Exactement comme lorsqu'on paye son eau ou son électricité. Squat de la poubelle du voisin, prolifération de dépôts sauvages le long des routes de la région... "Des petits malins se débrouillaient pour ne jamais rien avoir à débourser", déplore Gilles Le Page, vice-président de la collectivité.

Depuis 2018, pour qu'ils ne puissent plus s'en tirer à si bon compte, un forfait minimum de 12 sorties par an a donc été mis en place. A Châteauneuf-sur-Loire, près d'Orléans, ou la mairie a adopté le même système de redevance dédiée, les tensions ont carrément viré à la guérilla : poubelles incendiées, manifestations d'opposants, opérations escargot sur les routes... La révolte d'une partie des usagers passe également par la voie légale : 1600 plaintes au sujet des nouveaux tarifs ont été enregistrées par le tribunal d'instance de Montargis, qui doit se prononcer fin novembre.

"La tarification incitative ne prend pas aussi vite qu'on le voudrait", reconnaît Sylvie Courbet, spécialiste du dossier chez Citexia, un cabinet de conseil aux collectivités. En tous cas, mieux vaut ne pas trop bousculer l'administré pour l'amener en douceur à changer ses habitudes. Reste qu'à Ouarville, les élus veulent aller plus loin. Le Sictom s'apprête à serrer la vis en faisant passer son forfait annuel à 20 levées en 2019. "Ça va un peu râler" reconnaît dans un sourire Joël Marchand, un agriculteur retraité, assis devant sa nappe en toile cirée. Il compte sur la solidarité entre voisins pour s'en sortir au mieux. L'astuce : en mutualisant leurs bacs en hiver, quand les asticots ne menacent pas, les habitants de son petit hameau se gardent un peu de marges pour l'été.

*Le prénom a été changé

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