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Bettina Rheims, objectif féminin pluriel

Bettina Rheims dans «The Chapel L.A. 94/97» installée à la galerie Xippas.

Ses détracteurs ont qualifié ses clichés d'épithètes peu amènes, convoquant au tribunal de la morale iconographique le soufre, la trivialité ou l'artifice de la provocation. Les autres louent un travail qui explore jusque dans son intimité trouble la sensualité complexe des femmes et met en lumière le moment où la peau se fait âme. Depuis quarante ans, Bettina Rheims a pointé son objectif acéré sur quantité de stars, mises en scène pour le compte de la publicité ou de la presse.

Mais l'artiste a aussi photographié beaucoup d'anonymes, fascinée par ce qui se joue aux frontières, que ce soit celles du genre, avec plusieurs séries sur l'androgynie et la transsexualité, ou de la loi – «Détenues». À 65 ans, elle expose pour la première fois à Genève. Dès le 17 novembre, la galerie Xippas montre des images emblématiques réalisées entre 1994 et 2013, ainsi qu'une intrigante «Chapelle» (lire l'encadré).

Que présentez-vous chez Xippas?

J'avais cette «Chapelle» en tête depuis longtemps. L'installation présente le travail des quatre ans où j'ai le plus œuvré pour la mode, à la fin des années 90, quand je photographiais des stars à Los Angeles pour le magazine américain «Details». Car on ne peut accéder à de telles célébrités que si on vous le commande: je n'ai jamais appelé Madonna! Quand une image me plaisait, j'en faisais un grand tirage qui partait pour une exposition.

Parallèlement à ces travaux de commande, vous avez mené des recherches personnelles. Comment ces deux pans se sont-ils articulés?

Pendant longtemps, très bien. Je travaillais pour la mode et la publicité et lorsque j'avais une idée et des économies, je m'attelais à des projets personnels. Petit à petit, ces derniers ont pris le pas sur le reste. Parce qu'ils étaient de plus en plus excitants et les propositions commerciales de moins en moins intéressantes. Aujourd'hui, il est plus difficile de photographier des actrices, elles ont quantité de managers et de contrats. Quand 50 personnes s'en mêlent, ça ne laisse plus beaucoup de place à la créativité.

Comment êtes-vous venue à la photographie?

Un jour, j'ai pris un appareil et j'ai eu envie de photographier des corps de femmes. Pour conjurer des peurs, répondre à des questions que je me posais. Pourquoi certains passent-ils par des opérations si douloureuses pour changer de sexe, par exemple? Ou ces portraits de femmes en prison: ça pourrait arriver à n'importe laquelle d'entre nous, un jour, de déraper. Mes projets sont devenus de plus en plus politiques et ce travail est probablement celui où je me suis sentie le plus utile.

Que ressentez-vous lors d'une séance photo?

Je me dis toujours que c'est la dernière! Ensuite, il faut que le miracle se produise. On le provoque, on espère qu'il va avoir lieu. Il s'agit d'une relation à deux, avec la personne qui est en face de moi, comme une première danse avec un homme. Au début, on se marche sur les pieds, on est maladroit, on n'a pas le même rythme. Il faut réussir à emboîter nos pas, tout en ne rendant pas la situation trop confortable. C'est assez délicat: il s'agit de gagner la confiance et, en même temps, une tension doit subsister.

Y a-t-il quelque chose du combat, de la lutte?

Oui, souvent, parce qu'on va à la pêche de choses qu'on n'a pas toujours envie de vous donner ou qu'on ne sait pas qu'on a à l'intérieur de soi. Réussir un portrait, c'est parvenir à sortir de quelqu'un quelque chose qui n'était pas venu jusque-là, même s'il a été photographié un million de fois!

Le fait d'être une femme vous a-t-il aidée?

La confiance est plus facile à installer. Les femmes peuvent me donner davantage car il n'y a pas de danger. Du peu de souvenirs que j'ai de ma brève carrière de mannequin, on n'est pas tranquille quand un homme vous demande des choses qui, peut-être, n'étaient pas vraiment prévues au départ. Je suis très honnête et je crois que les gens le sentent.

Vous avez documenté les femmes et la société. Que pensez-vous du mouvement #MeToo?

Il y a des choses formidables, d'autres le sont moins. #MeToo, c'est bien, #BalanceTonPorc, je ne suis pas d'accord. Mais c'est important que les hommes soient prévenus qu'ils ne peuvent pas faire n'importe quoi et que les femmes sachent qu'elles peuvent dire non.

Vous considérez-vous comme féministe?

Je n'ai jamais employé ce mot car je trouve que mon travail l'est. Je m'en suis rendu compte particulièrement au Japon, lors de signatures de livre. Des femmes faisaient la queue juste pour me serrer la main.

Qu'apporte la nudité?

Les femmes que je photographie sont très abandonnées. Mais des nues, il n'y en a pas tant que ça. C'est un peu un fantasme! Le trouble vient d'un regard, d'un geste. Bien sûr, j'ai réalisé des séries de nus, mais ils faisaient l'objet d'un travail spécifique.

En 1998, votre livre «I.N.R.I», qui revisitait l'imagerie biblique, faisait scandale. Quel rapport entretenez-vous avec la religion?

Aucun. Je viens d'une famille de la grande bourgeoisie juive parfaitement athée. Je me suis rendue dans une synagogue deux fois: la première pour enterrer mon frère, la seconde pour enterrer mon père. Je me sens extrêmement juive, culturellement, mais je ne suis pas croyante. Un peu tristement, d'ailleurs.

Y a-t-il une personne que vous regrettez de ne pas avoir photographiée?

Si je ne l'ai pas fait, c'est que ça ne devait pas se faire. Je ne photographie plus de célébrités et il m'arrive de le regretter. En tombant sur un documentaire sur Lady Gaga, je me suis dit: «Tiens, elle aurait été pour moi, elle.»

Qui vous a appris à regarder?

Mon père. Il était commissaire-priseur, académicien, mais surtout expert en art. Il nous traînait dans les musées et les cimetières, où, disait-il, se trouvaient les plus belles sculptures. Il marchait à grandes enjambées et s'arrêtait là où personne ne s'arrêtait pour nous expliquer l'intérêt de regarder telle œuvre. À l'époque, ça n'était pas amusant. J'étais très révoltée contre ma famille. Je ne l'ai aimée que plus tard.

Le reportage vous a-t-il tentée?

J'en ai fait, un peu. J'ai suivi Chirac et Sarkozy. Chirac, c'était assez magique car ça se passait durant les quatre derniers jours de la campagne présidentielle: j'ai vu comment on fabriquait une élection.

Puis vous avez réalisé son portrait officiel!

Il fallait trouver une idée: la bibliothèque, les salons, c'était déjà fait. Pour moi, Chirac était une sorte de John Wayne, un type immense avec les épaules larges qui mangeait beaucoup. Cette force de la nature, il fallait la mettre dans la prairie, et ça s'est fait dehors.

Pouvez-vous évoquer une photo qui vous chamboule et qui ne soit pas de vous?

Le titre est en anglais: «A Jewish giant at home with his parents in the Bronx», de Diane Arbus. Toute son œuvre, surtout ses écrits, m'a toujours accompagnée, mais cette image-là me bouleverse.

Un autre grand de la pellicule, Helmut Newton, a été votre maître. Comment était-il?

Dur, adorable, emmerdant, un génie. Mais son univers ne m'inspirait pas et il n'était pas gentil avec les jeunes femmes qu'il photographiait. Moi, mes modèles, je les adore, même si ce n'est que pour trois heures. La vie est pleine de petites histoires d'amour qui durent une après-midi. Ça a été une jolie vie.