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Mort d'ouvriers, manifestation réprimée : l'aéroport de la honte d'Erdogan
Discours d'Erdogan lors de l'inauguration en grande pompe de l'aéroport le 29 octobre 2018.
BULENT KILIC / AFP

Mort d'ouvriers, manifestation réprimée : l'aéroport de la honte d'Erdogan

Turquie

Par Julie Honoré , à Istanbul

Publié le

Le nouvel aéroport d’Istanbul a officiellement ouvert ses portes lundi 29 octobre, jour de la célébration de la République turque. Loin d’être prêt, l’aéroport a surtout conduit à la mort de dizaines de travailleurs du chantier. Un scandale tu par Erdogan.

"C’est plus qu’un aéroport, c’est un monument de victoire". Difficile de rater ces affiches exposées partout sur des panneaux déroulants flambants neufs. Lundi 29 octobre, lors de l’inauguration officielle de l’immense aéroport d’Istanbul, rien n’a été laissé au hasard. Les hôtesses de Turkish Airlines, tout sourire, posent dans leur nouvel uniforme, des acrobates et un orchestre assurent le spectacle et le président Recep Tayyip Erdogan - le visage fermé, probablement concentré sur sa conduite - a fait le déplacement, arrivant au volant d’une voiturette électrique. Le message est clair : ce nouvel aéroport, situé au nord d’Istanbul, doit devenir le symbole de la ville.

Mais le monument de victoire fait pour l’instant grise mine. Car l’immense établissement a beau avoir été officiellement ouvert, tapis roulants et portes d’embarquement verront défiler peu de passagers jusqu’en décembre : 5 à 10 vols quotidiens sont assurés. Aucun métro ne mène pour l’instant au site (il sera terminé fin 2019) et les navettes gratuites mettent pour l’instant deux heures à se rendre sur place. Le jour même de l’inauguration, les grues et engins de chantiers n’avaient pas été débarrassés. Même la mosquée, censée trôner à l’entrée de l’aéroport, était encore en travaux. Mais il fallait ouvrir. Le 29 octobre était un jour spécial dans toute la Turquie. Il célébrait le jour de la République, férié dans le pays. Un symbole pour Recep Tayyip Erdogan, dont le portrait s’affiche en énorme aux côtés de Mustafa Kemal Atatürk, le fondateur de la République turque, dans l’aéroport.

"Ce n'est pas un chantier, c'est un cimetière"

Le projet a été décidé en 2015. Construire un aéroport en moins de 4 ans est une prouesse - qui a été maintes fois rappelée - mais elle ne s’est pas faite sans pertes humaines. De nombreux ouvriers - plus de 30.000 ont travaillé sur place - seraient morts pendant les travaux. "Ce n’est pas un chantier, c’est un cimetière", soupire Nihat Demir, le secrétaire général du syndicat de travailleurs de la construction Dev-Yapi-Is. Officiellement, le gouvernement a reconnu 27 "accidents". L'entreprise chargée de l'exploitation de l'aéroport, IGA, s’est même excusée, indiquant n’avoir pas été mise au courant des problèmes et avoir rapidement mis en place des solutions.

Mais impossible de vérifier les chiffres : "Quand un accident survient, les ambulances arrivent silencieusement, il y a des barrières de police et les photos sont interdites, raconte Nihat Demir. Le blessé, dont personne ne connaît le nom disparaît. Et impossible d’en savoir plus ensuite". Sa présence, ainsi que celle de tous les syndicats, des députés ou des journalistes, ont été rigoureusement interdites sur le chantier. Gokhan*, qui a travaillé là-bas 14 mois, abonde : "Mes collègues ont retrouvé un corps dans les canalisations. Personne n’avait signalé sa disparition." Un de ses collègues, Ali*, ajoute: "Un homme est tombé d’un ascenseur. Il est mort sur le coup". En janvier dernier, le journal Cumhuriyet parlait déjà de 400 ouvriers morts depuis le début des travaux.

Dortoirs infestés de punaises et repas infects

Les conditions de travail, extrêmement difficiles, ont été également maintes fois dénoncées. "Les baraquements dans lesquels les ouvriers sont hébergés sont infestés de punaises. Les cars chargés de les amener sur place débarquent bien avant la prise de service et il arrive aux ouvriers de devoir patienter plusieurs heures sur place. Sans être payés bien sûr. Les repas sont infects et souvent servis bien trop loin pour permettre aux ouvriers de se rendre sur place", détaille Nihat Demir, qui fait défiler des photos envoyées par les ouvriers. Gokhan rajoute : "Il fallait absolument finir pour le 29 octobre, du coup, la cadence était très élevée. J’ai travaillé souvent 7j/7, sans aucune compensation." A la fin du chantier, il gagnait 2500 TL par mois (environ 400 euros). Ali, assigné à la toiture, renchérit : "Normalement, en cas de vent fort, c’est dangereux, on ne travaille pas. Mais eux n’en avaient que faire. On travaillait quand même."

Manifestation réprimée

Un mois et demi avant l’ouverture, plus de 500 ouvriers ont été arrêtés lors d’une manifestation. "Elle faisait suite à l’accident d’une navette, sur le site, qui a blessé de nombreuses personnes, indique Tezcan Acu, du syndicat Insaat-Is. Cela fait longtemps que nous dénonçons ces conditions. L’année dernière, nous avons même écrit une lettre au ministère du Travail. Aucune réponse. L’accident a été le trop-plein." Une petite délégation d’élus a tout de même réussi à se fondre dans la foule en colère : "Je suis une des rares à avoir pu y pénétrer, précise la vice-présidente de la province d’Istanbul, Saniye Yurdakul (CHP). Nous avons écouté les doléances des travailleurs et vu les piqûres sur leur corps." Mais, quand elle a voulu retourner sur le site, "nous avons été bloqué 6 km avant". Quelques semaines plus tard, c’était au tour de Ozgur Karabulut, président de Dev-Yapi-Is, d’être placé derrière les barreaux. "Il est depuis enfermé tout seul dans sa cellule", indique Nihat Demir.

Alors le jour de l’ouverture, quand Erdogan et ses invités d’honneur - des représentations officielles du Congo, des Balkans ou du Qatar et même un homme recherché par le tribunal pénal international, le président du Soudan Omar el-Béchir - ont fait symboliquement décoller le premier avion de l’aéroport, beaucoup se sont énervés sur la toile. Sur Twitter, l’un d’entre eux a par exemple écrit : "Vous marchez sur le sang des ouvriers". L’élue Saniye Yurdakul a tweeté : "Même si nous avions voulu y aller, ils ne nous auraient pas laissé approcher (...) Chaque sujet est une façon pour eux de se montrer sous un jour positif dans les médias". Preuve en est, le président du consortium chargé de la construction de l’aéroport accroché à la tribune, a insisté : "Nous avons deux bonheurs aujourd’hui : la journée de la République et l’inauguration de cet aéroport."**

Et l’ouverture n’a pas arrêté les travaux. Ni les accidents. Une semaine après l’inauguration officielle, les syndicats nous ont précisé qu’un autre ouvrier était mort, tombé d’une grue. Ses funérailles ont eu lieu hier.

*Les prénoms ont été changés
**Le consortium de l’aéroport (IGA) n’a pas répondu à nos questions

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne