Sabine Prokhoris : “La filiation peut être autre chose que le modèle naturaliste ‘papa-maman’”
Sabine Prokhoris livre un point de vue bien tranché sur les positions du Comité consultatif national d’éthique (CCNE) et du Conseil d’État sur la procréation médicalement assistée (PMA) et la gestation pour autrui (GPA). Elle s’oppose ainsi à nombre de ses confrères psychanalystes.
Voyez-vous dans l’avis du CCNE sur la PMA une reconnaissance des métamorphoses de la parenté ?
Sabine Prokhoris : Le CCNE convient que la filiation, qui est une construction juridique, est pensable autrement que selon le modèle naturaliste « papa-maman ». Il ouvre la voie à un élargissement de la norme familiale et tient simplement compte d’une plus grande diversité des configurations conjugales et familiales contemporaines. Quand le Conseil d’État pour sa part affirme que le refus d’accorder la PMA à deux femmes homosexuelles ne serait pas contraire au principe d’égalité devant la loi, présente-t-il des raisons de fond ? S’il démontrait une différence fondamentale entre un couple de femmes et un couple hétérosexué, on pourrait admettre son argumentation. Mais il ne peut le faire – cela remettrait en question le mariage pour tous.
Historiquement, quelles idées philosophiques sous-tendent les réticences concernant l’extension de la PMA ?
Il y a en France un impensé naturaliste infiltré par une idéologie crypto-religieuse définissant l’idéal familial – un ensemble flottant de préjugés ordinaires sur les rôles de la mère et du père, que les idéologues de la Révolution nationale du régime de Vichy ont systématisé – et une sacralisation de la maternité. Francine Muel-Dreyfus l’a montré dans son livre Vichy et l’éternel féminin [Seuil, 1996] : par exemple, la « vraie » filiation passe par l’accouchement. Ces idées ont perduré dans les milieux religieux, mais pas seulement. Elles ont été renforcées par une certaine lecture contemporaine de la psychanalyse. Lors de séparations de couples de femmes dans lesquels un enfant est né d’un projet commun, quand la mère de corps veut « éjecter » l’autre femme au motif qu’elle seule, qui a porté l’enfant et en a accouché, serait la « vraie » mère, les psychologues qui mènent les expertises parfois demandées par les juges vont dans ce sens. Au nom de la protection de l’enfant, ils appliquent une vulgate psychanalytique bardée de concepts théoriques figés, où se perd le plus vif de Freud et de Lacan. On a affaire alors à un dogmatisme hors sol. Déjà en 1999, au moment du Pacs, qui organisait un contrat d’union civile ouvert aux couples homosexués, les mêmes s’alarmaient d’une catastrophe symbolique en marche qui donnerait des générations de psychotiques.
Retrouvons-nous des arguments similaires chez les opposants à la GPA ?
Tout à fait. Dans mon livre Déraison des raisons, je commente une affaire où un magistrat juge que le consentement de la mère porteuse n’est pas valable. Il s’appuie sans le dire sur la Commission des épiscopats de la communauté européenne qui, assimilant la GPA à la « traite des humains », soutient que de ce fait les femmes qui l’acceptent sont vulnérables et donc que leur consentement ne peut être plein et entier. Il y a enfin beaucoup de fantasmes quant à la marchandisation du corps de la femme, aussi bien chez les féministes que dans les rangs de La Manif pour Tous. Il existe certes un marché sauvage, dans des pays où des femmes pauvres sont peu ou mal protégées par le système juridique, mais aux États-Unis ou au Canada, les conventions de GPA sont encadrées par la justice. Sont vérifiés l’engagement des parents d’intention et le consentement de la mère porteuse, qui ne doit pas se trouver dans une situation de contrainte économique – même si l’on peut envisager qu’une compensation financière raisonnable lui soit versée, qui évite le sentiment d’une dette infinie des parents d’intention envers elle. Les conditions sanitaires doivent être optimales pour l’enfant, et la gestatrice doit être déjà mère. C’est tout cela qu’Élisabeth Badinter appelle la « GPA éthique ».
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