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Libération
Reportage

A la frontière bosno-croate, des matraques pour les migrants

Les policiers croates violentent les exilés bloqués entre les deux pays, nouveau point de passage de la route des Balkans. Mais dans la région, la solidarité s’organise.
par Giovanni Vale et Julia Druelle, Envoyés spéciaux à Velika Kladusa et Bihac (Bosnie-Herzégovine)
publié le 20 novembre 2018 à 20h06

L'intervention de la police bosnienne est fixée à 18 heures au poste frontière de Maljevac, entre la Bosnie-Herzégovine et la Croatie. Des dizaines de riverains s'y sont massées, ce jour-là, pour assister à cette opération qui va déloger les migrants qui campent depuis une semaine à 300 mètres de la douane. «Je n'ai rien contre les réfugiés, mais 200 personnes ne peuvent pas bloquer toute une ville», explique un Bosnien d'une cinquantaine d'années. Deux heures plus tard le passage est rouvert. Nous sommes à Velika Kladusa, dans le canton d'Una-Sana, dans le nord-ouest de la Bosnie, le long de la dernière déviation de la «route des Balkans». Depuis le début de l'année, plus de 21 000 personnes (venant du Pakistan, d'Afghanistan ou encore d'Iran) ont choisi de traverser la Bosnie-Herzégovine dans l'espoir d'atteindre l'ouest de l'Europe. Et alors que 5 000 d'entre eux seraient toujours bloqués dans le pays, Sarajevo a enregistré ces dernières semaines une hausse des arrivées, avec environ 1 000 nouvelles entrées hebdomadaires.

Sachets à emporter

Dans ce petit bourg, la situation a dégénéré fin octobre lorsque des centaines de migrants ont tenté d'entrer de force en Croatie, avant d'être repoussés par les policiers. A la suite de ces heurts qui ont fait plusieurs blessés, Zagreb a décidé de suspendre pendant une semaine le transit à Maljevac : une très mauvaise nouvelle pour cette ville qui vit du commerce avec la Croatie et dont les habitants commencent à s'agacer d'une situation qui s'enlise. «La Croatie est à moins de 2 kilomètres dans cette direction», indique Asim Latic en pointant du doigt la plaine qui s'étend derrière les buissons. Avant d'ajouter : «Mais les réfugiés, eux, passent par les bois, et cela prend plusieurs jours de marche.» Ce restaurateur de Velika Kladusa, propriétaire de la pizzeria Teferic, fait partie des habitants qui se sont engagés dans l'aide aux migrants dès février, lorsque des dizaines, puis des centaines de personnes sont arrivées dans ce coin de la Bosnie.

Pendant neuf mois, il a offert chaque jour 400 repas à autant d'exilés. Début novembre, après une chute des dons de la communauté locale, il a bien cru devoir mettre la clé sous la porte. «Les Bosniens ont aussi connu la guerre, mais ils sont fatigués», explique ce grand gaillard que les réfugiés appellent «papa». De temps en temps, il leur prépare de la nourriture dans des sachets à emporter, «pour qu'ils survivent dans la forêt». Le chemin des bois est emprunté par tous ceux qui ne peuvent pas se permettre les tarifs des passeurs : 2 000 euros ou plus pour aller en voiture à Trieste en Italie, 1 200 euros pour descendre à Split en Croatie. A pied, il faut marcher environ une semaine, assurent les migrants : 80 kilomètres en Croatie, puis, une fois entrés en Slovénie, on se dirige vers l'Italie ou l'Autriche. Mais c'est sans compter sur l'intervention de la police croate, véritable inconnue dans le game - nom donné ici aux tentatives de passage de la frontière.

Non loin de la séparation bosno-croate, Aadi a décidé de planter sur sa tente le drapeau bleu et jaune de la Bosnie-Herzégovine. «Les Bosniens sont des gens accueillants. Ce sont les policiers croates qui nous posent problème», dit-il. «Les policiers m'ont violemment frappé avec une matraque. Les conditions hygiéniques de ce camp ont fait le reste», renchérit Gabdar, un jeune Irakien qui arbore une plaie infectée à la main droite, où du pus s'est formé sous les croûtes. Youssef, un Tunisien trentenaire, se plaint que la police croate n'a pas seulement détruit son smartphone, mais aussi la powerbank, cette batterie externe indispensable à ceux qui passent de longs mois sur les routes.

Ecrans brisés

«Police, problem» est un refrain mille fois entendu. Dès que l'on mentionne les forces de l'ordre croates, les migrants sortent leurs portables. La multitude d'écrans brisés et les connecteurs d'alimentation rendus inutilisables avec des tournevis sont la preuve - disent-ils - des abus des policiers. Une accusation difficile à prouver, mais qui a attiré l'attention du Conseil de l'Europe (CoE). Début octobre, la commissaire aux droits de l'homme Dunja Mijatovic a invité Zagreb à faire la lumière sur ces allégations.

D'après le CoE et le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés, la Croatie aurait expulsé collectivement 2 500 migrants depuis le début de 2018, «parmi eux, 1 500 personnes ont affirmé n'avoir pas pu soumettre une demande d'asile, tandis que 700 disent avoir été victimes de violences ou de vols de la part des policiers croates». Joint par mail, le ministère de l'Intérieur de Zagreb assure que la police agit «dans le respect de la loi et des traités internationaux» et que «les vérifications effectuées jusque-là n'ont prouvé aucun cas de violence».

Au centre de Bihac, à 60 kilomètres au sud de Velika Kladusa, Ali, un Pakistanais de 17 ans se jette dans l’eau glaciale de la rivière Una et entreprend de se savonner les cheveux. Sur les bancs du parc alentour, d’autres migrants tuent le temps, cigarette ou smartphone à la main. La scène est devenue courante dans cette ville de 60 000 habitants, et la situation qui s’éternise agace certains locaux. Plusieurs pétitions ont fait leur apparition et quelques manifestations ont rassemblé un millier de personnes à Bihac, demandant aux autorités de trouver une solution à la présence des migrants en centre-ville.

«Je n'ai rien contre les réfugiés, mais ces gens ne viennent pas de pays en guerre, ce sont des migrants économiques», affirme Sej Ramic, conseiller municipal à Bihac et professeur d'art, modérateur du groupe Facebook «Stop invaziji migranata ! Udruženje gradjana Bihaća» («Stop à l'invasion des migrants ! Collectif de citoyens de Bihac»). Un argumentaire devenu habituel au sein de l'Union européenne, mais qu'on avait moins l'habitude d'entendre en Bosnie, pays lui-même marqué par une forte émigration.

Face à cette opposition grandissante, le gouvernement du canton a entrepris d'arrêter les bus et les trains en provenance de Sarajevo et de renvoyer vers la capitale tous les migrants qui en descendent. Et dans le centre-ville de Biha, les policiers renvoient les migrants qui traînent vers le Dacki Dom. Cet ancien dortoir étudiant abandonné, dont la carcasse de béton nu se dresse au milieu des bois, héberge environ 1 000 personnes dans des conditions très précaires. Des centaines d'autres sont logées dans les environs, dans une ancienne usine de réfrigérateurs et dans un hôtel fermé depuis de nombreuses années. D'autres campent ou squattent des maisons abandonnées des alentours. L'objectif de l'Organisation internationale pour les migrations (OIM) est «d'atteindre, dans les prochains jours, une capacité d'hébergement de 5 000 personnes sur l'ensemble du territoire bosnien», indique Peter Van der Auweraert, coordinateur de l'OIM pour les Balkans occidentaux. Cependant, «si le flux actuel de 1 000 entrées par semaine devait continuer, nous serons bientôt dans une situation très compliquée», poursuit-il, et note qu'avec l'hiver qui arrive, «ce qui coince, c'est le timing».

L’UE a récemment débloqué 7,2 millions d’euros pour aider la Bosnie, l’un des pays les plus pauvres des Balkans, à gérer le flux migratoire. Alors qu’à Bihac les ouvriers s’affairent à sécuriser les bâtiments et que les ONG tentent de reloger les centaines de personnes toujours dans des tentes, Van der Auweraert souligne le manque de volonté politique des autorités locales. L’imbroglio institutionnel bosnien, hérité des accords de Dayton, complique davantage le processus décisionnel.

Il est midi à Velika Kladusa, et la pizzeria Teferic est en pleine distribution. Des dizaines de migrants patientent pour s'asseoir devant une assiette de macaronis. Dans la cuisine, Halil et Refik - «c'est lui qui a arrêté le chauffeur de Mladic pendant la guerre», nous glisse Asim - s'affairent autour d'une énorme casserole. Deux jeunes Indiens et un Pakistanais de passage prêtent main forte à la petite équipe. Après neuf mois de travail bénévole dans la pizzeria, Asim est fatigué «physiquement et mentalement». S'il a trouvé de l'aide auprès de l'association néerlandaise Lemon Foundation, l'avenir de leur activité reste fragile. Tout en contemplant le va-et-vient des migrants à l'extérieur, il secoue la tête : «Mais que vont faire ces gens ?»

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