Écho de presse

Quand la presse créait la figure du clochard, sans-abri pauvre et sympathique

le 19/06/2019 par Arnaud Pagès
le 21/11/2018 par Arnaud Pagès - modifié le 19/06/2019
Sans-abri vivant sur les berges de la Seine, Agence Meurisse, 1926 - source : Gallica-BnF
Sans-abri vivant sur les berges de la Seine, Agence Meurisse, 1926 - source : Gallica-BnF

Au début du XXe siècle, les mendiants et nécessiteux qui peuplent les rues des villes vont se transformer, sous la plume de certains journalistes, en « clochards », représentants presque acceptables de la pauvreté extrême.

Au début des années 1930, on compte environ 5 000 sans-abri à Paris. Solitaires ou réunis en petits groupes, les clochards survivent dans les rues de la capitale, souvent dans le plus parfait dénuement.

Désociabilisés, méprisés par la grande majorité des Français, n'ayant pas de travail ni de famille, ils subsistent en faisant la manche ou en cherchant leur nourriture dans les poubelles. La grande majorité d'entre eux dort à même le sol, été comme hiver, directement sur le pavé ou en se réfugiant sous les ponts pour échapper aux intempéries. Les plus chanceux naviguent alors entre asiles de nuit et hôpitaux afin de trouver le réconfort d'un lit.

Dans son édition du 22 mai 1938, le journal catholique La Croix évoque cette caste de « gueux », « le nez au vent » avec une condescendance d’inspiration poétique :

« Un clochard c'est un champignon poussant le plus souvent sous les arches des ponts. C'est un resquilleur de courants d'air, un glaneur de bouts de mégots, un nomade de grandes villes, un mangeur de misère.

Un clochard, c'est un indépendant ne supportant aucun des jougs de la civilisation. C'est un affranchi, un primitif dont l'idéal est dans l'espace.

Il est le membre d'une tribu de gueux, de sans-taudis, d'explorateurs de poubelles, dont le siège se trouve sur les berges de la Seine.

Un clochard est un homme heureux quand il peut marcher, le nez au vent, au hasard de ses caprices obscurs, en serrant précieusement une bouteille de “gros rouge” qu'il dégustera par lampées gloutonnes, au coin de n'importe quelle rue, ou sur n'importe quel banc... »

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Le terme de « clochard » trouve son origine au Moyen Âge. Il désigne alors les mendiants qui venaient récupérer, lorsque la cloche sonne la clôture du marché, les denrées qui n'ont pas trouvé preneur. Mais c'est bien plus tard, à la fin du XIXe siècle qu'il commence à être utilisé à nouveau, d’abord dans la presse, avant de devenir populaire dans la première moitié du XXe siècle.

À cette époque, l'urbanisation croissante a tendance à concentrer la misère extrême à l’intérieur des grandes villes. Le vagabond d'antan qui suscitait la méfiance et la crainte, devient, dans l'imaginaire collectif, le clochard urbain. Il n'est plus le maraudeur de la Cour des Miracles détroussant les honnêtes gens, mais un être atypique vivant en marge de la société, soit par choix personnel, soit parce qu’il est la victime de la dureté de la vie.

Dans tous les cas, cette nouvelle figure des marges citadines apparaît doté d’un bon fond. En raison de sa vie « libre », « indépendante », et notamment du fait qu’il se tienne écarté des méthodes contemporaines de violences – braquages, trafics de drogues –, le clochard inspire désormais de la sympathie. Il est digne de recevoir la compassion et l'aumône de la part de toutes les classes sociales intégrées, des bourgeois aux ouvriers. On le croise souvent affalée au coin de la rue. Il fait « partie du décor ».

La presse, dont les articles doivent nécessairement correspondre à une certaine représentation populaire, attribue ainsi une dimension honnête et infantile aux sans-abri, comme en témoigne, toujours dans l'édition de La Croix du 22 mai 1938, cette description :

« Pour eux, le bonheur est simple, très simple. Ils ne cherchent pas à le compliquer.

Les plus riches (!) possèdent une “poussette”, ce qui équivaut à une auto pour un homme ordinaire. Mais le clochard se contente de la pousser sans monter dedans et d'y enfouir ses trésors. Elle a deux roues, trois roues ou quatre roues, selon la hiérarchie du propriétaire.

Quelquefois, c'est une sorte de squelette grinçant rappelant de loin une voiture d’enfant. »

Sans-abris des bords de Seine se lavant aux robinets publics, Agence Rol, 1932 - source : Gallica-BnF
Sans-abris des bords de Seine se lavant aux robinets publics, Agence Rol, 1932 - source : Gallica-BnF

Il arrive que certains journalistes prennent même ouvertement la défense des sans-abri. Dans son édition du 18 décembre 1930, le journal de Marcel Déat L'Œuvre publie un article afin de dénoncer le traitement exagérément répressif dont ils sont parfois les victimes, les apparentant à des « nègres marrons », ces anciens esclaves ayant fui leur maître :

« Un ingénieux clochard a découvert des wagons abandonnés sur une voie de garage de la gare d'Austerlitz. Il a passé le tuyau aux copains... Un wagon, c'est une chambre à coucher ; dans les premières classes, il y a même des matelas...  La vie est belle !…

Hein ? Si dans la nuit on accrochait les wagons à un train de luxe, et si les clochards se réveillaient sur la côte d'Azur !

Mais non... C'est sous la dent des chiens féroces qu'ils se sont réveillés... Pourquoi ces chiens ? N'était-il pas plus simple de dire aux clochards : Allez-vous en. »

Mais quoique les clochards soient souvent considérés comme de braves bougres inoffensifs et avinés, une partie de l"opinion ne partage pas cet avis. Dans un autre « hors-d’œuvre » de L’Œuvre paru quatre ans plus tôt au sujet d’une querelle entre sans-abri ayant conduit à un assassinat, le rédacteur résume sur un mode ironique ce que beaucoup de gens pensent alors, à savoir qu’il ne faut pas « avoir pitié » des clochards :

« Vous n'avez pas pitié des clochards et vous avez d'excellentes raisons. [..]

Et puis, pendant la guerre, des gens très bien, par milliers, n'ont-ils pas dormi sur la terre glacée, et à l'aube ne les a-t-on pas trouvés inanimés, assassinés ? Et puis, si les clochards ne sont pas contents, le canal Saint-Martin est là, tout près.

Ce sera un fameux débarras pour les honnêtes gens, et ce ne sera pas une grande perte pour la société, dont les clochards sont la honte… »

Après la Seconde Guerre mondiale, la mise en place d'une protection sociale conséquente et efficace couplée à la création de la Sécurité sociale permettront à de nombreux sans-abri de connaître une vie moins misérable.

L'extrême pauvreté n’en sera pour autant pas éradiquée. Aujourd'hui, ce que l’on nomme les sans domiciles fixes ont remplacé les clochards. D'après un rapport de la Fondation Abbé Pierre datant de 2017, il y aurait plus de 150 000 personnes en France n’ayant pas de toit où vivre. 3 000 sillonnent encore aujourd’hui les rues de Paris.

Pour en savoir plus :

Laurent Gagnebin, Le Clochard de ma rue, in: Autre Temps, 2000

Alexandre Vexliard, Le Clochard : étude de psychologie sociale, Calmann-Lévy, 1957

Julien Damon, Les « S.D.F. », de qui parle-t-on? Une étude à partir des dépêches AFP, in: Population, 2002