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Reportage

Raqqa : «Que ses enfants puissent dire : "Ceci est la tombe de mon papa"»

A 60 ans, le docteur Mahmoud Hassan est le seul médecin légiste de Raqqa. Avec son équipe, il exhume inlassablement les corps des charniers improvisés pour permettre aux familles de faire leur deuil.
par Wilson Fache, Envoyé spécial à Raqqa,
publié le 21 novembre 2018 à 18h46

Six corps sont alignés sous le soleil mordant. Casquette blanche et mauve vissée sur le front, larges lunettes et masque chirurgical : on ne voit presque rien du visage de Mahmoud Hassan, 60 ans. D'un geste de la main, il fait signe à un assistant d'ouvrir le sac mortuaire qui gît à ses pieds : ses articulations douloureuses ne lui permettent plus de se baisser pour le faire lui-même. Le glissement de la fermeture éclair est suivi d'une odeur épouvantable. « Ça, c'est la dernière dépouille que nous avons exhumée. Elle est à un stade de décomposition extrême. C'est un tas d'os, de liquides et de gaz. Impossible à identifier», conclut le docteur.

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Dans les ruines de Raqqa, ancienne capitale autoproclamée du groupe Etat islamique, les autorités ont récemment découvert quatre charniers contenant plus de 2 500 cadavres, qui viennent s’ajouter à ceux, déjà nombreux, qu’il faut extirper des maisons aplaties par les bombardements de la coalition internationale. Les rares squelettes qui peuvent encore être identifiés - grâce à un bijou, une carte d’identité ou une particularité physique - sont remis à leurs familles. Les autres sont emmenés dans le cimetière de Tel Bi’a, dans la banlieue est de la ville. Mahmoud Hassan, ventre bedonnant et yeux rieurs, a la difficile tâche d’être l’unique médecin légiste de la cité des morts.

«Je fais de la médecine pas de la politique»

Généraliste depuis trente-quatre ans, le docteur Hassan s'est converti à la médecine légale à la fin de la bataille. Moins par choix que par nécessité. «Dans une ville aussi grande, où gisent des milliers de corps, comment faire pour tous les identifier ? Nous n'avons pas de laboratoire. Tout ce que ce je peux faire, c'est les examiner avec les outils que j'ai : mes mains, mon nez, mes yeux, soupire ce natif de Raqqa. Nous avons fait des demandes pour faire venir plus de docteurs afin d'aider, mais personne ne veut le faire. Des médecins sont venus, mais quand ils ont vu la situation et ils ont fui.» Ce diplômé de l'université d'Alep avait toujours, jusqu'ici, refusé de pratiquer des autopsies. «Sous le régime, il fallait être corruptible pour pratiquer la médecine légale. En échange d'une enveloppe, on nous dictait la cause du décès et le coupable. Moi je fais de la médecine, pas de la politique», insiste-t-il, l'air fier.

Il aura fallu quatre longs mois de combats sanglants, de juin à octobre 2017, pour que les Forces démocratiques syriennes (FDS), une alliance arabo-kurde soutenue par les Etats-Unis, parviennent à reconquérir Raqqa. Alors que la bataille faisait rage, et qu’il était trop dangereux de se rendre jusqu’au cimetière, combattants et familles ont enterré les leurs à la hâte, là où ils ne risquaient pas d’être fauchés par un tireur embusqué ou une frappe aérienne.

Parcs, mosquées et écoles sont devenus autant d'ossuaires. Héritages d'une bataille sans pitié durant laquelle les bombardements coalisés ont réduit Raqqa en cendres. Les Etats-Unis ont admis leur responsabilité dans la mort d'une centaine de résidents seulement. Un chiffre bien en-deçà des estimations de l'organisation britannique Airwars, qui évalue à plus de 1 500 le nombre de civils tués dans les attaques de la coalition dirigée par Washington. «Fait troublant, le Pentagone ne semble même pas désireux de présenter des excuses pour les centaines de civils tués dans le cadre de sa "guerre d'anéantissement" contre Raqqa. C'est une insulte faite aux familles qui, après avoir vécu sous la coupe brutale de l'EI, ont perdu des proches sous le déluge cataclysmique des tirs de la coalition», avait estimé Kumi Naidoo, secrétaire général d'Amnesty International, au retour d'une mission en Syrie en octobre.

Dans le parc du «panorama», près de la rivière Euphrate qui serpente au sud de la ville, Mahmoud Hassan estime à environ 1 500 le nombre de corps enterrés. Mais une fraction seulement ont pu être exhumés, le travail n’ayant commencé que mi-septembre, une fois les équipes de démineurs venues nettoyer l’immense terrain vague. Chaque jour, le médecin légiste et son équipe déterrent une demi-douzaine de corps. Ce sont souvent des femmes et des enfants. Ce sont parfois leurs tortionnaires, qui n’hésitaient pas à utiliser les civils comme boucliers humains.

De nouveaux coups de pelle déterrent un cadavre habillé d'une combinaison militaire. Sans doute un jihadiste, conclut l'équipe. Un employé du Conseil civil de Raqqa passe ses deux mains sur son visage, comme le veut la prière rituelle chez les musulmans : «Nous étions ennemis dans la vie, pas dans la mort.» L'équipe de secours est rassemblée autour d'une théière posée sur des braises. Un travailleur saisit un sac mortuaire bleu électrique pour s'en servir comme tapis de prière lorsqu'un homme s'avance vers eux : «On peut vous aider ?» demande un assistant médical. «J'ai un proche enterré ici», répond Mohammed Khalawi.

«Vous pouvez me le décrire ?

- Il est grand, porte une jellaba grise à rayures. Sous sa jellaba, il a un short noir et un tee-shirt gris. Il a un tatouage en forme de scorpion. Et il porte une montre Casio.»

- Le tatouage, on ne pourra plus le voir… Et les dents ?

- Il a de longues canines. Il s’est pris une balle dans le visage, la jambe et peut-être aussi dans l’épaule.

- D'accord, on vous tiendra au courant dès qu'on le trouve. Donnez-nous votre adresse.»

Azan, 8 ans, enterré avec son pyjama

Sa demande déposée, Mohammed Khalawi rejoint des proches regroupés près d’une fontaine en forme de rose. Il est également venu récupérer deux autres corps, dont il connaît l’emplacement : Azan, 8 ans, enterré avec son pyjama, et sa sœur, une fillette de 4 ans touchée par balle à la jambe et au visage. Les enfants d’un ami.

Le ciel gronde. La pluie s'intensifie au fur et à mesure que les pelles s'enfoncent dans la terre humide. Les gouttes coulent sur leurs visages et fouettent les sacs mortuaires dans un clapotis morbide. Les yeux de Mohammed sont secs ; le ciel pleure pour lui. La pelle de l'un des «défossoyeurs» percute une pierre. Il la soulève, révélant les deux enfants. Un crâne, d'abord, est délicatement placé à l'intérieur d'un sac plastique. Puis des cheveux, un fémur… L'équipe de secours tamise la terre pour ne rien oublier. «Nous allons les emmener dans un cimetière où ils seront près de leurs proches, annonce Mohammed Khalawi. Leur oncle et leur père y sont déjà enterrés.»

Le bal des survivants est constant. Une silhouette drapée d'un tissu sombre fait son apparition au loin. Elle marche si lentement qu'il lui faut presque un quart d'heure pour rejoindre l'équipe. Son arrivée est précédée par ses sanglots. Wahda, 67 ans, est à la recherche de son fils Abdullah, qu'elle sait enterré ici. Seulement, elle ignore où exactement. Le cimetière est vaste, et les corps innombrables. «La Hisba [la police des mœurs de Daech, ndlr] a voulu le faire monter dans une voiture. Il a protesté et il s'est battu seul contre cinq d'entre eux, murmure la vieille dame. Je crois qu'ils l'ont poignardé dans le ventre, c'est ce que des gens m'ont dit. Ils l'ont menotté, lui ont bandé les yeux et l'ont forcé à monter dans la voiture. C'est à ce moment-là qu'une frappe aérienne a tout fait exploser.»

Pas de tests ADN

Arrivée à l'hôpital, la famille apprend que le corps d'Abdullah n'est plus là. Des jihadistes l'auraient déjà emmené pour l'enterrer. Un an plus tard, Wahda garde espoir de le retrouver. Elle est venue accompagnée de son petit-fils Omar, 6 ans à peine. L'orphelin, silencieux, regarde le sol. «Je veux voir une tombe au nom de mon fils. Je veux qu'il soit enterré dans un vrai cimetière, pour que l'on sache où il est, plaide la grand-mère. Pour que ses enfants, en grandissant, puissent dire : ceci est la tombe de mon papa.» Ses pommettes parcheminées sont couvertes de larmes. Sa voix s'étrangle. Elle ajoute, à peine audible : «Je veux simplement être enterrée avec mon fils.»

Les chances de retrouver Abdullah et de l'identifier sur la base de la description donnée par sa mère son quasiment inexistantes, confie l'équipe. Faute de tests ADN, le travail de Mahmoud Hassan vise plus à débarrasser le centre-ville de ses charniers plutôt que de mettre un nom sur les disparus. «On a identifié et pu rendre à leurs familles 10 % ou 20 % des corps. C'est plus facile avec les cadavres sous les décombres, explique le docteur Mahmoud Hassan. Quand une frappe aérienne vise une maison, au moins on sait qui sont les gens à l'intérieur.»

photo Charles Thiefaine pour Libération

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