Deux petites filles dorment dans leur chambre dans un immeuble insalubre à Paris. (Photo d'illustration)

Deux jeunes filles dorment dans leur chambre dans un immeuble insalubre à Paris. (Photo d'illustration).

AFP

Des fissures lézardent l'intégralité de la façade. Certaines font quelques dizaines de centimètres. D'autres traversent presque entièrement le mur de cet immeuble du nord-est de Paris. Le bâtiment est si délabré que même le vent semble menacer ses fondations. Un peu plus de deux semaines après l'effondrement de trois immeubles, qui a fait huit mort à Marseille le 5 novembre dernier, certains s'interrogent : un tel drame pourrait-il avoir lieu à Paris ? Dans la cité phocéenne, plus d'un milliers d'habitants ont été évacués ces deux dernières semaines, par mesure de sécurité. Mais dans la capitale, le dernier effondrement remonte à près de 30 ans. La façade d'un immeuble du XXe arrondissement s'était écroulée. Par miracle, l'incident n'avait fait qu'un blessé, mais n'avait pas manqué d'alerter les autorités.

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Consciente que sa responsabilité serait engagée en cas de manquement, la Ville de Paris a lancé un plan d'envergure pour éradiquer les logements indignes dès 2001. Il a depuis porté ses fruits, puisque aucun immeuble ne présenterait actuellement un tel risque, selon les acteurs du secteur. Pour autant, l'insalubrité n'a pas disparu. Plus diffuse, elle se niche désormais dans les recoins les moins visibles de la capitale. Au détriment des habitants les plus précaires.

La carotte et le bâton

Avant le fameux plan de 2001, la situation à Paris n'était pas très éloignée de celle de Marseille aujourd'hui, affirme Ian Brossat, adjoint en charge du logement à la maire de Paris. Depuis, le recensement de 1030 immeubles insalubres ou en péril, dont 85% se trouvaient dans les arrondissements de l'est parisien, aurait permis une véritable amélioration. Pour y parvenir, 3,5 milliards d'euros ont été versés sous forme de subventions pour financer des travaux. Pour les propriétaires les plus réfractaires, les travaux d'office et l'expropriation - pour transformation en logements sociaux - ont été mis en place. Une lutte, "avec la carotte et le bâton, admet Ian Brossat. Quand les propriétaires ne peuvent pas faire les travaux faute de moyens, l'incitatif doit prendre le dessus. Mais quand ils se conduisent en marchands de sommeil, il faut sévir."

En une décennie, les 1030 immeubles recensés, dont un tiers ont été préemptés par la municipalité, ont été traités. "Des rues entières ont été transformées", constate Samuel Mouchard, directeur de l'Espace Solidarité Habitat (ESH) de la Fondation Abbé Pierre. "Si la volonté politique existe, on peut éviter des drames comme à Marseille." Seuls quatorze immeubles figurent désormais sur la liste des bâtiments en péril. Un chiffre dont se félicitait, en septembre, l'ancien procureur de la République. François Molins rappelait néanmoins la "moins grande visibilité" des logements insalubres, indignes ou dangereux. Des "combles exigus", des "caves humides", des "garages". Le plus souvent "bien difficiles à repérer", car invisibles depuis le trottoir ou la cour d'un immeuble.

De l'eau de pluie dans l'appartement

Chez Benjamin, un habitant du Xe arrondissement, les parties communes sont globalement bien entretenues. Entrée de standing, peinture récente, carrelage neuf. Mais passé le paillasson, c'est une autre affaire. "Le propriétaire rénove ce que l'on voit, car cela fait grimper la valeur de son bien. Mais les logements ne sont pas du tout aux normes", s'énerve le locataire.

Depuis qu'il a emménagé, il y a trois ans, il a pu constater une dégradation du deux-pièces qu'il partage, malgré lui, avec des rongeurs. Sans que cela n'émeuve son propriétaire : "Les façades sont gorgées d'eau, les gouttières sont cassées. Jusqu'à récemment, les câbles électriques étaient apparents." Les jours de pluie, l'eau s'écoule à l'intérieur de l' appartement à la façade poreuse. L'humidité imprègne les tapisseries. Les murs sont couverts de champignons. Pour assainir l'air, il faut nécessairement braver le froid de ce début d'hiver en ouvrant les fenêtres. Et le chauffage électrique, dont la facture creuse son découvert, n'est pas d'une grande aide.

Pas assez aérés, trop petits, trop humides, trop chers, aussi. Les logements comme le sien se comptent par milliers dans la capitale. Plus de 5000 cas d'insalubrité sont signalés chaque année, rapporte le pôle parisien en charge du plan de lutte contre l'habitat indigne. L'incurie serait en hausse, tout comme les locations de locaux impropres à l'habitation. Rien que dans le XVIIIe, le Comité Actions Logement (CAL) traite 650 dossiers. "Il s'agit principalement de personnes qui ont du mal à se loger dans le parc privé et sont en attente d'un logement social - ce qui peut prendre plusieurs années. Ils vivent dans des appartements très dégradés, beaucoup trop petits et trop chers", décrit la directrice de l'association, Violette Volson.

"Des propriétaires peu scrupuleux partout"

Dès qu'elle franchit le pas d'une porte, le tableau est identique : moiteur, condensation, fenêtres qui ne ferment pas, peintures écaillées, fissures. "En général, ils n'ont pas de chauffage et s'achètent des bains d'huile d'appoint." Une aide insuffisante pour contrer l'humidité générée par la sur-occupation. Les Marcos* en savent quelque chose. Deux semaines seulement après avoir quitté les 9 m² qu'ils partageaient à trois dans le VIe arrondissement, les problèmes respiratoires de leur fils ont cessé. "Il avait des quintes de toux jusqu'à vomir. On pensait que c'était la coqueluche. Alors que c'était l'air de l'appartement", explique Samara, la mère du garçon de 10 ans, qui vit désormais en Seine-et-Marne, dans un lieu plus décent.

Dans ce qui pourrait servir de placard à balais, avec toilettes sur le palier, pas de place pour des lits. "Nous dormions sur un matelas deux places, posé à même le sol." Pas non plus de kitchenette, ni de chauffage. Mais un vrai loyer : 530 euros, auxquels s'ajoutaient 30 euros d'électricité directement perçus par le propriétaire. Et en cash. "Trop cher pour vivre avec des souris, des cafards et des taches de moisissure partout."

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Sans échappatoire, cette famille arrivée il y a neuf ans des Philippines a occupé quatre ans ce taudis situé à quelques mètres du luxueux Bon Marché. "Il y a des propriétaires peu scrupuleux partout, souffle Ian Brossat. Dans le XVIe, j'ai visité des chambres de bonne dans lesquelles il pleuvait." Violette Volson confirme : "Les pires situations que j'ai vues se trouvaient dans les quartiers chics. Je me souviens d'un homme qui vivait avec sa mère handicapée dans un studio de 6m² au 8e étage, sans ascenseur. Il montait et descendait les escaliers de service en la portant sur son dos."

Est-ce que dénoncer la situation aux autorités compétentes aurait changé la donne ? Pas si sûr. D'après cette juriste de formation, les arrêtés d'insalubrité sont rares, y compris lorsque l'association considère que la situation s'y prête. "Le service technique de l'habitat (STH) invite plus souvent les propriétaires à faire les travaux. Ça peut traîner longtemps, même lorsque les enfants développent de l'asthme."

Les précaires, cible des marchands de sommeil

Selon Violette Volson, les marchands de sommeil ciblent les personnes fragiles, en attente d'un logement social ou qui n'y ont pas accès, prêtes à dépenser des sommes injustifiées pour se loger. Et si elles sont également en situation irrégulière, comme les Marcos, c'est une garantie supplémentaire, pour les logeurs indélicats, de ne pas être dénoncés. Ainsi, une famille indienne du XVIIIe arrondissement, dont les trois membres occupaient 4m² (loi Carrez) pour un loyer de près de 400 euros, est restée silencieuse pendant plusieurs années. "La situation était alarmante, avec un propriétaire violent physiquement et verbalement. Il a fallu qu'une copropriétaire les signale à la fondation Abbé Pierre pour qu'ils soient relogés. Ce qui a tout de même pris plusieurs années."

Pour Samuel Mouchard, de la Fondation Abbé Pierre, les locataires abusés craignent également d'être mis à la rue par leur propriétaire, notamment parce qu'ils ne connaissent pas leurs droits : "Il faut les sensibiliser au fait que, lorsqu'ils se signalent, ils sont considérés comme victime. Le droit les protège." Ian Brossat, l'élu au logement, abonde : "Nos agents vont sur place, repèrent et dialoguent si besoin avec les propriétaires. Si aucun accord n'est trouvé, nous pouvons aller jusqu'aux poursuites pénales".

Ces deux dernières années, le nombre de signalements au parquet est passé de 16 à 70. Mais pas de quoi rassurer Jean-Baptiste Eyrault, président du Droit au logement (DAL). "Les rapports d'insalubrité doivent être transmis à l'Agence régionale de santé. Mais le plus souvent, seule une note d'information demandant de se mettre en règle, sous peine d'amende, est envoyée au bailleur." Conséquence, selon lui : soit le marchand de sommeil paye l'amende, sans réaliser les travaux nécessaires, soit il se retourne contre ses locataires... "Et ils le savent : s'ils sont mis dehors, il sera très difficile pour eux de trouver un logement décent avec leurs revenus. S'ils portent plainte, il y a aussi de grandes chances pour que la police prenne le parti du propriétaire", accuse le militant, pour qui la loi ELAN (loi logement de 2018) ne protège pas suffisamment les occupants.

Depuis 2017, la Ville de Paris réfléchit à la mise en place d'un permis de louer, afin que des contrôles de mises aux normes soient menés au préalable. La solution miracle ? Le président du DAL y est favorable, mais s'en méfie : "Sans régulation des loyers, les prix augmenteraient encore. Ce qui pousserait davantage de gens dans des taudis de banlieue, voire des bidonvilles ou des voitures." Et davantage de personnes précaires dans l'invisibilité.

*Le nom a été modifié

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