La Croix : 77 migrants et demandeurs d’asile ont été débarqués de force, et sous les tirs des garde-côtes libyens, à Misrata en Libye le 20 novembre. Qu’est-il advenu d’eux ?

Vincent Cochetel : Huit à dix d’entre eux, blessés, ont été emmenés à l’hôpital. 29 ont été arrêtés pour être interrogés, les autres ont été emmenés dans un centre de détention.

Cela ne donne-t-il pas raison aux ONG qui font valoir que la Libye ne peut pas être considérée comme un pays sûr ?

V. C. : Mais la Libye n’est pas un pays sûr ! Et ces personnes n’auraient jamais dû être débarquées en Libye. Le cargo Nivin est venu au secours de ces personnes dans les eaux internationales relevant de la zone libyenne de recherche et de secours en mer (zone SAR). Or en vertu du droit maritime, être responsable d’une telle zone impose de coordonner le sauvetage et d’organiser le débarquement dans un port sûr. Mais il n’y a pas de port sûr en Libye.

La dénonciation de pratiques esclavagistes en Libye, par un reportage de CNN, avait suscité une indignation mondiale en novembre 2017. Quelle est la situation un an plus tard ?

V. C. : 5 000 personnes sont détenues dans d’épouvantables prisons qu’on ne peut pas appeler camps. Il s’agit là des seules personnes recensées dans les lieux gérés par le département pour combattre le crime d’immigration illégale (DCIN). 75 % d’entre elles sont des réfugiés venus principalement de Somalie, d’Érythrée ou du Soudan.

Nous ne savons pas grand-chose des lieux de détention aux mains de trafiquants et de milices. Mais nous savons que depuis le début de l’année, 14 595 personnes ont été interceptées en mer par les garde-côtes libyens et rapatriées sur le sol libyen. Certaines ont pu finalement regagner leur pays avec l’aide de l’organisation internationale des migrations. Mais il est clair qu’une bonne partie d’entre elles ont été vendues à des trafiquants pour servir de main-d’œuvre dans les exploitations agricoles ou pour les sites de construction, voire pour de l’exploitation sexuelle pour les femmes.

Ce trafic d’êtres humains est énorme et légal. Selon la loi 19, qui date de 2000, tout étranger irrégulier doit être expulsé du pays. Mais l’article 6 de cette loi précise qu’il devra s’acquitter d’une amende ou de travaux forcés. Ce cadre légal favorise le trafic d’êtres humains et le système de détention fait partie de son « business model ».

Les pratiques esclavagistes n’ont donc pas disparu ?

V. C. : Au contraire, ces pratiques se sont multipliées. Dans la mesure où il est plus difficile de quitter le sol libyen, les trafiquants ont besoin de monétiser leur investissement en exploitant plus encore les personnes détenues qui sont vendues ou prêtées à la journée. De plus, les situations de détention se sont détériorées. Suite à un contentieux entre la DCIN et l’entreprise qui fournissait des repas, les détenus sont très peu nourris depuis juin dernier. Ils n’ont guère qu’un bol de riz ou de pâtes par jour.

Qu’est devenue la promesse faite il y a un an d’évacuer 10 000 réfugiés de Libye ?

V. C. : 300 personnes ont été évacuées vers le Niger la semaine du 12 novembre, 130 doivent l’être le 22 novembre. Mais la réinstallation depuis le Niger de ces réfugiés dans les pays d’accueil se fait au compte-gouttes. Depuis novembre 2017, 860 personnes ont été accueillies dans onze pays (1) et 201 personnes sont en attente de départ. Mais 1 400 restent bloquées au Niger, toujours dans l’attente qu’une décision de réinstallation les concernant soit prise.

L’Aquarius de SOS Méditerranée est toujours à quai à Marseille. Est-ce la fin des bateaux d’ONG en Méditerranée ?

V. C. : J’espère bien que non. C’est très cynique. S’il n’y a plus de témoins, s’il n’y a plus de capacités de recherche par une surveillance aérienne, alors il n’y a pas besoin d’avoir des capacités de sauvetage. 2 063 personnes sont mortes depuis le début de l’année. Mais il ne s’agit que des morts documentés. Les États ont peur que les ONG ramènent les bateaux vers l’Italie. Tant que la question du partage du débarquement ne sera pas réglée entre les États de la Méditerranée, il n’y aura pas de progrès.

De fait nous assistons à une baisse de ces capacités de recherche et de sauvetage, et nous craignons que le mandat de l’opération européenne Sophia [NDLR : pour lutter contre le trafic de migrants et sauver des naufragés] qui s’achève à la fin de l’année ne soit pas reconduit. Rassurés par la baisse des arrivées en Italie, les États européens ont le sentiment qu’il y a moins d’urgence à régler le problème.

Or vu le peu de bateaux au large de la Libye, il y a peu de chance d’être secouru. Et faute de lieux de débarquement, les bateaux risquent de ne plus vouloir secourir les personnes en détresse. C’est déjà une réalité si l’on en croit les témoignages que nous recueillons auprès de personnes qui arrivent en Italie.

(1) Belgique, France, Finlande, Allemagne, Grande-Bretagne, Pays-Bas, Suisse, Norvège, Suède ainsi que Canada et États-Unis.