Vivre en France avec 2000 euros : ils racontent leurs fins de mois difficiles

Yves, Lucie, Erwann ou Nathalie, tous ceux que nous avons interrogés ont du mal à boucler les fins de mois. Et pourtant, ils travaillent, souvent dur, et n’ont pas forcément des salaires très bas. Certains sont des Gilets jaunes, d’autres non. Mais tous espèrent mieux.

 Chauffeur VTC à Toulouse, Yves, qui a rejoint le mouvement des Gilets jaunes, ne décolère pas contre l’Etat.
Chauffeur VTC à Toulouse, Yves, qui a rejoint le mouvement des Gilets jaunes, ne décolère pas contre l’Etat. LP/Rémy GABALDA

    Ils ne sont pas pauvres mais, pour autant, ils sont bien loin d'être riches. Ces soudeurs, techniciens, secrétaires, infirmiers ou postiers qui paient des impôts mais n'arrivent pas toujours à joindre les deux bouts nourrissent cette classe moyenne inférieure, vivant avec environ 2 000 € par mois.

    En France, 20 % des salariés gagnent entre 1 800 et 2 200 € nets par mois. Soit environ 6 millions de personnes. Et 30 % des ménages disposent d'un revenu mensuel net inférieur à 2125 €.

    D'ordinaire, on ne les entend guère. Mais depuis quelques jours, ils donnent de la voix pour dénoncer leurs pertes de pouvoir d'achat, la hausse du coût de leur plein d'essence, l'absence de coups de pouce de l'Etat car leurs revenus sont trop… élevés! Le mouvement des Gilets jaunes vient, en effet, de mettre en lumière leurs conditions de vie.

    Nous avons décidé de donner la parole à ces « déclassés », victimes du « matraquage fiscal » comme ils disent. Certains ont choisi de revêtir la tunique fluo, d'autres préfèrent rester à l'écart de la fronde organisée. Mais tous racontent un quotidien de plus en plus difficile, en ville comme à la campagne.

    YVES, 60 ANS : « J'ai l'impression de bosser pour rien »

    Chauffeur de VTC à Toulouse, Yves gagne entre 1 000 à 1 500 € nets par mois. Il est en couple avec une assistante de gestion avec laquelle il a une petite fille de 8 ans. Le revenu total de son foyer est d'environ 3 000 €.

    Depuis trois ans, l'homme a créé son entreprise de VTC à Toulouse (Haute-Garonne). En costume, affublé de son gilet jaune portant l'inscription « la vache à lait n'a plus rien à donner », ce père de famille, ne décolère pas contre l'Etat.

    « Je travaille 12 heures par jour, six jours sur sept et pourtant à la fin du mois, sur les 5 000 € de chiffre d'affaires que j'engrange, il me reste moins de 500 €, une fois toutes mes dépenses payées, assure ce chauffeur autoentrepreneur. J'ai l'impression de bosser pour rien ! Pratiquement tout passe dans mon crédit voiture, mes deux assurances auto, mon loyer de 700 €, les assurances pour la maison et mon boulot, les amendes de stationnement, le gazole. Trois quarts dans des charges ! Et puis, à la fin, ce qui me reste est donc insuffisant pour me payer des loisirs ou un resto ! Cela fait trois ans que je n'ai pas pris un jour de vacances ».

    «Cela fait longtemps que le pouvoir d'achat des Français baisse»

    En moyenne, Yves parcourt 130 000 km par an. En 2017, son budget consacré au carburant s'élevait à 6 700 €. « Cette année, cela sera plutôt 8 000-8 500 € et je ne peux pas faire autrement, peste ce professionnel qui estime perdre encore 250 € par mois depuis la hausse du prix à la pompe. Cela fait longtemps que le pouvoir d'achat des Français baisse mais cette augmentation imposée, sous prétexte de la transition écologique, c'est la goutte d'essence qui fait déborder le réservoir. A raison de deux pleins par semaine, je ne peux pas répercuter cette augmentation à mes clients donc je rogne sur mes marges. Avant, j'étais propriétaire de plusieurs biens immobiliers mais j'ai dû les vendre, étranglé par toutes les taxes. Je ne pensais pas que ce mouvement citoyen prendrait autant d'ampleur. Et je n'ai pas l'intention de lâcher! ».

    LUCIE, 32 ANS : «On ne peut se permettre aucune fantaisie»

    Lucie participe aux blocages des Gilets jaunes depuis le premier jour. LP/Bertrand Fizel
    Lucie participe aux blocages des Gilets jaunes depuis le premier jour. LP/Bertrand Fizel LP/Rémy GABALDA

    Lucie, 32 ans, hôtesse d'accueil, gagne 1 150 € nets par mois. Son mari, salarié d'un chantier naval, 2 000 euros. Ils ont un enfant de 7 ans.

    Emmitouflée dans une large doudoune noire, Lucie fait partie de la quinzaine de Gilets jaunes qui ferment par intermittence depuis six jours l'accès à l'une des stations-service des Pieux (Manche). Autour du brasero, elle s'exprime doucement, plus peut-être avec tristesse qu'avec colère.

    « Je travaille depuis plus de 18 ans dans la même grande surface. J'ai occupé différents postes et maintenant je suis hôtesse d'accueil. Tout ça pour gagner… 1 150 € nets par mois ! Mon mari est salarié du chantier naval DCNS. Il touche 2 000 € par mois. On a un petit garçon de 7 ans. Donc ça fait 3 150 € pour nous trois sachant qu'on ne touche aucune aide. On ne rentre pas dans les grilles des allocations familiales. »

    « Par contre, mon mari est imposable. On paie donc 900 € par an plus 430 € de taxe d'habitation… La baisse de 30 % en octobre, je ne sais pas qui elle concerne mais pas nous en tout cas, parce qu'on n'en a pas vu la couleur. Evidemment, il faut rajouter à tout ça nos 650 € de loyer. Pas besoin de faire de grands calculs : malgré nos deux salaires, il nous reste 150 € à la fin du mois. »

    «On ne demande pas la lune»

    « On choisit d'en faire profiter notre fils, de lui donner la possibilité de faire une activité. Mais du coup, on ne peut se permettre aucune fantaisie. Si on se fait quelquefois un petit resto tous les trois, on sait que c'est au détriment d'autre chose… Et encore, moi, je n'ai que 2 km à faire pour aller au boulot. Mais mon mari, lui, en a 30 donc c'est un plein d'essence en plus tous les 15 jours ! »

    « Quand je vois les résultats de nos entreprises et qu'en même temps, il est hors de question pour nous de réclamer la moindre augmentation, c'est vraiment dur à accepter. Surtout qu'on ne demande pas la lune. On demande juste à gagner un peu de pouvoir d'achat pour vivre normalement. »

    « Quand même, est-ce que c'est normal qu'une famille comme la nôtre avec un enfant paie 900 € d'impôts alors qu'il nous reste 150 € par mois en travaillant tous les deux ? Franchement, ça ne me paraît pas scandaleux de dire qu'il y a problème. Et c'est juste pour ça qu'on est là. »

    ERWANN, 42 ANS : «Je ne peux pas mettre d'argent de côté»

    Erwann connaît des fins de mois difficiles. LP/Sébastien Salom-Gomis
    Erwann connaît des fins de mois difficiles. LP/Sébastien Salom-Gomis LP/Rémy GABALDA

    Erwann, 42 ans, est soudeur dans l'aéronautique à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique). Père séparé, il gagne 2 200 euros nets par mois.

    « Je ne me sens absolument pas représenté par eux. » « Eux », ce sont les Gilets jaunes. Erwann n'a pas de mots assez durs pour critiquer la forme de ce mouvement censé illustrer le malaise de la petite classe moyenne française. Une catégorie dont il fait pourtant partie.

    « Oui, il existe une perte du pouvoir d'achat et oui, l'impôt n'est pas équitable. Sur le fond, je suis d'accord. Je comprends les retraités, les familles monoparentales, concernant le matraquage fiscal. Mais à quoi assistons-nous ? Des Français qui bloquent des Français et les dérives sont de plus en plus inquiétantes ! Et ceux qui prennent la parole… Ça ne vole pas bien haut. Non, je ne me reconnais pas dans ceux qui insultent Macron et sa femme. Même si je ne suis pas Gilet jaune, je ne suis pas pro-Macron non plus », insiste celui qui ne vote plus depuis 15 ans.

    Les fins de mois difficiles, l'ouvrier qui fait les 3 x 8 connaît. Il gagne cependant un salaire que beaucoup envieraient : environ 2 200 € nets par mois. Sauf que… père séparé avec un enfant de 6 ans en garde « presque » alternée en raison de ses horaires décalés, ce qui ne l'exclut pas d'une pension alimentaire (200 € par mois), locataire de son appartement (600 € par mois), les factures, le crédit auto (son seul crédit), la nourriture (« un budget essentiel pour moi »)… Résultat : « Je ne peux pas mettre d'argent de côté. En cas d'imprévu, c'est le découvert assuré. Je n'ai aucune aide et je paye 2 000 € d'impôts par an ».

    «Les Gilets jaunes se plaignent mais…»

    Voilà des années qu'il ne part pas en vacances. « Nous vivons dans une société consumériste. Les manifestants se plaignent mais ils ont tous des abonnements Netflix, de musique en streaming… Chez moi, je n'ai pas Internet par souci d'économie d'abord. Mon téléphone et la 4G me suffisent. Je ne suis pas le plus malheureux. »

    Il a bien acheté une voiture neuve, en passant du diesel à l'essence, mais considère cela comme un investissement. « Les contrôles techniques deviennent de plus en plus contraignants et pour ce qui est des réparations, je suis tranquille pour un moment. » Une voiture qu'il utilise tous les jours pour aller travailler. « Mon quartier n'est pas bien desservi en termes de transports en commun et puis, avec mes horaires décalés, je n'ai pas le choix ».

    Un peu désabusé (même s'il s'en défend), il ne croit pas « aux mesurettes » qui pourraient sortir de ce mouvement des Gilets jaunes. Ce n'était pas mieux avant, et cela ne le sera pas après selon lui. Pour quelle raison la colère se manifeste-t-elle aujourd'hui alors ? « L'arrogance du Président. Son attitude joue beaucoup pour l'expliquer. »

    NATHALIE, 46 ANS : «Maintenant, je fais attention au chauffage»

    Nathalie est «solidaire des Gilets jaunes» sans pour autant être engagée dans le mouvement. LP/Olivier Arandel
    Nathalie est «solidaire des Gilets jaunes» sans pour autant être engagée dans le mouvement. LP/Olivier Arandel LP/Rémy GABALDA

    Nathalie, 46 ans, est infirmière libérale près de Perpignan (Pyrénées-Orientales). Divorcée, elle a un enfant et gagne environ 1 800 € nets par mois.

    « C'est difficile de se plaindre, je côtoie au quotidien des gens plus démunis que moi », confie l'infirmière à domicile. Il n'empêche, ces derniers temps, elle n'hésite plus à donner de la voix. « En deux ans, c'est la troisième fois que je descends dans la rue, alors qu'avant, je n'avais jamais manifesté », témoigne cette mécontente croisée mardi à Paris lors d'un défilé des blouses blanches dénonçant le plan santé et le « mépris » du gouvernement.

    Il fut une époque où cette quadragénaire, « solidaire des Gilets jaunes » sans pour autant être engagée dans le mouvement, appartenait à la « classe moyenne supérieure ». « Désormais, je suis dans la partie basse », se positionne-t-elle, victime d'un « appauvrissement » de son pouvoir d'achat.

    Cette divorcée, maman d'une étudiante âgée de 18 ans, gagne environ 1 800 € nets par mois. « J'ai recensé toutes mes dépenses pour voir où je pouvais économiser », explique-t-elle. Elle a ainsi suspendu son plan d'épargne retraite ou changé de mutuelle, optant pour une offre à 46 € par mois pour sa fille et elle au lieu de 80 € auparavant. Celle qui est propriétaire a aussi renégocié son crédit maison. Le taux du prêt est passé de 3,80 % à 2,1 %.

    «70 € de plus par mois pour mes pleins d'essence»

    « J'ai pris mon courage à deux mains pour aller convaincre mon banquier », raconte celle qui doit s'acquitter de 800 € de mensualité. Il n'y a pas de petites économies. « J'ai mal au ventre de le dire mais maintenant, je fais attention au chauffage », concède-t-elle.

    Cette bac + 3, qui se retrousse les manches jusqu'à 12 heures par jour, se prive des vacances et « regarde les prix » quand elle fait ses courses. « Avant, j'essayais au maximum de faire travailler les petits producteurs près de chez moi. Aujourd'hui, je vais souvent chez Lidl et dans les magasins discount », précise-t-elle.

    Parallèlement, certains frais ont augmenté, malgré elle. « Depuis août, je paie 70 € de plus par mois pour mes pleins d'essence », calcule l'infirmière libérale en zone rurale. « Je roule beaucoup alors mon angoisse, c'est que ma voiture, mon outil de travail, me lâche. J'ai zéro euro de côté », s'alarme-t-elle.

    Ses charges, aussi, ont gonflé. « J'ai l'impression d'être une vache à lait », soupire-t-elle. Malgré tout, elle n'a pas l'intention de jeter l'éponge. « Je veux continuer à aimer mon métier. Si, demain, j'arrête, je n'ai plus rien, je n'ai pas droit au chômage », rappelle-t-elle. Elle regrette le « manque de considération de la part des politiques ». « Mais heureusement, on est récompensés tous les jours par nos patients reconnaissants », remercie-t-elle.