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Libération
Reportage

A Casablanca, la vie est poubelle

La seule déchetterie de la capitale économique du Maroc est une bombe à retardement écologique. Supposée fermer en 2010, elle est arrivée à saturation, et ses fumées toxiques se diffusent jusque dans le centre-ville.
par Théa Ollivier, Correspondante au Maroc
publié le 23 novembre 2018 à 19h56

«Parfois, la nuit, quand je dors, l'odeur de poubelle arrive dans notre maison. Elle m'étouffe et réveille toute la famille», s'énerve Fatiha, plantée devant sa petite cabane de tôle et de bois. Elle vit avec ses enfants, toujours accrochés à ses jambes, à quelques centaines de mètres de la décharge de Médiouna. Son village est bordé de champs remplis d'ordures. Chaque jour y atterrissent près de 4 000 tonnes de déchets non triés provenant de Casablanca, capitale économique du Maroc. Située à une vingtaine de kilomètres du centre-ville, la décharge déborde de détritus, qui s'amoncellent en un gigantesque tas de 45 mètres de hauteur.

Au sommet, d'où s'échappent des fumées blanchâtres, des camions-poubelle circulent à côté des chiffonniers. Ils fouillent la montagne à la recherche de matériaux à revendre. «La situation n'a jamais été aussi catastrophique, témoigne un conducteur qui travaille ici depuis vingt  ans. On ajoute couche sur couche, terre et déchets. Cela devient instable, on a peur de monter avec les camions car ça commence déjà à s'effondrer, surtout avec la pluie.»

En plus des glissements, la décharge risque des explosions liées à la formation de biogaz (lors de la fermentation des déchets organiques) et diffuse des émanations toxiques. «Chaque jour, des pneus ou des câbles électroniques sont brûlés par les chiffonniers qui récupèrent les matériaux comme le cuivre et le fer», ajoute Hanane Bouzil, membre fondatrice du Collectif pour la protection de l'environnement, qui regroupe onze associations luttant contre le dépotoir, dont la fermeture est reportée d'année en année depuis 2010.

Asthme. Les fumées nauséabondes de Médiouna se propagent jusqu'à la «ville verte» de Bouskoura, complexe résidentiel de luxe construit en 2013 à côté de la seule forêt de Casablanca. «Depuis deux ou trois mois, les odeurs atteignent même le centre-ville de Casablanca. La moitié des habitants sont concernés par cette catastrophe écologique», estime Hanane Bouzil. Sur le terrain, elle a recensé des cas d'asthme, de maladies respiratoires et d'allergies, qu'elle estime être des conséquences directes de la pollution.

Mais la militante s'inquiète surtout des effets indirects : «Le lixiviat, sorte de jus de poubelle toxique, s'infiltre dans le sol et les nappes phréatiques, alors que les légumes et le bétail que nous mangeons sont produits sur ces terres… De même, la forêt de Bouskoura est en danger : que vont devenir les arbres dans cinq ou dix ans ?» s'alarme-t-elle en désignant les nombreux détritus, plastiques, emballages ou canettes, qui jonchent les bords de route. «Dans l'immédiat, nous souhaitons une solution pour stopper les odeurs et les fumées toxiques, c'est-à-dire contrôler les chiffonniers qui brûlent les ordures et gérer les rejets de biogaz et de lixiviat. Ensuite, nous souhaitons que cette décharge ferme et qu'une autre ouvre, aux normes internationales», détaille Aziz Ayouche, lui aussi membre du collectif.

Bétail. Construite en 1986, la déchetterie de Médiouna est depuis longtemps saturée. En 2008, la société Ecomed avait signé un contrat avec la ville de Casablanca pour la fermer en deux ans et en construire une nouvelle. Dix ans plus tard, la situation n'a pas évolué. L'entreprise a été épinglée par la Cour des comptes pour ne pas avoir installé de centre de tri ni construit la totalité des puits de biogaz nécessaires. «La ville devait évacuer les chiffonniers de la décharge et les 20 000 têtes de bétail, nous fournir un terrain et assurer la sécurité du site. Aucun de ces trois engagements n'a été respecté», se justifie Ahmed Hamidi, patron d'Ecomed, dont le contrat a été résilié cet été par la mairie de Casablanca. Pour remplacer sa société, un appel à manifestation d'intérêt pour un centre de tri a été passé. Les autorités ont assuré au Collectif pour la protection de l'environnement qu'une nouvelle décharge serait prête en juin. Une promesse compliquée à tenir alors que 2 000 chiffonniers travaillent encore de manière informelle sur place.

«Je gagne 100 dirhams [9 euros] pour une journée de cinq heures de travail», calcule un garçon de 15 ans venu du village voisin. Il se dit opposé à la fermeture de la décharge. Individuellement, sa voix ne pèse pas grand-chose. Mais ses «employeurs» informels (à qui il verse chaque jour une commission et qui dirigent la récupération des déchets) ont eux aussi intérêt à maintenir la décharge en l'état.

Sa Majesté. Pendant des années, personne n'a vraiment prêté attention aux fumées toxiques de Médiouna quand elles stagnaient chez Fatiha et ses voisins. Maintenant qu'elles se faufilent dans les quartiers riches de Casablanca, leurs voix vont-elles enfin se faire entendre ? Aziz Ayouche a de l'espoir : «On nous a appelés pour nous annoncer que Sa Majesté le roi Mohamed VI est intervenu en personne pour accélérer le processus de la décharge.»

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