Vérité chez les Jarawa, erreur au-delà?
Comment juger le meurtre rituel d’un bébé dans une tribu aborigène indienne ? Voici un fait divers qui met à rude épreuve les valeurs que nous croyons universelles.
Nul n’est au-dessus de la loi ? Les autorités indiennes doivent répondre à cette question, alors qu’un bébé a été tué dans la tribu des Jarawa, sur l’île d’Andaman du Sud. L’information parue dans The New York Times relate un fait survenu au sein d’une société de quatre cents âmes, maintenue isolée au milieu de la forêt. Une des femmes de la tribu a donné naissance à un bébé au teint plus clair que celui de ses congénères, laissant supposer une relation exogène. Pour préserver l’intégrité de la tribu, le nouveau-né a été noyé. De tels meurtres rituels ont déjà eu lieu, mais personne n’a été inculpé, car jamais aucune plainte n’a été déposée. Or, cette fois-ci, une assistante sociale a alerté la police, amorçant un dilemme juridique, moral et philosophique épineux.
Les autorités indiennes ont tenté un exercice acrobatique consistant à concilier le respect des croyances des Jarawa et leur statut d’exception avec la nécessité d’instruire une affaire criminelle. L’enquête a été d’autant plus atypique que la mère de l’enfant n’a pas porté plainte et que la dépouille du bébé a été cachée au cœur de la jungle, dans un lieu que le doyen du village n’a jamais voulu révéler. Concrètement, deux citoyens indiens extérieurs à la tribu ont été inculpés : un homme de 25 ans, accusé de viol et soupçonné d’être le père du bébé, ainsi qu’un homme ayant fait boire le meurtrier, accusé d’avoir corrompu la tribu. Mais Tatehane, le criminel infanticide, un Jarawa, n’a pas été poursuivi. Une commission chargée du bien-être de la tribu doit statuer sur son sort. Doit-on le juger à l’aune de valeurs universelles, au risque d’adopter un regard ethnocentrique sur des traditions indigènes ? Un aborigène protégé par un statut d’exception, qu’aucun des membres de sa tribu n’a incriminé, peut-il être jugé selon la loi commune pour un sacrifice qui n’a, aux yeux des siens, rien de criminel ?
« Un casse-tête juridico-philosophique et trois options morales : saurez-vous prendre parti ? »
Trois options permettent d’aborder ce dilemme moral. La première, universaliste, pariant sur un socle de normes valables pour tous et en tout temps, considère que le meurtre, quelles que soient les circonstances, doit être proscrit. Le criminel doit donc être jugé. La position opposée, relativiste, préconise, compte tenu de notre incapacité à évaluer objectivement la diversité des pratiques culturelles, de juger les actes prétendus barbares en adoptant le point de vue de celui qui les pratique. « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage », écrit ainsi Montaigne. Du point de vue des Jarawa, le meurtre de l’enfant n’est pas un acte criminel mais l’expression d’une croyance, selon laquelle l’avenir de la tribu était menacé par cette naissance. D’ailleurs, si vraiment cette civilisation archaïque avait été tenue à l’écart de la civilisation, jamais personne n’aurait appris l’existence de ce crime, et personne n’aurait été inquiété. En réalité, le ver est dans le fruit depuis que les autorités indiennes entretiennent la forclusion artificielle des Jarawa, sans laquelle l’existence précaire de la tribu est condamnée à court terme… quitte à ménager la possibilité de pratiques « barbares » et à créer ce genre de dilemme. Une troisième et dernière position morale, reposant sur une certaine idée de la tolérance, concilie l’universalisme et le relativisme : elle admet le pluralisme des valeurs tout en reconnaissant la possibilité de juger le bien et le mal, le juste et l’injuste, selon un ou des principes fondamentaux, qu’il est possible de déterminer rationnellement. Reste à définir ces principes… Montaigne, par exemple, en adopte un : éviter la cruauté. De ce point de vue, Tatehane, le meurtrier guidé non par la cruauté mais par la préservation du bien-être de sa tribu, est-il coupable ? Pas sûr. Bref, un casse-tête juridico-philosophique et trois options morales : saurez-vous prendre parti ?
Expresso : les parcours interactifs
Voilà, c'est fini...
Sur le même sujet
La vérité
La quête de la vérité est le but même de la philosophie. Le Vrai constitue pour Platon, avec le Beau et le Bien, une valeur absolue. Mais qu’est-ce que la vérité et comment y accéder puisqu’on ne peut la confondre avec la réalité ? On…
L’enseignement de la philosophie à l’épreuve du relativisme des élèves
Ulysse a 25 ans et a obtenu son premier poste de professeur de philosophie l’an dernier. Lors de cette première année d’enseignement, une…
Alain Policar : “Le décolonialisme a renoncé au dialogue avec les oppresseurs”
Nous assistons à une racialisation du monde, observe Alain Policar dans son dernier livre L’Inquiétante Familiarité de la race (Le Bord de l’eau)…
Vincent Debaene : “Entre agir et penser, Lévi-Strauss se refuse à choisir”
Pour ce spécialiste de Claude Lévi-Strauss, l’auteur de Tristes Tropiques fonde moins sa réflexion sur l’alternative entre universalisme et…
Le devoir
Que dois-je faire ? Cette question introduit à la morale et au droit. Le devoir désigne l’obligation à l’égard de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Il se réfère au Bien (morale) ou à la Loi (droit), suppose une règle et s’adresse à…
Faut-il préférer le bonheur à la vérité ?
Analyse des termes du sujet « Faut-il » Synonymes : est-ce un devoir, une obligation, une contrainte, une nécessité ? « préférer » Synonymes : choisir (choix exclusif ou inclusif), privilégier, favoriser… « bonheur » Termes…
La vérité n’est-elle qu’une convention ?
Analyse des termes du sujet « La vérité » Synonymes : la véracité, la sincérité, l’authenticité, la vérité scientifique, la connaissance. Contraires : le mensonge, l’illusion, l’erreur, l’opinion, le préjugé. « …
L’autonomie de la politique
Le philosophe devient dangereux quand il veut soumettre la politique à la norme du Vrai. C’est là l’erreur de Platon, comme celle de Martin Heidegger… Telle est la critique du philosophe-roi que formule, au nom du relativisme, Barbara…