Prothèses de hanche : comment des patients sont devenus cobayes malgré eux

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Prothèses de hanche : comment des patients sont devenus cobayes malgré eux

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Siège de la société Ceraver
Siège de la société Ceraver
© Maxppp - Frédéric Dugit

L’entreprise orthopédique Ceraver et un chirurgien seront jugés en 2019 pour avoir, en connaissance de cause semble-t-il, opéré en 2011 des patients avec des implants de hanche non homologués, qui étaient alors en test sur des animaux. L'enquête révèle aussi d’autres manquements à la réglementation.

Pendant cinq ans, les gendarmes de l’Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP) ont enquêté. Écoutes téléphoniques, perquisitions, garde à vue... L'histoire qu’ils retracent est éloquente.

► TÉMOIGNER | Si vous avez reçu un implant et que vous souhaitez raconter votre histoire, vous pouvez le faire sur le site de l'ICIJ

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Des implantations sans consentement des patients

En mai 2013, le journal Le Parisien révèle que des centaines de prothèses de hanche et de genou ont été vendues par Ceraver alors que l’entreprise ne détenait pas les autorisations. Il est aussi question de quatre patients implantés avec des prothèses Ceraver non homologuées qui faisaient alors l’objet de tests sur les animaux.

À l’époque, les informations sont parcellaires et Daniel Blanquaert, le PDG de Ceraver, organise même une conférence de presse devant le siège de son entreprise en région parisienne. Revêtu de sa blouse blanche, il déclare que les quatre patients opérés à l'hôpital Ambroise Paré de Boulogne-Billancourt vont bien et surtout qu’ils étaient consentants.

Problème : on sait aujourd’hui que c’est doublement faux.

Quand les professeurs Alain Lortat-Jacob et Philippe Hardy, chirurgiens à l’hôpital public Ambroise Paré de Boulogne-Billancourt, opèrent de la hanche Fernando V, Patrick G, Martine D et Jeannine L en juin 2011, ils ne leur donnent pas une information essentielle : la prothèse qu’ils sont sur le point de recevoir n’est pas homologuée car elle comporte un revêtement antibactérien baptisé Actisurf qui est encore en phase de tests. Il n’en a jamais été question lors des rendez-vous préopératoires, les patients ne sont donc pas consentants. Ce que reconnaîtront les chirurgiens lors de leur garde à vue.

Par ailleurs, deux des quatre patients vont connaître des complications suite à leur opération. “Dès la sortie du bloc”, raconte Martine D aux enquêteurs. Des douleurs qui ne s’estompent pas, même deux ans après l’opération.

Fernando V a aussi vécu “l’enfer” après son opération. C’est le premier à recevoir une prothèse Actisurf non homologué, il a été opéré par le professeur Alain Lortat-Jacob. Les trois autres sont passés entre les mains de Philippe Hardy.

Il subit une première luxation de la hanche deux mois après l’opération, en août 2011. Il est victime d’une seconde luxation en septembre 2011. Il découvrira après les révélations de mai 2013 que sa prothèse était sous dimensionnée.

Malgré leurs douleurs, Philippe Hardy, chargé du suivi post-opératoire ne leur dit rien des prothèses Actisurf et de l’essai illégal. Il est rassurant et leur explique que les douleurs et même les luxations peuvent arriver après une opération de la hanche. Ce qui est vrai.

Tout comme il est vrai que leurs complications n’ont a priori aucun lien avec le procédé Actisurf (recouvrant les prothèses) lui-même. Mais ne sont-elles pas liées à la clandestinité même des opérations ? En effet, on ne sait pas si les prothèses expérimentales sont fabriquées à l’époque dans des tailles suffisamment diversifiées pour couvrir toutes les morphologies de patients. On ne sait pas non plus si les chirurgiens, conscients qu’ils réalisaient en partie entachées de graves irrégularités, ont pris le temps nécessaire pour mener à bien les opérations.

“Je n’ai plus confiance dans la médecine”

Aujourd’hui, les patients sont en colère contre les chirurgiens. Martine D a raconté aux enquêteurs son sentiment de trahison : “J’ai fait confiance pour quelque chose de banal et je me retrouve avec dix ans de plus (...) Si je devais me faire opérer, je refuserais, je n’ai plus confiance du tout en la médecine.”

Sentiment partagé par la famille de Fernando V. Il a été soutenu par ses deux enfants, dont Elisabeth que nous avons rencontrée. Elle confie éprouver de la haine à l’égard des deux chirurgiens. “On comprend qu'on nous a vraiment menés en bateau pendant deux ans”, lance-t-elle. Aujourd’hui, elle pense comprendre pourquoi les chirurgiens n’ont pas proposé de retirer la prothèse qui faisait vivre “un enfer” à son père et à sa famille : “On a un compte-rendu qui évoque une fissuration de la prothèse et personne ne se dit qu’il faut enlever cette prothèse ? Non. Il y a le test. Le test de cobaye. Il faut qu'on le garde en route.”

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“Vous vous démerdez, ce n'est plus mon problème”

Au-delà du rôle des chirurgiens, les enquêteurs se sont intéressés au parcours des prothèses non homologuées, depuis l’usine Ceraver de Plailly, dans l’Oise, jusqu’au bloc opératoire de l’hôpital Ambroise Paré à Boulogne-Billancourt.

Car il existe des procédures obligatoires et strictes au sein des hôpitaux publics parisiens de l’APHP pour assurer la traçabilité des implants.

À l'époque, le PDG Daniel Blanquaert réunit ses chefs de services en salle de réunion et leur annonce sa décision de fournir aux chirurgiens des prothèses non encore homologuées en vue de les implanter. Certains collaborateurs protestent, mais le PDG leur impose de trouver une solution pour que les implants arrivent jusqu'au bloc opératoire. “Vous vous démerdez, ce n’est plus mon problème”, lance, selon un témoin, Daniel Blanquaert qui doit se retirer quelques temps de la vie de l’entreprise afin de subir une opération chirurgicale assez lourde. Les cadres ont interdiction de quitter la salle de réunion tant qu’ils n’ont pas trouvé une solution.

Finalement, un des collaborateurs propose de falsifier l’étiquette des cartons de prothèses Actisurf afin de les faire passer pour des implants homologués, avec un certificat CE en bonne et due forme.

Reste à passer l’étape de la pharmacie centrale de l'hôpital, passage obligatoire pour tous les dispositifs médicaux implantables. Le responsable commercial de Ceraver, s’occupe de cette mission sensible. Il connaît très bien les lieux car il vient souvent voir les professeurs Hardy et Lortat-Jacob. Il sait que la pharmacie ouvre à 8 heures du matin. Il suffit donc de livrer les prothèses avant, pour pouvoir déposer les implants directement au bloc.

Pourquoi l’entreprise et deux chirurgiens ont-ils, comme semblent le démontrer toutes les investigations ayant eu lieu depuis le début de cette affaire, décidé de prendre un tel risque ?

Jusqu'ici tout se passait comme prévu pour l'entreprise. Ceraver cherche légitimement depuis longtemps à apporter une réponse au dernier gros problème de la chirurgie orthopédique : le taux d’infection, qui peut atteindre 2 % des opérations.

L’entreprise est en partenariat avec Véronique M, chercheuse au CNRS, qui a son laboratoire à l’université Paris 13. C’est elle qui a mis au point le procédé à l’origine d’Actisurf, pour lequel des brevets ont été déposés.

Elle découvrira dans la presse en mai 2013 que la société Ceraver a décidé “d’accélérer” les recherches en testant le procédé sur des humains. Elle explique aux enquêteurs avoir découvert les implantations dans la presse en 2013 : “C'est incompréhensible. Pour le coup, la société perd de l'argent, du temps et de la notoriété.”

La décision d’opérer des patients est d’autant plus surprenante qu’au même moment, la société est justement en train de finaliser une demande officielle d’essai clinique. Un médecin a même été embauché exprès pour cela. Ironie du sort, la demande d’essai clinique est rejetée par l’AFSSAPS (devenue l’ANSM) en octobre 2011… pour insuffisances de données précliniques. Soit quatre mois après les opérations d’Ambroise Paré.

“Marquer son territoire”

La vérité sur les motivations de l’entreprise apparaît lors de l’enquête judiciaire. Le PDG Daniel Blanquaert explique aux enquêteurs que des fabricants européens et surtout américains commençaient à s’intéresser au procédé Actisurf : “Je souhaitais marquer mon territoire sur l’aspect propriété intellectuelle.”

Pour ne pas se voir disputer la paternité industrielle du procédé industriel, il souhaite que l’opération soit réalisée par un chirurgien dont la compétence est incontestable. Il se trouve que le professeur Lortat-Jacob est spécialiste des infections orthopédiques. Mais il y a un souci. Il doit partir à la retraite. D’où la précipitation à opérer. Face aux enquêteurs, Daniel Blanquaert dira que l’opération était une demande du chirurgien. Celui-ci nie.

En garde à vue, Philippe Hardy explique que Ceraver et Alain Lortat-Jacob, conjointement, ont voulu “prendre date”.

Afin de marquer son territoire, Ceraver n’hésite pas, malgré leur illégalité, à communiquer sur ces implantations en 2011 à l’occasion du congrès annuel de la SOFCOT, qui réunit toutes les entreprises et les chirurgiens du secteur orthopédique français. Et ce, malgré leur caractère a priori illégal.

Ceraver fait réaliser un grand panneau retraçant toutes ses innovations depuis 40 ans. Concernant les prothèses de hanche Actisurf, on peut y lire : “Actisurf revêtement anti-adhésion bactérienne. Recherches CNRS - INSERM - Ceraver. 2011 : 1ères implantations par A. Lortat-Jacob, Ph. Hardy, T. Bauer.”

“Quand on a vu ce panneau à la SOFCOT, on s’est dit que Daniel Blanquaert avait forcément obtenu toutes les autorisations et qu’il nous l’avait caché”, raconte un ancien salarié de Ceraver. “À la SOFCOT, il y a des milliers de personnes dont des pharmaciens d'hôpitaux et des gens de l’ANSM. C’était trop gros.”

1885 implants non certifiées

La justice ne reproche pas seulement à Ceraver l’histoire des cobayes d’Ambroise Paré. L’enquête a mis en évidence la manière dont l’entreprise aurait écoulé plusieurs centaines de prothèses de genou et de hanche non couvertes par un certificat valide. Trois manquements seraient ainsi identifiés.

Des prothèses orthopédiques Ceraver auraient dû faire l’objet d’une nouvelle demande de certification suite à un changement de classification décidé dans le cadre d’un règlement européen de 2005. La classe III, la plus sensible, est plus contraignante pour les entreprises qui souhaitent faire certifier leurs implants. Ceraver, et d’autres entreprises concernées, avaient jusqu’au mois de septembre 2009 pour faire le nécessaire. Malgré les recommandations écrites de l’organisme certificateur français LNE-GMED, la société de Daniel Blanquaert se serait retrouvée à vendre des prothèses qui n’étaient plus couvertes par un certificat valable.

Dans un procès-verbal de synthèse, les enquêteurs écrivent que la société a même réussi à en vendre à des établissements publics d’Ile-de -France. “En dépit de la connaissance de la non-conformité de leurs produits, la société Ceraver a trompé l’AGEPS (agence de l’APHP chargée des appels d’offres) en indiquant que ses dispositifs médicaux implantables étaient certifiés en classe III sans détenir la certification correspondante”, écrivent les enquêteurs dans un procès-verbal de synthèse.

Selon ce procès-verbal, l’AGEPS a donc également été trompée par la société Ceraver, qui a fourni de faux certificats CE. “On n’a ni l’obligation ni la faculté d’aller vérifier l’authenticité des certificats”, nous explique Renaud Cateland, directeur adjoint de l’AGEPS. 

Dans un autre cas, Ceraver a modifié des prothèses pour lesquelles l’entreprise disposait de certificats CE valides. Mais ces modifications, qui étaient considérées comme majeures par l’organisme certificateur, auraient dû générer une nouvelle demande de certification. Ce qui n’a pas été fait, puisque Daniel Blanquaert jugeait, lui, que ces modifications étaient mineures.

Enfin, les enquêteurs ont découvert qu’une quarantaine de tiges fémorales Ceraver ont été commercialisées sans certificat à partir du mois de mai 2010. Ce n’est que trois ans plus tard que la société a obtenu officiellement un certificat valide.

Face aux enquêteurs, Daniel Blanquaert évoque des “erreurs” et des “oublis” pour expliquer les manquements à la réglementation. Il dira en garde à vue que les délais de certification de l'organisme sont de deux ans. Des délais “exécrables” et “difficilement acceptables”.

Suite à l’inspection de l’ANSM en 2013, Ceraver redit dans un courrier de réponse avoir la “certitude (...) de l’absence de danger” des prothèses commercialisées sans autorisation.

Une certitude qui pourrait coûter cher à la société Ceraver. Les enquêteurs estiment les revenus liés à cette affaire à 1.140.209 euros. Ils sont arrivés à ce chiffre en additionnant le chiffre d’affaires réalisé suite à la commercialisation des tiges vendues sans autorisations et remboursée par la Sécurité Sociale, ainsi que les frais occasionnés par l’implantation des quatre patients de l’hôpital Ambroise Paré de Boulogne-Billancourt et les frais liés à l'explantation de la prothèse de Fernando V.

“Je ne supporte plus de cautionner”

La révélation de cette affaire n’est pas à mettre au crédit de la sévérité de la réglementation européenne sur les dispositifs médicaux, pas plus qu’à d'éventuels dispositifs de surveillance de l’Agence Nationale de Sécurité du médicament (ANSM). 

Si cette affaire est devenue publique, c’est uniquement grâce à un lanceur d’alerte qui a témoigné anonymement à l’ANSM en février 2013 des “agissements illégaux” dont il était témoin. Son courrier liste précisément tous les manquements qui seront par la suite retrouvés par l’ANSM et les enquêteurs, et se termine ainsi : “Je suis toujours salarié de la société Ceraver mais je ne supporte plus de cautionner le fonctionnement de l’entreprise”.

Actisurf de nouveau en essai… à Ambroise Paré

La juge d’instruction a écarté lors de son enquête la dangerosité du procédé Actisurf. Après la révélation du scandale, Ceraver a renoncé à soumettre une nouvelle demande d’essai clinique au Comité de Protection des Personnes (CPP) et à l’ANSM. 

La société a préféré attendre quelque temps. Trois ans. Le CPP et l’ANSM ont finalement donné leur accord en fin d’année 2016. “Les premières poses ont démarré en France en avril 2017”, indique Ceraver sur son site Internet.

Une centaine de patients y participent. Ils sont répartis sur trois établissements : le CHU de Brest, l'Hôpital Lariboisière à Paris et… l’hôpital Ambroise Paré de Boulogne-Billancourt.

“L’APHP a signé un contrat avec le promoteur Ceraver”, reconnaît Florence Favrel-Feuillade, directrice de délégation à la recherche clinique et à l’innovation de l’APHP. Mais le choix de faire signer ce contrat avec l’hôpital Ambroise Paré ne semble pas avoir soulevé de questions.

L'hôpital qui a été trompé par Ceraver, et dont quatre patients ont servi de cobaye malgré eux, collabore donc aujourd’hui avec la même entreprise, sur le même procédé Actisurf, implanté illégalement quelques années plus tôt.

L’APHP n’a pas jugé opportun d’attendre la fin de l’enquête judiciaire et le procès pour prendre la mesure de l’ampleur du scandale et de la responsabilité de l’entreprise avant de signer un contrat avec Ceraver.

“Ce qui s’est passé est grave”, explique Florence Favrel-Feuillade. “L’APHP a tiré les enseignements de ce qu’il s’est passé.” Mais le scandale n’a pas eu d’incidence sur la décision de signer un contrat avec Ceraver pour l’essai clinique Actisurf.

Un procès en 2019

Le volet judiciaire de cette affaire aurait pu prendre fin discrètement dans une petite salle d’audience du Tribunal de Grande Instance de Pontoise, sans public ni journaliste (en dehors de l’auteur de ces lignes), en octobre 2018. Ce jour-là, Daniel Blanquaert et Alain Lortat-Jacob sont à la barre. Comme ils ont reconnu les faits lors de l’enquête, ils ont accepté la procédure accélérée du plaider-coupable (CRPC).

Mais à l’audience, la présidente refuse d’homologuer la procédure suite à un désaccord entre les parties civiles et Alain Lortat-Jacob. L’avocat du chirurgien explique en effet que son client a accepté de reconnaitre sa responsabilité dans l’implantation d’un seul patient. Tandis que les avocats des parties civiles affirment que le chirurgien est poursuivi pour les recherches biomédicales concernant les quatre patients.

Le chef d’entreprise et le chirurgien seront donc jugés à l’occasion d’une audience publique en septembre 2019, et ils devront revenir en détail sur cette affaire. 

En-dehors de l’APHP, aucun des acteurs et témoins de ce dossier n'a souhaité répondre à nos questions, malgré nos nombreuses relances. Quant au chirurgien Philippe Hardy, il est décédé en septembre 2017.

Daniel Blanquaert nous a toutefois envoyé, quelques jours avant la publication de cet article, un message pour nous répondre "dans un souci de transparence". Il précise que "l'appréciation de [la] société dans ces affaires de non-conformité est toujours pendante devant la justice". Le PDG de Ceraver tient à nous préciser que "l'absence de risque pour la santé des patients a été soulignée par les autorités sanitaires dès 2013."

► DOCUMENT | Lire la réponse complète de Daniel Blanquaert

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