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ReportageClimat

Dans les Alpes, le changement climatique est déjà une réalité

La Haute-Savoie a connu cet été un épisode de sécheresse sans précédent. Le lac d’Annecy a atteint son niveau le plus bas depuis 1947. En montagne, la neige diminue et les glaciers reculent. Face au dérèglement climatique, les professionnels du tourisme cherchent tant bien que mal à s’adapter.

COP24 — Pendant trois semaines, Reporterre devient « le quotidien du climat ». Tous les jours, à partir du 26 novembre, une enquête ou un reportage sur ce phénomène qui commence à bouleverser la vie de l’humanité et définit son avenir. Tous nos articles sont à retrouver ici !


  • Annecy, La Clusaz, Chamonix (Haute-Savoie), reportage

Sous le ciel désespérément sec de cette fin novembre, de longues plages de sable remplacent les vaguelettes sur les berges du lac d’Annecy (Haute-Savoie). A l’heure où il devrait faire le plein grâce aux pluies automnales, le lac a atteint son plus bas niveau depuis 1947. « La cote du lac, habituellement proche des quatre-vingts centimètres, est actuellement à seize centimètres [1], indique Thierry Billet, adjoint au maire d’Annecy, vice-président climat, air et énergie de la communauté d’agglomération « Grand Annecy » et vice-président du Syndicat mixte du lac d’Annecy (Sila), joint au téléphone par Reporterre. Nous avons eu beaucoup d’eau cet hiver, avec une cote supérieure à quatre-vingts jusqu’à fin juin. Ensuite, le niveau a chuté de plus de soixante-dix centimètres, du fait de l’absence de pluie et de fortes chaleurs qui ont provoqué une très forte évaporation. » Le palmarès des niveaux les plus bas – trente et un pendant la canicule de l’été 2003, quarante-deux à l’automne 2009, cinquante à l’été 2016 – s’allonge. Et le record de 1947, où la cote s’était établie à onze, n’est pas loin.

Dans les Alpes du nord, le changement climatique à l’œuvre est plus rapide qu’ailleurs. « La hausse des températures s’élève déjà à deux degrés Celsius par rapport au siècle dernier. Les prévisions tablent sur quatre à cinq degrés de plus dans les cinquante à quatre-vingts ans à venir, indique Jean-Pierre Crouzat, vice-président de la Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (Frapna), en étalant cartes et tableaux sur la table à manger de sa maison de Sévrier, le 23 novembre. A cela s’ajoute un changement des périodes de pluies : plus abondantes l’hiver, elles laissent place l’été à des sécheresses qui durent. Cette année, c’est du jamais-vu. La faute à ce que les météorologues appellent la ’’patate anticyclonique’’ qui stagne sur le milieu de l’Europe et empêche les dépressions d’arriver jusqu’à nous. »

A Sévrier, le niveau du lac d’Annecy a baissé.

Pour l’instant, la baisse du niveau du lac n’a pas d’impact sur l’alimentation en eau potable des communes alentour. Mais il s’agit d’une « année noire sur le plan économique » pour les loueurs de bateaux et de pédalos, alerte Valérie Raphoz, des bateaux Toé à Annecy. L’entreprise familiale, gérée par son mari pendant trente ans, est passée aux mains de son fils quatre ans auparavant. A cause du manque d’eau, ses cinq bateaux centenaires, qui promènent les touristes sur le lac, ont passé une bonne partie de l’automne immobilisés. « D’habitude, nous fermons entre fin septembre et début octobre. Cette année, nous avons été obligés d’arrêter le 4 septembre, explique-t-elle par téléphone à Reporterre. Pour autant, elle ne croit pas à un effet du changement climatique : « La sécheresse a bon dos. A ma connaissance, les niveaux du lac du Bourget [Savoie] et du lac Léman [à cheval entre la Haute-Savoie et la Suisse] n’ont pas autant baissé. Chez nous, la cote a chuté à cause des agents de la mairie, qui ont par erreur ouvert les vannes du lac. » Même si elle admet que « d’habitude, il y a quand même plus de pluie ».

« Cette histoire d’erreur humaine est fausse », martèle Thierry Billet. De fait, comme celui de la plupart des grands lacs naturels alpins, le niveau du lac d’Annecy est régulé. Des vannes situées à son extrémité permettent effectivement de déverser le surplus d’eau dans le Thiou, lequel se jette dans le Fier, un affluent du Rhône. Objectif, non pas « vider » le lac, mais au contraire stabiliser sa cote à quatre-vingts, le niveau réglementaire fixé par l’État pour protéger les activités industrielles puis touristiques du bord de l’eau. Avec un effet dramatique sur la flore puisque « depuis cette mécanisation, le lac a perdu 80 % de ses roselières ». Entre 2004 et 2013, le Sila avait d’ailleurs nourri le projet d’instaurer un marnage artificiel [2] de trente à quarante centimètres, chaque automne, pour éviter que les vaguelettes ne frappent toujours les roseaux au même endroit, fragilisent leurs tiges et empêchent la pousse des plantules. « Malheureusement, l’État n’avait pas autorisé cette expérimentation. Il a finalement changé d’avis mi-octobre, en annonçant qu’il renonçait à cette cote quatre-vingts au profit de mesures d’adaptation au changement climatique, regrette l’élu local. Nous allons définir ces mesures dans le cadre du plan climat de l’agglomération. Nous pourrions par exemple laisser le lac atteindre la cote quatre-vingt-dix ou cent en hiver, pour limiter la baisse de niveau l’été. »

Jean-Pierre Crouzat, vice-président de la Frapna.

Le lac d’Annecy s’en sort donc paradoxalement plutôt bien. Ce sont surtout les cours d’eau voisins, proches de l’assec [3], qui souffrent en silence. Jean-Pierre Crouzat a coiffé son chapeau noir avant d’aller se promener au bord du Laudon, le torrent qui traverse la commune de Saint-Jorioz. Du moins, ce qu’il en reste. « Normalement, à la place des cailloux, il y a de l’eau, se désole-t-il en regardant les quelques méandres qui serpentent paresseusement entre les galets. On n’est pas loin de descendre en-dessous du débit minimum biologique du torrent, égal à au moins 10 % de son débit moyen annuel, qui permet aux espèces qui le peuplent de rester en vie. Cela signifie que les montagnes qu’on devine là-haut dans la brume, qui composent son bassin versant, ne sont pas suffisamment arrosées par les pluies, et cela depuis assez longtemps. Sur la carte des gradients pluviométriques établie par les services de l’État, la Haute-Savoie est en rouge, au niveau le plus sévère de déficit hydrique. »

Les cours d’eau desséchés, les pêcheurs mobilisés

Après quelques minutes de marche, il arrive près de la plage de Saint-Jorioz, où le Laudon se jette dans le lac d’Annecy. « Il y a une semaine, un cordon de galets émergeait de la surface. Ces cailloux avaient été transportés par le torrent. Le problème, c’est qu’avec la baisse du niveau de l’eau, ils peuvent gêner les déplacements des truites lacustres. »

Bernard Genevois, président de l’association de pêcheurs Annecy rivières, a surveillé de près les effets de la sécheresse sur les poissons des cours d’eau de la zone. « Depuis quarante ans que j’habite dans cette région, j’ai vu le débit des cours d’eau diminuer très sensiblement, avec des étiages [4] plus fréquents. Cet été, les premières alertes ont été lancées en juillet et de manière continue depuis, avec un problème d’assec sur quasiment tous les ruisseaux », rapporte-t-il à Reporterre, dans son bureau installé dans la pisciculture Louis-Blanc à l’entrée d’Annecy. Un désastre pour les poissons de première catégorie, truite lacustre en tête. Cette dernière vit dans le lac, mais retourne se reproduire en rivière en décembre et janvier. Les alevins naissent en mars et avril et séjournent entre douze et dix-huit mois dans le cours d’eau avant de rejoindre le lac. Ils ont donc subi l’assèchement de plein fouet. « Avec la baisse du débit et l’élévation de la température, les cours d’eau se sont appauvris en oxygène dissout. On a retrouvé des truites mortes asphyxiées. »

A Saint-Jorioz, le Laudon est presque à sec.

Cette situation d’urgence a poussé les adhérents à annuler leurs sorties de pêche au profit d’opérations de sauvetage. « Une équipe composée du garde-pisciculteur et de quatre bénévoles se rend aux endroits critiques pour plonger un appareil électrique dans l’eau, qui commotionne les poissons et les attire vers l’anode. Les poissons sont alors pêchés à l’épuisette et mis à l’abri, dans la mesure du possible dans le même ruisseau, sinon dans un autre cours d’eau du bassin versant. » En parallèle, les pêcheurs plaident pour que les élus renoncent aux captages d’eau de surface et préfèrent les prélèvements en profondeur, même plus onéreux.

Vers un conflit d’usage entre neige de culture et eau potable ?

Trente kilomètres plus loin, à la station de sports d’hiver de La Clusaz, règne la même sécheresse – pas une flaque de boue, ni de plaque de neige d’ailleurs – et la même inquiétude. Le 16 novembre, la mairie de cette commune échelonnée entre 984 et 2.616 mètres d’altitude a annoncé qu’elle envisageait pour la première fois de puiser dans les réserves d’eau dédiées à la neige de culture pour approvisionner les habitants en eau potable. Un changement de politique notable, explique à Reporterre le directeur du service des pistes Guilhem Motte, le 22 novembre : « Les hivers 1989, 1990 et 1991 ont été marqués par de gros déficits d’enneigement, qui ont porté à un coup très dur à l’économie de la commune. Pour stabiliser le fonctionnement de la station, quatre retenues ont été construites entre 1995 et 2000, pour une capacité totale de 271.000 mètres cubes d’eau. Avec ce principe, pour éviter les conflits d’usage, qu’elles ne serviraient qu’à la production de neige. » Chaque année, quelque 263.000 mètres cubes d’eau partent ainsi en flocons, qui permettent d’enneiger 35 % du domaine.

En parallèle, Saint-Jean-De-Sixt, La Clusaz et le Grand-Bornand sont approvisionnés en eau potable grâce à des captages dans deux rivières, le Nom et le Borne. « A La Clusaz, le potentiel s’élève à 3.000 mètres cubes d’eau potable par jour, pour une consommation quotidienne de 900 mètres cubes. Pour l’heure, il n’y a pas de déficit », précise Guilhem Motte.

Giulhem Motte, directeur du service des pistes de La Clusaz.

C’est sans compter sur une population qui grimpe de 2.000 habitants à l’année à 30.000 pendant la saison de ski, pile au moment de l’étiage. Dans l’hypothèse la plus pessimiste où pas une goutte de pluie ne tomberait d’ici janvier, la société publique locale O des Aravis a prévu de puiser jusqu’à 100.000 mètres cubes dans une des retenues d’eau destinées aux enneigeurs. Par ailleurs, la construction d’une cinquième retenue d’une capacité de 150.000 mètres cubes et équipée d’un système de filtration est prévue sur le plateau de la Colombière, qui servira à la fois à l’enneigement de la station et à son approvisionnement en eau potable. « L’objectif est d’augmenter le nombre de pistes équipées d’enneigeurs, pour offrir plus de choix aux skieurs en cas de déficit de neige. Mais aussi d’apporter de l’eau à un nombre croissant d’habitants et de touristes, pour anticiper le développement économique de la station dans les trente à quarante prochaines années », indique le directeur du service des pistes.

Les années sans neige, 20 à 30 % de revenus en moins pour les moniteurs de ski

Jérôme Pessey, aujourd’hui directeur de l’école du ski français (ESF) de La Clusaz, a décroché son diplôme de moniteur de ski en 1988. Les hivers suivants, il n’a quasiment pas travaillé faute de neige et a vu de nombreux camarades quitter le village à la recherche d’un emploi. « En 1990, les revenus des moniteurs titulaires ont été divisés par deux et ceux qui étaient habituellement mobilisés en renfort n’ont rien gagné. Depuis, la neige de culture a permis d’amortir ces fluctuations, en limitant la baisse de revenu à 20 % pour les titulaires et à 60 % pour les autres », explique-t-il.

Mais le changement climatique plane comme une épée de Damoclès sur ces professionnels. « On a de moins en moins de neige d’année en année. Avec la neige de culture, on a gagné trente ans. On peut encore espérer une amélioration des rendements – fabriquer plus de neige avec moins d’eau, à des températures plus élevées, etc. Mais récemment, lors d’un colloque consacré à l’eau organisé par la mairie, un hydrogéologue a présenté un exposé sur la disparition de la neige en montagne si rien n’était fait pour ralentir le réchauffement climatique – dès 1.200 mètres d’altitude en 2030, à 1.600 mètres en 2050. Et La Clusaz est à 1.000 mètres ! Quand il a terminé, l’ambiance dans la salle était glacée. S’il n’y a plus de neige, je ne vois pas comment on fera venir 25.000 personnes à La Clusaz en hiver. »

Jerôme Pessey, directeur de l’école du ski français de La Clusaz.

Pour Jean-Pierre Crouzat, l’urgence est d’assurer l’approvisionnement des habitants en eau potable, même s’il faut pour cela renoncer à une production particulièrement gourmande en eau. « J’ai assisté à une présentation de l’ancien président de Domaines skiables de France, qui a aussi été patron des remontées mécaniques de La Clusaz. Il prétend que la France a pris du retard dans le déploiement de canons à neige, avec 32 % de longueur de pistes équipée contre 55 % en Suisse, 65 % en Autriche et 70 à 80 % en Italie. Nous crions au fou face à cette fuite en avant, alors que la ressource en eau se raréfie ! D’autant qu’à force de stocker dans des retenues, on risque de modifier tout le chevelu et par là les biotopes et le cycle de l’eau. »

A Chamonix, les chutes de pierre font vaciller l’alpinisme

Après l’eau et la neige, c’est la glace qui est au cœur des préoccupations à Chamonix-Mont-Blanc. A une soixantaine de kilomètres de La Clusaz, la capitale de l’alpinisme a connu un été émaillé d’écroulements et de chutes de pierres, à cause du dégel de la glace qui remplit les fissures de la roche et tient lieu de ciment. « On a assisté à des éboulements dans des endroits qu’on croyait invincibles, comme au Trident du Tacul, une flamme de granit au rocher très rouge, très compact, où personne ne se faisait de souci. Ou encore sur l’arête des cosmiques, qui arrive au sommet de l’Aiguille du Midi, où on a frôlé la catastrophe avec des guides engagés avant et après l’éboulement. On avait déjà vu des écroulement, comme celui du pilier Bonatti sur la face ouest des Drus en 2005. Mais ce qui est inquiétant, c’est qu’ils se produisent désormais à haute altitude, au-dessus de 3.500 mètres », explique par téléphone à Reporterre le guide en chef de la Compagnie des guides de Chamonix Didier Chenevoy.

Ce phénomène risque de transformer profondément l’activité des guides. Première conséquence, la période d’activité va changer. « Il y a quinze ou vingt ans, on commençait la saison d’alpinisme mi-juin et on pouvait faire des ascensions en neige un peu techniques jusqu’à début août. Désormais, il va falloir s’accommoder d’enchaîner directement le ski de printemps et l’alpinisme, mi-mai. Pour les sorties les plus techniques et pentues, comme l’Aiguille verte à 4.000 mètres, à partir de fin juin, ça devient très compliqué. » Reste aux infrastructures – remontées mécaniques, refuges – à adapter leurs périodes d’ouverture. Et aux guides à renoncer aux vacances de printemps, pourtant si utiles pour souffler un peu avant d’attaquer la saison d’alpinisme.

La face ouest des Drus en août 2005, après l’éboulement.

Certaines courses mythiques pourraient même être à terme abandonnées. Joint au téléphone par Reporterre, Claude Jaccoux, 85 ans, devenu aspirant guide en 1958 puis guide de haute montagne en 1961, en énumère une dizaine connues par cœur depuis des décennies qu’il escalade, arpente et adore le massif du Mont Blanc : « Auparavant, on pouvait accéder très facilement à la pyramide du Tacul, à 3.468 mètres, depuis le glacier de la Vallée blanche. Mais depuis que le glacier a diminué, le bas de la voie est devenu plus compliqué, une paroi mélangée de mauvaise qualité. Idem pour la face sud de l’Aiguille du Midi ouverte par le célèbre alpiniste Gaston Rébuffat en 1956. Partout ailleurs, la couverture en glace diminue. » Les sorties star ne sont pas épargnées. « La Mer de Glace recule et s’amincit. Pour y accéder depuis le Montenvers, les touristes doivent descendre chaque année quelques marches supplémentaire. » La menace s’étend jusque sur le chemin d’approche de la voie normale du Mont Blanc : cet été, des arrêtés préfectoraux en ont interdit l’accès, au motif que la disparition de la glace menaçait la cohésion des pierres.

« On s’adapte. Des éboulements, on en a toujours connu. Et le Mont Blanc et la Verte sont toujours aussi somptueux, relativise l’ancien. Ce qui nous fait vraiment peur, c’est la fonte des pôles, la montée des mers, cette dégradation de notre planète. On se demande ce que les jeunes guides et nos enfants connaîtront. »


Il n’y a pas que le tourisme dans la vie ! A venir la semaine prochaine, un reportage de Reporterre auprès d’agriculteurs haut-savoyards — éleveur et maraîcher — impactés par la sécheresse, et qui expérimentent des solutions pour s’adapter.


Cet article est publié en partenariat avec Mediapart, Politis, Basta, Projet, dans le cadre d’un travail journalistique sur les impacts et les victimes du changement climatique. Vous pouvez lire les autres reportages sur leur site :

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