«Maman, viens me chercher» : le combat de ces parents pour sortir leur fille de la prostitution

Face à l’impuissance des services sociaux et des autorités, ces deux mères et ce père nous racontent comment ils ont tenté par leurs propres moyens d’extraire leur adolescente de cet engrenage infernal.

 « Elle traînait avec des garçons plus âgés. J’ai très vite senti quelque chose de malsain », confie une maman dont la fille s’est retrouvée dans un réseau de prostitution (photo d’illustration).
« Elle traînait avec des garçons plus âgés. J’ai très vite senti quelque chose de malsain », confie une maman dont la fille s’est retrouvée dans un réseau de prostitution (photo d’illustration). LP/Frédéric Dugit

    Leurs voix ont beau trembler, parfois, elles portent tout de même la colère de parents démunis devant leur enfant en danger. Originaires de la classe moyenne de province et de région parisienne, ces pères et mères de famille dénoncent l'impuissance des autorités sociales et judiciaires à protéger leurs adolescentes, qui basculaient dangereusement dans la prostitution.

    Tous se sont transformés en véritables enquêteurs pour retracer les parcours de leurs jeunes filles, prises dans une spirale qui concernerait entre 5000 et 8000 mineurs en France. Tous soutiennent la proposition de loi du député Mustapha Laabid (LREM), qui veut renforcer l'arsenal judiciaire contre la prostitution des mineurs.

    Sophie, Antoine et Alicia* ont accepté de nous confier leur histoire, celle de parents qui refusent de lâcher prise devant la dérive de leur enfant et le manque de moyens des autorités. Celle de leurs filles, dont ils ont pu retracer les errances, grâce à leurs confidences ou des enquêtes parfois poussées sur les réseaux sociaux.

    Sophie, 48 ans : «Ma fille a été échangée contre une dette de shit»

    Elle se bat depuis deux ans pour que sa fille retrouve une adolescence « normale ». Cette mère de famille, qui se dit « originaire d'un milieu français moyen » a vu sa cadette déraper à ses 15 ans. Fascination pour les starlettes de téléréalité, addiction aux réseaux sociaux, Sophie ne reconnaît plus sa fille qui commence à décrocher de l'école. « J'ai vu ma petite fille devenir une femme avec des faux cils et des sacs Vuitton », souffle cette maman qui pointe une attirance pour « l'argent facile ».

    Les fugues avec les copines débutent et les mauvaises rencontres qui vont avec. Elle suit parfois de vagues connaissances jusqu'à Paris, à des centaines de kilomètres de chez elle. « Ils l'ont d'abord emmenée dans une boîte de nuit des Champs-Elysées, lui en ont mis plein les yeux ». Puis c'est l'engrenage. « Elle a été échangée contre une dette de shit et s'est retrouvée dans des hôtels ou des appartements avec plusieurs autres filles. » Les multiples signalements à la brigade des mineurs de sa ville, aux services sociaux, n'y font rien : « Une fois, un policier m'a dit : On ne peut rien pour vous, elle reviendra vers vous dans quelques années. »

    De là, Sophie décide de prendre les choses en main et se transforme en fin limier, capable de traquer sa fille jusqu'au fin fond de la région parisienne. « J'ai appelé tous les clients grâce à la facture détaillée que l'opérateur a bien voulu me fournir », raconte la mère de famille. Elle obtient même l'aide de contrôleurs de la SNCF, chargés de la prévenir à chaque fois que sa fille monte dans un train : « Ils l'ont interceptée plusieurs fois ».

    Aujourd'hui, la fille de Sophie a retrouvé sa famille. L'adolescente, désormais âgée de 17 ans, « reste en colère contre les hommes et contre elle ». Celle qui avait pourtant un an d'avance peine à se rescolariser.

    Antoine, 63 ans : «J'ai tenu entre mes mains le proxénète de ma fille»

    La fille d'Antoine a été adoptée toute petite, elle a grandi dans la grande maison d'une famille aisée de Créteil (Val-de-Marne), entourée de deux grands frères. « Une enfance rose », dépeint-il. Jusqu'en 2014 : sa fille a 13 ans et est harcelée au collège. « Elle a cherché la protection de gros bras, de garçons plus âgés ». Suivent une période de déscolarisation, un séjour en pension et une tentative de suicide… Son père décide d'enquêter.

    L'expert en informatique met à profit les ficelles de son métier pour investiguer. Il épluche les milliers d'« amis » Facebook de sa fille, les « amis de ses amis » et parvient même à « pirater » son compte. « J'ai passé des nuits à scruter son compte. J'ai vu des messages qui évoquaient 1000 euros, l'adresse du client », cauchemarde encore le père de famille. Parfois, aussi, sa fille se confie : « Elle m'a montré sa première annonce Vivastreet ».

    Tous « ces petits cailloux semés derrière elle » par l'adolescente permettent au père de famille « d'identifier trois réseaux » qui sévissent entre Créteil, Roissy et une autre ville de la région parisienne. Des délinquants qui « leur achètent des cartes SIM, leur réservent des chambres,…», analyse Antoine. Un soir, il retrouve en effet sa fille dans un grand hôtel de banlieue : « J'ai tenu entre mes mains le proxénète de ma fille. » Impuissant, Antoine le laisse partir.

    En contact avec les autorités, l'informaticien peine à se faire entendre : « Soit ils ont la conviction que ma fille est consentante, soit ils cherchent à rejeter la faute sur les parents. » Une plainte avec constitution de partie civile a tout de même été déposée.

    Alors qu'il nous parle, Antoine, dont le couple a explosé durant les quatre ans d'errance de sa fille, nous confie ne plus avoir de nouvelles de cette dernière depuis plusieurs jours. A l'horizon se profilent le mois de février et l'anniversaire de la jeune fille, qui aura alors 18 ans. Passée cette date, Antoine sait qu'il ne pourra plus rien faire pour aider son adolescente devenue adulte au regard de la loi.

    Alicia, 41 ans : «Maman, ils me font travailler, je t'en supplie, viens me chercher»

    Pour sa fille, tout commence par un changement de collège à la rentrée 2017. Elle qui présente des troubles du comportement depuis l'enfance est mal à l'aise. La fille d'Alicia n'a pas encore 14 ans et sèche les cours, ne rentre pas le soir ou très tard. « Elle traînait avec des garçons plus âgés. J'ai très vite senti quelque chose de malsain », décrit cette fonctionnaire, qui a élevé seule ses trois filles.

    « J'ai sollicité la gendarmerie, la police, les services sociaux, j'ai tenté de la faire hospitaliser, j'ai demandé à des éducateurs de venir la raisonner, j'ai supplié, j'ai pleuré au téléphone », énumère la mère en colère. Un juge des enfants finit par décider de placer l'adolescente pour « l'éloigner de ses fréquentations ». L'ado fugue.

    « Elle est allée à Paris, où elle a rencontré un couple. L'homme l'a testée pour voir ce que valait la marchandise », décrit la maman, écœurée. Durant cette longue semaine, Alicia n'a plus de nouvelles. Jusqu'à un appel, un soir : « Elle me dit Maman, ils me font travailler, je t'en supplie, viens me chercher. » Sa fille est dans une chambre d'hôtel dans le sud de la France, elle parvient à donner les caractéristiques de l'établissement. Alertée, la police intervient « très rapidement ». « Ils ont retrouvé ma fille nue dans un lit, un client était là. »

    Dans cette affaire, toujours en cours d'instruction, le couple a été mis en examen pour proxénétisme aggravé sur mineur de moins de 15 ans, enlèvement, séquestration de mineur de moins de 15 ans, et a été écroué.

    Mais le calvaire d'Alicia ne s'arrête pas là. Les violences que sa fille a subies « l'ont fait plonger », confie-t-elle encore. Sa cadette se lance dans de longues fugues que sa mère tente d'interrompre en scrutant ses comptes Snapchat ou Instagram. La jeune femme rejoint « des hommes plus âgés qui ont les moyens ».

    Encore une fois, cette maman dit ne pas avoir trouvé d'aide auprès des autorités : « Les moyens ne sont pas là, c'est une perte d'énergie, de temps. On cherche l'erreur dans la famille, on vous accable », regrette-t-elle. Alors on tente de faire barrage avec les moyens du bord, décrit Alicia, encore sidérée par ce que la peur pour son enfant peut forcer à faire : « J'ai parfois dormi sur le palier devant la porte de sa chambre. J'ai même retiré les manivelles des volets roulants pour l'empêcher de sortir. »

    Alicia refuse cependant de parler de prostitution. Elle utilise plutôt le terme « michetonnage », le fait d'échanger des cadeaux, contre des faveurs… Il aurait été offert un tissage capillaire ou un manteau à l'adolescente. Alicia l'assure : « Ma fille n'a jamais eu un billet en poche ! »

    Depuis juillet dernier, la cadette d'Alicia est « stabilisée mais toujours fragile », elle a « retrouvé une allure appropriée ». L'adolescente aura 15 ans dans les prochains mois. Sa mère espère qu'elle pourra alors entamer une nouvelle scolarité en apprentissage.

    * Les prénoms ont été changés.