"Ce projet sur l'ADN transformerait tous les citoyens en suspects potentiels"

"Ce projet sur l'ADN transformerait tous les citoyens en suspects potentiels"
Image d'illustration. (MAGGIE BARTLETT / NHGRI VIA WIKIMEDIA COMMONS)

TRIBUNE. Les signataires dénoncent un amendement du projet de loi de réforme de la justice qui met fin aux garanties protectrices régissant le fonctionnement du sensible Fichier national automatisé des empreintes génétiques.

Par Le Nouvel Obs
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Lors de l'examen du projet de loi de réforme de la justice actuellement en discussion, la commission des lois de l'Assemblée nationale a adopté, début novembre, sans aucune concertation préalable ni débat, un amendement (n° CL846) qui met fin aux garanties protectrices régissant le fonctionnement du très sensible Fichier national automatisé des empreintes génétiques, le FNAEG.

Parce qu'elle permet de nous individualiser avec une puissance inégalée, la génétique a été utilisée, depuis le milieu des années 1980, pour identifier des criminels qui avaient laissé derrière eux leur sang, leur sperme ou, désormais, de simples traces biologiques invisibles. Mais dès l'origine, en raison des risques inhérents de détournement des données génétiques individuelles et d'atteinte aux droits fondamentaux des personnes, seuls des marqueurs réputés ne receler aucune information biologique ont été utilisés.

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Le 10 février 1992, le Comité des ministres du Conseil de l'Europe avait procédé à des recommandations quant à l'usage de l'ADN en matière de police, invitant les Etats membres à "tenir pleinement compte de principes aussi fondamentaux que la dignité intrinsèque de l'individu et le respect du corps humain" (R(92)1).

Le Conseil de l'Union européenne a, dans une résolution du 9 juin 1997, invité les Etats membres à envisager la création de bases de données ADN nationales, indiquant que les échanges de données entre Etats devaient être limités "à l'échange de données provenant des segments non codants de la molécule d'ADN, dont on peut supposer qu'ils ne contiennent pas d'informations sur des caractéristiques héréditaires spécifiques" (97/C 193/02).

Le 25 juin 2001, le Conseil a adopté une nouvelle résolution visant à harmoniser les échanges de données, en édictant une liste de sept segments d'ADN de référence et en appelant les Etats membres à "limiter les résultats des analyses d'ADN aux segments chromosomiques ne contenant aucun facteur d'expression de l'information génétique, c'est-à-dire ne fournissant pas, en l'état actuel des connaissances, d'informations sur des caractéristiques héréditaires spécifiques". Conscient des évolutions constantes de la recherche en génétique, le Conseil a ajouté : "Si l'évolution scientifique venait à révéler que l'un des marqueurs d'ADN recommandés dans la présente résolution fournit des informations sur des caractéristiques héréditaires spécifiques, il serait recommandé aux Etats membres de ne plus utiliser ce marqueur lors de l'échange des résultats des analyses d'ADN. En outre, il est recommandé aux Etats membres d'être prêts à détruire les résultats d'analyses d'ADN qu'ils ont reçus, s'il s'avère que ces résultats comportent des informations sur des caractéristiques héréditaires spécifiques" (2001/C 187/01).

Entre-temps, la France s'est dotée du FNAEG, créé par la loi du 17 juin 1998. Un décret du 18 mai 2000 a repris les termes de la résolution du Conseil de l'Europe de 1997, en précisant : "Les analyses d'identification par empreintes génétiques ne peuvent porter, outre le segment correspondant au marqueur du sexe, que sur des segments d'ADN non codants" (Art. D53-13 du CPP).

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Plus aucune restriction

Le rapport du député Cabal du 7 juin 2001 sur "La valeur scientifique de l'utilisation des empreintes génétiques dans le domaine judiciaire" observait que "les marqueurs utilisés pour les expertises judiciaires ne portent que sur la partie non codante du génome et ne peuvent donc fournir aucune indication sur un éventuel trait génétique étranger à l'objectif visé (origine ethnique, maladies ou prédispositions pathologiques), l'établissement d'une empreinte génétique est aussi respectueux des droits fondamentaux de la personne que celui d'une empreinte digitale".

C'est par la loi du 28 mars 2003 que cette limitation sera insérée dans l'article 706-54 du Code de procédure pénale qui dispose depuis : "Les empreintes génétiques conservées dans ce fichier ne peuvent être réalisées qu'à partir de segments d'ADN non codants, à l'exception du segment correspondant au marqueur du sexe." Il s'agissait, pour le rapporteur de ce texte, d'une exigence dont l'"importance justifiait qu'elle soit consacrée par le législateur" (Rapport n° 508, 26 décembre 2002, p. 91). Etablissant un parallèle avec les empreintes digitales, ce député excipait de la neutralité des informations recueillies en matière génétique jugeant "très surprenant que certaines questions soient posées pour le FNAEG alors que des précautions identiques ne sont pas réclamées pour le fichier automatisé des empreintes digitales" (Rapport, p. 93).

C'est ce cadre juridique protecteur qui volera en éclats si la réforme, projetée avec l'aval du gouvernement, va jusqu'à son terme.

L'amendement adopté supprime l'avant dernier alinéa de l'article 706-54 du Code de procédure pénale, issu de la loi de mars 2003, faisant sauter le verrou législatif qui limite le fichage génétique au seul ADN non codant. 

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Plus aucune restriction n'empêche l'extension du FNAEG et l'ajout en son sein de toutes les données génétiques que l'exécutif souhaitera y intégrer.

Il supprime également la limitation de la recherche en parentèle à la seule lignée directe, telle qu'autorisée en 2016 par l'article 706-56-1-1 du Code de procédure pénale, qui permet la recherche au sein du FNAEG des parents et des enfants potentiels d'un profil génétique dont aucun titulaire n'est retrouvé dans le fichier.

Texte aux conséquences inédites

Pour justifier l'adoption de ce texte aux conséquences inédites par la commission des lois, le député Didier Paris a indiqué que l'ouverture de la recherche en parentèle sans limite permettra d'en renforcer "l'efficacité", justifiant la suppression de la notion "d'ADN codant" (sic) en arguant qu'elle "est devenue obsolète et peut représenter pour l'avenir un handicap d'adaptation aux évolutions des nouvelles technologies", présentant ces mesures comme "destinées à améliorer le fonctionnement de ce fichier et renforcer la garantie des droits".

Cette modification législative intervient alors que la chambre criminelle de la Cour de cassation ne s'est guère émue de l'utilisation de parties codantes de l'ADN dans la réalisation d'un "portrait robot génétique" dont elle a validé l'utilisation dans un dossier d'instruction par un arrêt du 25 juin 2014.

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La portée véritable de cet amendement est considérable.

Le FNAEG, tel qu'il est constitué aujourd'hui, est opérationnel. L'obligation, depuis le 1er août 2018, de caractériser au moins 21 segments différents (art. A38 du CPP) permet d'enregistrer des profils ADN qui comportent une infime probabilité de correspondance fortuite. Elle permet également la comparaison avec les banques de données étrangères.

Il n'existe aucune urgence, aucune technologie émergente qui nécessiterait la modification précipitée de la législation en vigueur. Elle n'est ouvertement sollicitée par personne.

La recherche en parentèle en ligne directe, telle qu'autorisée à ce jour, a permis de cibler, pour chacun des dossiers dont nous avons eu connaissance, de 20 à plus de 1.000 profils présents dans le FNAEG, selon la rareté du profil inconnu dont on recherche un parent ou un enfant présent au fichier. Cette recherche vise pourtant à retrouver uniquement des individus qui présentent, pour chaque marqueur renseigné, au moins une donnée commune avec la trace issue d'un contributeur unique, dont au moins quinze marqueurs complets ont été caractérisés. Il est ensuite nécessaire de rechercher les parents ou les enfants des individus ainsi listés, puis d'enquêter sur chacun d'eux, ce qui n'est possible matériellement que pour le cas où leur nombre est suffisamment restreint.

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Fichage indirect de la presque totalité de la population

En l'état des données enregistrées au FNAEG, l'élargissement de la recherche en parentèle indirecte, pour des individus ne partageant pas au moins 50% de leur génome, comme c'est le cas en parentèle directe, mais environ 25% pour des grands-parents ou des demi-frères par exemple, ou encore autour de 12,5% pour des cousins germains, imposerait, pour être réalisable, le recueil d'une masse beaucoup plus conséquente de données génétiques sur chaque individu inscrit au FNAEG. Ceci ne pourra être fait qu'en utilisant des technologies de génotypage à haut débit, plus récentes que celles utilisées jusqu'à présent par la police scientifique, et qui permettent d'obtenir à moindre coût des marqueurs génétiques décrivant l'ensemble du génome.

Ces données génétiques, par leur nombre, permettront alors d'augmenter considérablement l'efficacité de la recherche d'apparentés parmi les profils présents au FNAEG et également d'accéder à des informations relatives à l'intimité biologique des personnes et, notamment, à des caractéristiques physiques, à des pathologies actuelles, potentielles ou en devenir, à la généalogie ou encore aux origines ethniques ou géographiques des individus ainsi fichés.

Une recherche en parentèle ainsi élargie permettrait en outre le fichage indirect de la presque totalité de la population française, transformant tous les citoyens en suspects potentiels.

Aucune restriction n'interdirait la recherche de suspects sur la base de caractéristiques rares détectées dans le génome de l'auteur potentiel d'un crime ou d'un délit.

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La Commission nationale de l'informatique et des libertés (Cnil) s'est émue de cette situation dans un communiqué du 16 novembre, rappelant que "toute modification substantielle de ce fichier doit faire l'objet d'une réflexion approfondie et concertée", de même que l'Observatoire des libertés numériques dans un communiqué du 22 novembre.

Les réactions publiques ont provoqué la rédaction d'un nouvel amendement devant l'Assemblée nationale, visant à restreindre, dans une rédaction maladroite et inadaptée, la portée du projet initial (n° 1123). Ce texte vient d'être retiré avant son examen, rendant toute sa capacité de nuisance à l'amendement adopté par la commission des lois.

Les signataires de la présente tribune entendent alerter solennellement l'ensemble des autorités compétentes sur le risque majeur que constitue ce texte et sur la nécessité impérieuse d'y renoncer.

Les signataires :

Catherine Bourgain, chargée de recherche en génétique humaine à l’Inserm (co-rédactrice) ; Marie-Alix Canu-Bernard, avocat au barreau de Paris ; Sylvain Cormier, avocat au barreau de Lyon, fondateur d’Innocence project France ; Pierre Darlu, généticien, directeur de recherche émérite, CNRS/MNHN ; Sabrina Delattre, docteur en droit, avocat au barreau de Paris ; Marie Nicolas-Gréciano, maître de conférences à l'université Clermont-Auvergne ; Tatiana Gründler, maître de conférences à l’université de Paris-Nanterre ; Sophie Javerzat, professeur de génétique à l’université de Bordeaux ; Alain Molla, avocat honoraire au barreau de Marseille ; Hervé Perdry, généticien, Maître de conférences à l’université Paris-Sud (co-rédacteur) ; Frédérique Pons, avocat au barreau de Paris ; Patrice Reviron, avocat au barreau d’Aix-en-Provence (co-rédacteur) ; Ludivine Richefeu, enseignant-chercheur, université de Cergy-Pontoise ; Christian Saint-Palais, avocat au barreau de Paris ; Anne Simon, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne (IRJS) ; Elsa Supiot, maître de conférences, Ecole de droit de la Sorbonne, université Paris-I-Panthéon-Sorbonne ; Emile Tshefu, avocat au barreau de la Guyane.

Les intertitres sont de la rédaction

Le Nouvel Obs
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