Fresnes, prison au bord de l’explosion

L’une des prisons les plus célèbres de France traverse une crise sans précédent. Violences, corruption, menaces, les surveillants sont en première ligne dans cette « ville » de 2 600 détenus.

 Bâtie en 1898, la prison de Fresnes traverse actuellement l’une des pires crises de son histoire.
Bâtie en 1898, la prison de Fresnes traverse actuellement l’une des pires crises de son histoire. Grégoire Korganow pour le CGLPL

    C'est une prison sinistrée. Les traces noirâtres ne laissent aucun doute sur l'ampleur des récents incendies qui ont touché les abords de la deuxième plus grande prison de France, à Fresnes (Val-de-Marne). Elles ont marqué le sol de plusieurs parkings, mais aussi la façade de l'un de ces bâtiments en meulière où sont logés les surveillants, dans ces ruelles qui jouxtent ses murs d'enceinte, et constituent « le domaine pénitentiaire ».

    A cinq reprises en cinq mois, la dernière fois le 17 septembre, les véhicules de ces mêmes surveillants ont brûlé. Depuis mai, 15 sont partis en fumée. Une série qui ne doit rien au hasard, l'enquête ayant rapidement démontré l'origine criminelle. Ces derniers mois, la tension au sein des trois divisions, qui hébergent 2 600 détenus pour 1 300 places, est allée crescendo. Conséquence d'une reprise en main de l'établissement par l'administration qui s'avère semée d'embûches. Agressions sur les surveillants en dehors de leurs heures de travail, affaires de corruption touchant tous les échelons : cette institution sortie de terre en 1898 traverse actuellement l'une des pires crises de son histoire.

    En mai, 2018, un groupe d’une dizaine d’individus a incendié des véhicules devant la prison de Fresnes./DR
    En mai, 2018, un groupe d’une dizaine d’individus a incendié des véhicules devant la prison de Fresnes./DR Grégoire Korganow pour le CGLPL

    Les multiples intrusions au sein du domaine en sont la manifestation la plus criante. « Jusqu'à récemment, les grillages étaient troués. Ça rentrait de partout, comme une passoire », décrit Frédéric Godet, délégué syndical Ufap-Unsa. Les « parloirs sauvages » étaient monnaie courante, des proches de détenus venant converser avec eux à l'ombre des miradors. Une position idéale pour lancer des stupéfiants ou des téléphones portables par-dessus les murs — généralement l'œuvre de mineurs —, récupérés ensuite par des « mules » en promenade. « Ils savent qu'on ne peut pas les interpeller, reprend Frédéric Godet. On doit appeler la police, mais le temps qu'elle arrive, les gars sont partis… »

    Des incendies commandités… depuis l'intérieur

    A de nombreuses reprises durant cette période, des surveillants ont été directement les cibles de « coups de pression » de la part d'intrus. Le 15 octobre, en pleine matinée, devant la prison, un surveillant principal est ainsi menacé de mort par un individu, lequel a ensuite frappé une infirmière qui passait par là. L'homme a été interpellé.

    Le 25 septembre, un ancien détenu est, lui aussi, venu intimider un gardien à proximité de son domicile. Une autre fois, un intrus mécontent d'avoir été évincé est revenu armé, braquant un autre gardien. Mais le paroxysme a donc été atteint avec ces nombreux incendies criminels, dont les policiers, selon nos informations, ont désormais acquis la conviction qu'ils avaient été commandités de l'intérieur de la prison. Six des auteurs présumés ont été interpellés début septembre et écroués, « accrochés » par la police pour deux de ces incendies. En garde à vue, certains ont reconnu leur participation. Mais aucun n'a avoué qu'il agissait sur instruction, ni lâché l'identité des commanditaires. Quant au mobile… « On ne comprend pas, souffle un cadre de l'établissement. Si on veut nous faire passer un message, c'est raté. » Pour les surveillants, en revanche, il a été reçu cinq sur cinq. « Dès le premier incendie, aux fenêtres, ils nous criaient de ne pas nous inquiéter, que ça allait continuer… »

    Deux aménagements ont en effet perturbé les habitudes des prisonniers et de leurs proches depuis janvier et fragilisé l'équilibre précaire de la détention. « A l'intérieur, il y a un véritable système, résume un surveillant. Ça trafique dans tous les sens. » Mais beaucoup moins depuis la mise en place, en mars, de nouveaux filets au-dessus des murs de la prison. Réalisés sur mesure et facturés 300 000 € pour la première tranche, 600 000 € pour la seconde, ils ont permis de diminuer de « 85 % les projections », selon une source pénitentiaire. Notamment au niveau des deuxième et troisième divisions, lesquelles, en la matière, pouvaient prétendre à la Ligue des champions.

    De nouveaux grillages ont été installés afin d’empêcher le ravitaillement de la prison par l’extérieur./LP/Arnaud Journois
    De nouveaux grillages ont été installés afin d’empêcher le ravitaillement de la prison par l’extérieur./LP/Arnaud Journois Grégoire Korganow pour le CGLPL

    Autre nouveauté, qui date, cette fois, de janvier : la mise en service d'une unité mobile chargée de surveiller les abords de la prison. A chaque fois, l'intrus est invité à décamper. « Ils ne sont que sept dans cette unité, soit à peu près trois au quotidien, relativise un cadre de la prison. Vous croyez vraiment qu'ils bouleversent la vie des prisonniers ? »

    Vraisemblablement. Car les agents de cette même unité sont aussi actifs dans les coursives, où ils procèdent à des fouilles surprises dans les cellules. Une tâche difficile à remplir pour un surveillant classique, qui doit s'occuper à lui seul de 120 à 130 détenus. « Quand, en une seule journée, nos collègues saisissent 20 téléphones et le lendemain 30, oui, cela peut créer des tensions », estime ce surveillant.

    Des fouilles peuvent être organisées dans les cellules./LP/Anne-Laure Abraham
    Des fouilles peuvent être organisées dans les cellules./LP/Anne-Laure Abraham Grégoire Korganow pour le CGLPL

    Une même pression a été mise au niveau des parloirs, sur lesquels se seraient reportées les tentatives d'intrusion de substances ou d'objets illicites. Le jour même du dernier incendie, le 17 septembre, une opération a été montée pour contrôler les familles qui rendaient visite aux détenus. Sur les 110 personnes fouillées, 36 avaient sur elles des objets interdits. 21 étaient en possession de cannabis et ont été placées en garde à vue. Les autres détenaient du tabac, de la nourriture ou des téléphones. Elles ont écopé d'un rappel à la loi.

    « Pour les parloirs, c'est toujours plus ou moins la même proportion de saisies », relativise un responsable. « Oui, mais là, dès que les familles ont vu le chien des douanes, beaucoup se sont souvenues qu'elles avaient oublié quelque chose à l'extérieur et ont quitté la pièce avant la fouille », sourit un gardien.

    La corruption à tous les niveaux

    Reste une méthode ancestrale pour les détenus afin de parvenir à leurs fins : la corruption. Au printemps dernier, le chef de détention de l'une des trois divisions est « tombé ». Toujours incarcéré, ce proche du directeur est soupçonné d'avoir accordé des faveurs à des détenus, dont Arnaud Mimran, l'une des chevilles ouvrières des abyssales fraudes à la taxe carbone. « On a vraiment été sous le choc, s'étonne encore un de ses collègues. Ce n'était pas un bleu qui touchait un salaire de misère. »

    Au printemps dernier, le chef de détention de l’une des trois divisions est « tombé » pour soupçons de corruption (illustration)./LP/Arnaud Journois
    Au printemps dernier, le chef de détention de l’une des trois divisions est « tombé » pour soupçons de corruption (illustration)./LP/Arnaud Journois Grégoire Korganow pour le CGLPL

    « L'objectif d'un détenu, c'est de gratter pour améliorer son confort, observe Frédéric Godet. Ils ont tout le temps d'analyser nos failles. Il faut raconter sa vie le moins possible et faire attention aux réseaux sociaux. Mais il y aura toujours une proposition. Et si vous cédez une fois, il n'y aura pas de retour en arrière… » Toujours selon nos informations, deux autres affaires de corruption ont éclaté cet été à Fresnes. Une infirmière de l'établissement pénitentiaire a été placée en détention provisoire pour avoir fourni de la drogue, notamment de la cocaïne, ainsi que des téléphones à un détenu.

    Au départ, la sûreté territoriale du Val-de-Marne, enquêtant sur un trafic de stupéfiants, apprend que l'un des mis en cause s'est fourni à la prison. « L'infirmière est tombée folle amoureuse d'un détenu, soupire une source pénitentiaire. Elle lui fournissait ce qu'il voulait. Et lui faisait son petit trafic de son côté. » Une instruction est toujours en cours pour déterminer l'ampleur des faits. « Ces histoires d'amour sont plus fréquentes qu'on ne l'imagine, développe un membre du personnel. L'an dernier, une conseillère d'insertion et de probation de Fresnes a, elle aussi, succombé au charme d'un prisonnier avant d'être mutée. »

    « Avec de l'argent, vous faites ce que vous voulez »

    Dans un autre dossier, une aide-soignante qui travaillait à l'hôpital du centre pénitentiaire était interpellée par la police judiciaire du Val-de-Marne, là encore pour avoir fourni de la drogue à un détenu. Elle était elle-même approvisionnée par… un surveillant. Ce dernier s'était au départ fait tout simplement contrôler dans la rue alors qu'il fumait un joint. Selon plusieurs sources, d'autres enquêtes seraient par ailleurs en cours, notamment concernant un réseau d'approvisionnement en produits divers — bouteilles d'alcool, cannabis ou consoles de jeux — opéré, là encore, par des surveillants. « C'est de notoriété publique, dénonce sous couvert de l'anonymat la mère d'un détenu incarcéré à Fresnes depuis plusieurs années. Quand mon fils cantine une cartouche de cigarettes, c'est régulier que les matons lui en volent plusieurs paquets. »

    Une porosité qui ne s'applique pas qu'aux biens matériels. Des menaces sérieuses ont ainsi été proférées contre un détenu, condamné mi-octobre pour assassinat. « Il avait dénoncé les deux commanditaires du crime, raconte Me Thomas Ramonatxo, son avocat. L'un d'eux, un Albanais, était lui-même en détention dans un autre établissement lorsqu'il a appelé le greffe de Fresnes pour savoir où était incarcéré mon client. On lui a tout communiqué, numéros de cellule et d'écrou compris, mettant mon client en danger de mort. »

    FRESNES EN CHIFFRES

    /LP/Philippe de Poulpiquet
    /LP/Philippe de Poulpiquet Grégoire Korganow pour le CGLPL