Maintien de l'ordre : le Shah d'Iran, la bande à Baader et la bavure qui transforma la police allemande

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Maintien de l'ordre : le Shah d'Iran, la bande à Baader et la bavure qui transforma la police allemande

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Manifestation de protestation le 5 juin 1967 après la mort de Benno Ohnesorg.
Manifestation de protestation le 5 juin 1967 après la mort de Benno Ohnesorg.
- Friedrich Magnussen via Wikicommons

Le nom de Benno Ohnesorg est resté célèbre en Allemagne. En 1967, il est tombé durant une manifestation, tué d'une balle dans la tête par un policier. L'épisode est resté fondateur pour la culture d'extrême-gauche en Allemagne, mais aussi pour la doctrine de maintien de l'ordre dans tout le pays.

Devant les parlementaires, Christophe Castaner, ministre de l'Intérieur, a estimé lundi 3 décembre que la doctrine de maintien de l'ordre en France était à repenser. Les premières comparutions immédiates avaient déjà eu lieu, 48 heures à peine après la troisième journée de mobilisation des gilets jaunes, et les violences qui l'ont marquée. Environ 130 blessés ont été recensés rien qu'à Paris, parmi lesquels une vingtaine du côté des forces de l'ordre. Côté manifestants, 412 interpellations ont eu lieu, annonçait rapidement l’exécutif, tandis que des enquêtes pour violences policières commençaient à être évoquées à mesure que des plaintes étaient déposées

A Paris toujours, Le Parisien annonce, chiffres de la police à l'appui, plus de 1000 grenades tirées ce jour-là, dont 339 CLI-F4, particulièrement offensives, mais aussi 776 cartouches de flashball. A Toulouse, un gilet jaune venu manifester en famille a été plongé dans un coma artificiel après un tir de flashball durant la journée de mobilisation du 1er décembre. A Marseille, le même jour, c’est une vieille dame de 80 ans, restée chez elle à deux pas de la Canebière, qui a été touchée par une grenade tirée depuis la rue alors qu’elle fermait ses volets durant la manifestation - elle est décédée le lendemain, à l’hôpital. Dans son appartement, on retrouvera des débris de grenade.

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En Allemagne, depuis 1967, rien de cet arsenal n’est plus utilisé dans les manifestations (même lorsque ça dégénère). Cette année-là est celle d’une bavure historique, restée très ancrée dans les mémoires outre Rhin. Le 2 juin 1967, la RFA, l’Allemagne de l’Ouest donc, recevait le Shah d’Iran. Visite d’Etat. Dans une rue de Berlin-Ouest, du côté du très tranquille quartier de Charlottenburg, partisans du Shah et opposants s’affrontent ce jour-là. Des étudiants allemands se joignent à eux. 

26 ans, des sandales, bientôt un enfant

Parmi ces étudiants, Benno Ohnesorg. En mauvais allemand, son nom de famille pourrait signifier littéralement quelque chose comme “sans ("ohne") souci ("sorgen"). Il est mal nommé. Il a 26 ans, une chemise un peu cintrée, des sandales, il doit bientôt devenir père. La police arrive, l’affrontement entre pro et anti-Shah dégénère, les matraques volent rapidement. Et puis un certain Karl-Heinz Kurras sort un pistolet. Il est en civil, il n’a pas de brassard, il appartient à la police. Il tire pratiquement à bout portant, Ohnesorg s’effondre. Il est mort, c’était la première fois qu’il manifestait.

Cet épisode est historique. Pas tant parce qu’on apprendra sur le tard, une fois l’accès aux archives ouvert, que Kurras était en fait un agent de la Stasi infiltré dans les rangs de la police fédérale. Ni parce que sa plaidoirie, du côté de la légitime défense, ne résiste pas longtemps devant un film du jour J, qui le montre clairement s’avancer vers la victime, puis tirer. Mais plutôt parce que la RFA décidera après la mort de Benno Ohnesorg de changer radicalement sa stratégie policière de gestion des émeutes. Seules des armes destinées à repousser à distance la foule, comme des canons à eau, par exemple, seront désormais d’usage. Rien à même de tuer ou de blesser gravement quiconque ne sera plus toléré. Y compris en cas de débordements ou de violence du côté des manifestants. 

L'autre violence légitime

Très explicitement, les autorités allemandes disent qu’on ne combat pas la violence par la violence, quand bien même on l'appellerait "légitime". En Allemagne, le flashball et autres armes non-létales du même type sont ainsi strictement prohibées, car jugées trop dangereuses. Les grenades aussi. Cette doctrine en vigueur porte un nom : la “désescalade”. Elle n’est pas particulièrement le fruit d’une conviction anti-policière mais elle est basée sur l’idée d’une dissuasion préventive - empêcher les troubles de se former. Qui implique souvent des déploiements considérables en nombre de policiers, ou encore des fouilles conséquentes, ou encore un service de renseignement acéré. Le sociologue Fabien Jobard, qui travaille de longue date sur la police et a enquêté dans les deux pays, l'explicite notamment par deux doxas du maintien de l'ordre :

Pour les policiers français, la foule est une et indivisible, elle a des pulsions animales et n’obéit qu’à son meneur ; c’est ce que l’on enseigne en école de police, poursuit le chercheur. Les Allemands, eux, considèrent que la foule est composée d’individus et que tous les individus sont accessibles à la raison. On essaie donc de se centrer sur les petits foyers qui sont susceptibles de faire basculer les manifestations.

L’épisode de la mort de Benno Ohnesorg est important parce qu’il fonde la culture policière allemande cinquante ans plus tard. Son nom est resté célèbre, au point par exemple que les médias aient interviewé son fils des années plus tard, qui pourtant ne l’avait pas connu. Mais l’épisode revêt aussi cette importance parce qu’il a compté dans la structuration politique à l’extrême-gauche en Allemagne. La mort de Benno Ohnesorg, qui choquera largement l'opinion publique, contribuera ainsi à pousser plus à gauche une partie du mouvement étudiant.

Il est aussi connu outre Rhin qu’Ulrika Meinhof s’est notamment radicalisée à l’occasion de cette bavure. Journaliste, elle co-fondera la "Rote Armee Fraktion" (avec notamment Andreas Baader) après avoir écrit, quelques mois plus tard, au sujet de ce 2 juin 1967 :  

La démocratie n’existe plus quand le journalisme ne sert qu’à décrire des actions policières, quand les canons d’eau et les armes de service sont la continuation logique et ininterrompue du journalisme. C’est là que commence l’État policier.

Meinhof ne sera pas la seule à tremper son engagement dans le sang de Ohnesorg, qui fit longtemps figure de martyr en Allemagne. Un autre groupe d’extrême-gauche (tendance anarchiste, celui-là), qui lui aussi prônait la lutte armée, s’inspirera de son histoire et se baptisera “Bewegung 2. Juni”. C’est-à-dire, la date de la mort de Benno Ohnesorg.

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