Gilets jaunes

12 graphiques pour prendre la mesure des inégalités

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En France, les inégalités de revenus stagnent depuis une vingtaine d’années alors qu’elles avaient tendance à se résorber depuis les années 1970. PHOTO : Come SITTLER/REA

La scène est désormais classique, mais dans le contexte de mobilisation des « gilets jaunes », elle a fait l’effet d’une bombe. Sur le plateau de Cnews, la députée LREM Elise Fajgeles s’est montrée incapable de citer le montant du Smic. Elle s’ajoute à la longue liste des hommes et femmes politiques visiblement déconnectés des prix du quotidien, que ce soit le pain au chocolat de Jean-François Copé à « 10-15 centimes » ou le ticket de métro de Nathalie Kosciusko-Morizet à « 4 euros ». Au-delà de ces anecdotes à la symbolique particulièrement forte, assiste-t-on véritablement à un creusement des inégalités et à une séparation nette entre deux mondes au sein de la population française ?

I/ Revenus : des inégalités qui se creusent

Partout sur la planète, les inégalités de revenu se creusent (ou ne se réduisent plus) depuis une quarantaine d’années. Depuis 1980, dans le monde, les 1 % les plus riches ont capté deux fois plus de croissance que la moitié du bas ! La France fait un peu mieux que la moyenne, comme le souligne Lucas Chancel – un des auteurs du rapport inédit sur les inégalités mondiales qui a permis de dresser ce constat en janvier dernier – « elle a été mieux à même que d’autres pays d’assurer une progression des revenus de ceux d’en bas » (on y reviendra). Reste qu’en France aussi, les plus riches ont su s’accaparer le plus gros des gains de la croissance : « après impôt, les 500 Français les plus riches gagnent en moyenne 1 670 fois plus que la moyenne des plus pauvres », indique l’économiste Jean Gadrey sur son blog

Conséquence de cette captation des richesses par les plus riches : en France, les inégalités de revenus stagnent depuis une vingtaine d’années alors qu’elles avaient tendance à se résorber depuis les années 1970.

« Contrairement à une idée reçue, les pays les moins inégalitaires ne sont pas simplement ceux qui font le plus gros effort de redistribution, mais bien ceux qui ne laissent pas se créer de trop grandes inégalités primaires que sont les inégalités de salaire, et celles entre salaire et profit », explique Michaël Zemmour, maître de conférences en économie à l’université de Lille 1. Et c’est là que le bât blesse. 

Ces inégalités de revenus, traditionnellement mesurées via le revenu disponible, c’est-à-dire après impôts et prestations sociales, se renforcent lorsque l’on tient compte des dépenses contraintes (engagées par un contrat, type électricité, téléphonique, etc.), qui représentent une part importante du revenu des plus modestes. En s’appuyant sur l’enquête Budget de famille 2011, Michèle Lelièvre et Nathan Rémila ont récemment montré que si le niveau de vie des 10 % des ménages les plus aisés (2 800 euros par mois et plus) est 3,3 fois supérieur à celui des 10 % les plus pauvres (moins de 840 euros), ce rapport passe à 5,7 si l’on prend en compte le seul niveau de vie arbitrable, c’est-à-dire hors dépenses contraintes (2 180 euros, contre 380). Les inégalités explosent encore si l’on ne prend pas en compte les dépenses alimentaires qui, sans dépendre d’un contrat, s’avèrent de première nécessité.

Enfin, les ménages modestes qui ont une voiture sont particulièrement vulnérables à la hausse du prix des carburants, car ils disposent d’une très faible marge de manœuvre budgétaire. 

II/ Patrimoine : l’effet boule de neige

Et les inégalités ne s’arrêtent pas à la fiche de paie. Elles sont démultipliées par le patrimoine, c’est-à-dire pas directement ce que gagnent les gens (leurs revenus), mais le stock de ce qu’ils possèdent (un livret d’épargne, un logement, des actions, une entreprise…). Entre ceux qui ne disposent que d’un simple compte-courant et ont dû s’endetter pour acheter leur voiture et ceux qui sont propriétaires de l’entreprise qu’ils dirigent et qui font fructifier leur épargne sur les marchés financiers, il y a en effet un gouffre abyssal. Bien plus profond que l’écart qui sépare la rémunération d’un Smicard de celle d’un haut cadre dirigeant. L’Insee est d’ailleurs venu le rappeler dans une récente publication, dont nous avions publié une analyse détaillée en juin

Avant de se pencher sur les deux extrêmes de l’échelle sociale, il est intéressant d’avoir en tête le niveau de patrimoine détenu par le Français dit « moyen ». Pour s’en faire une idée, il vaut mieux raisonner en termes de médiane, car les très riches peuvent tirer la moyenne vers le haut : ainsi, un Français sur deux possède moins de 158 000 euros de patrimoine brut (c’est-à-dire en prenant en compte les dettes), et l’autre en possède plus. Sauf que cette moitié de la population la mieux dotée possède au total 92 % du patrimoine. Cela veut dire, a contrario, que la moitié des Français les moins riches, eux, ne possèdent que 8 % du patrimoine total des Français !

Zoomons maintenant sur le haut et le bas de l’échelle sociale. En haut, les 10 % des ménages les mieux dotés en patrimoine possèdent, en moyenne, 1,25 million d’euros. C’est 627 fois plus que les 10 % les plus modestes, qui doivent se contenter, toujours en moyenne, de 2 000 euros. Quant aux très très riches, le 1 % des Français les plus fortunés, ils ont accumulé en moyenne 4,1 millions d’euros ! Des écarts qui donnent le vertige.

Selon une récente étude de la Drees, le service statistique du ministère de la santé, un tiers des Français estiment qu’à niveau de prélèvement égal, la contribution de chacun au financement de la protection sociale devrait reposer davantage sur les revenus du patrimoine (contre, par exemple, seulement 10 % pour les revenus d’activité des personnes en emploi). 

La recette de l’enrichissement rapide serait donc simple : mieux vaut hériter que travailler, comme le résume l’économiste Thomas Piketty, auteur de l’ouvrage « Le capital au XXIe siècle », lorsqu’il évoque l’héritage : « le passé tend à dévorer l’avenir : les richesses venant du passé progressent mécaniquement plus vite, sans travailler, que les richesses produites par le travail ». Le patrimoine total des ménages français vaut désormais plus de huit années de revenu disponible net, contre cinq années en 1980, selon une note de France Stratégie parue début 2017

Si la répartition des patrimoines est un peu moins inégalitaire qu’au XIXsiècle (nous sommes passés d’une société avec un petit nombre de gros rentiers à une société avec un nombre beaucoup plus grand de rentiers moins gros), « aucune force inéluctable ne s’oppose au retour d’une concentration patrimoniale extrême », estime Thomas Piketty. Cette importance prise par le patrimoine creuse doublement les inégalités : d’abord à l’intérieur des générations (car sa répartition est beaucoup plus inégalitaire que celle des revenus) et ensuite entre les générations car le patrimoine s’est récemment concentré sur les personnes âgées.

III/ Des attentes de redistribution fortes

On l’a vu, les revenus, notamment les salaires, sont très inégalitaires. On a vu également dans un second temps que le patrimoine accentue ces inégalités, car les revenus accumulés dans le temps se renforcent avec un effet boule de neige. Mais dans ce tableau rempli de mauvaises nouvelles, il y a une éclaircie : le modèle français de redistribution. Ce système consiste à taxer de façon importante les richesses produites (via les taxes, les impôts, et les cotisations sociales) et à les redistribuer. Lorsque les plus riches cotisent proportionnellement plus que les plus pauvres et/ou lorsqu’ils touchent moins de prestations sociales, on parle de système redistributif. Or, même si Emmanuel Macron s’est récemment attaqué au caractère redistributif de notre système fiscal (voir ci-dessous), il reste bel et bien efficace pour limiter les inégalités.

Malgré des signaux souvent contradictoires, la politique fiscale menée lors du quinquennat de François Hollande a globalement limité les inégalités. Ainsi, lorsqu’on observe l’évolution du niveau de vie, les inégalités ont tendance à… reculer depuis 2011 ! Cela s’explique (même si c’est contre-intuitif), par le fait que la situation s’est surtout améliorée pour les plus pauvres. Les trois premiers déciles* ont en effet vu leur niveau de vie progresser entre + 1,4 % et + 1,5 %, contre + 0,9 % pour la médiane.

Si Emmanuel Macron se plaignait cet été du « pognon de dingue » que coûteraient les minima sociaux, notre modèle social est bel et bien efficace (notamment par rapport à nos voisins européens). En 2014 par exemple, les aides sociales et les impôts ont permis à 4,9 millions de personnes de sortir de la pauvreté ! Comme nous l’avions détaillé dans un précédent article, en 2016, les 10 % de personnes les plus pauvres disposent d’un niveau de vie 24 fois inférieur aux 10 % les plus riches avant redistribution. Après redistribution, ce rapport passe à 6 !

De même, le système de redistribution français permet de limiter les inégalités géographiques : les retraites sont par exemple prépondérantes dans le Massif Central, les allocations logement dans les grandes villes, les allocations chômage au Nord et en Languedoc-Roussillon, etc.

Finalement, le creusement des inégalités de niveau de vie le plus fort, ces dernières années, se joue entre les jeunes et les seniors. En moyenne, le niveau de vie a progressé plutôt constamment. Celui des retraités a en moyenne progressé plus vite (et c’est une bonne nouvelle), mais celui des jeunes a nettement décroché par rapport à la moyenne.

Ainsi qu’en témoignent les tensions actuelles, les récents choix politiques mettent à mal les attentes de redistribution des Français, qui n’ont jamais été aussi élevées dans l’opinion depuis la fin des années 1970. Pour l’ONG Oxfam, qui a récemment publié le second palmarès de son indice d’engagement à la réduction des inégalités, les évolutions du système fiscal français illustrent ainsi « la tendance mondiale à opter pour des systèmes fiscaux plus régressifs ». De fait, le premier budget du gouvernement (pour l’année 2018) favorisait les 2 % les plus riches de la population française, selon l’Observatoire Français des conjonctures économiques (OFCE)

Un budget pour les plus riches

Impact des mesures socio-fiscales du budget 2018, par vingtile de niveau de vie (en moyenne en 2018, en % du niveau de vie)

Loin de rectifier le tir, le budget 2019 conforte l’étiquette de « président des riches » qui colle à la peau d’Emmanuel Macron. En effet, à en croire les résultats d’une récente étude de l’Institut des politiques publiques (IPP), les 1 % des ménages les plus riches sont les grands gagnants de la politique fiscale présentée dans le projet de loi de finances (PLF) pour l’année à venir.

En 2019, les revenus de cette catégorie de ménages grimperont de 6 %, grâce notamment aux effets cumulés de la réforme de l’impôt sur la fortune et du prélèvement forfaitaire unique sur les revenus du capital. Pour le top 0,1 % (soit les 65 000 personnes dont le niveau de revenus est supérieur à 550 000 euros, contre 33 000 en moyenne pour l’ensemble de la population), le cadeau s’élève à 86 290 euros !

A l’autre bout de l’échelle sociale, les bas revenus sont les grands perdants : les 20 % de Français les moins bien lotis verront leurs ressources s’amoindrir. En cause, la très faible revalorisation des prestations sociales et la réforme des allocations logement, qui amputeront le pouvoir d’achat des plus modestes de 3,5 milliards d’euros, dans un contexte où les prix repartent à la hausse. Ils seront également pénalisés par la hausse de la fiscalité sur le tabac et l’énergie. C’est sans compter la baisse programmée des dépenses publiques – dont les effets n’ont pas été modélisés dans cette étude.

« Une partie de la population ne vit pas décemment (…) alors qu’a été supprimé l’impôt de solidarité sur la fortune et créé pour les revenus du patrimoine une taxe à 30 % se substituant à l’intégration de ces revenus dans l’impôt sur le revenu où ils étaient le plus souvent taxés à 45 % », dénonce Denis Clerc, le fondateur d’Alternatives Economiques.

Le fossé qui se creuse entre Français se lit aussi dans le profil de l’Assemblée nationale. La dernière législature élue en 2017 marque ainsi la disparition totale des ouvriers de l’hémicycle. 

Profil social des députés : un essor spectaculaire du secteur privé

Répartition des députés de quatre législature selon la profession la plus significative exercée

​​​​​​* Cadres et professions intellectuelles supérieures du secteur public

** Cadres et professions intellectuelles supérieures du secteur privé 

Derrière les inégalités de revenu se nouent d’autres inégalités tout autant décisives dans le sentiment de ne pas avoir les mêmes chances, et notamment la capacité à mobiliser un capital scolaire, culturel, ou social pour s’en sortir. « La colère des gilets jaunes (…) s’inscrit dans une évolution à la fois économique (le recul ou la stagnation du pouvoir d’achat), sociale (le creusement des inégalités, les difficultés du logement, de l’accès à l’université, la disparition des services publics de proximité…), territoriale (le déclassement réel ou ressenti des habitants des périphéries, des périurbains et des ruraux) et politique », résume Laurent Mucchielli, sociologue et chercheur au CNRS, dans un récent article

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Commentaires (17)
Thierry 15/04/2020
Encore une fois le pb n'est pas celui des inégalités mais celui des injustices qui les provoquent. Il ne faut pas se tromper de combat. Que Arnaud et ses cousins gagnent des milliards et fraudent ne m'indispose pas puisque j'ai la chance que la quasi totalité de mes droits constitutionnels soient respectés. Il n'en sera pas de même pour tous ceux qui galèrent, faute d'instruction, de santé, de travail, de logement, de sécurité parce que les ultra riches pompent le fric qui devrait ruisseler.
Thierry 15/04/2020
en clair, le pb est de satisfaire les droits à une vie décente de chacun et ce qui importe est de savoir combien de gens et dans quelle proportion n'ont pas la vie décente que leur promet la déclaration universelle des droits de l'homme. Arrêtons de nous focaliser sur les inégalités pour nous préoccuper de rétablir les droits de chacun. Après chacun pourra concourir à devenir le plus riche du cimetière, ce ne sera plus un pb.
Thierry 15/04/2020
Je ne connais pas le prix du ticket de métro, ni celui de la baguette de pain, ni exactement celui du SMIC mais ça ne m'empêche pas de constater que le SMIC est insuffisant pour faire vivre une famille si il n'est accompagné d'aides sociales, ça ne m'empêche pas de constater que les gamins ne trouvent que des boulots de stage payés sous le SMIC, que la majorité des chômeurs sont à la rue et qu'une partie notable de la population galère. Donc éviter les faux procès à la con.
Elegehesse 15/04/2020
Beau Travail stat&graph intéressant ... Mais qui fait sourire sur certains commentaires . Notamment s'étonner que les vieux qui ont travaillé 40 ans aient des revenus un peu supérieur aux jeunes qui commencent . Passer de 18,5 à 22,5 en 40 ans ... 1.22 soit une croissance personnelle de moins de 0,5% par an ... c'est ça le vrai blocage de l'ascenseur social.
VEBLEN 15/04/2020
Croyez-vous que nous sommes encore à constater la croissance des inégalités ? Ceci a déjà été fait depuis, au moins 50 ans, un demi-siècle ! Plus intéressant aujourd'hui serait d'expliquer le mécanisme de cette croissance, que les bonimenteurs s'efforcent d'escamoter ?
Christophe V. 23/01/2019
Il y a nombre de graphiques qui aurait tout à gagner à disposer d'une origine des ordonnées à 0. Une échelle des ordonnées comprises entre le minimum et le maximum permet certes de mieux mettre en évidence percevoir les évolutions mais est-ce toujours cela le plus important ? Je n'en suis pas sûr
FGiddy 18/12/2018
Attention de ne pas tomber dans le piège tendu par Macron concernant la fiscalité des revenus du patrimoine (fin de l'article). Quand on parle de la "flat tax", il faut bien dire que le taux de 30% correspond à la fois aux prélèvement sociaux (CSG, CRDS, ...) pour 17,2% et l'impôt sur le revenu pour 12,8%. Sous Hollande (en ne tenant pas compte de la CSG qui a augmenté depuis), le taux maximal théorique de prélèvement était donc de 17,2% + 45% (tranche marginale de l'IR), contre 30% avec Macron.
Pierric 07/12/2018
C'est moi ou il manque un décile aux "dépenses engagées..." ?
DOMERC François 06/12/2018
Bonjour. Avec un programme politique qui tienne cpte de cette analyse sérieuse les démocrates pourraient mettre une raclée au fn.
jw79 06/12/2018
Vous démontrez que les chiffres, utilisés avec rigueur et intelligence, peuvent servir à autre chose qu'à justifier l'injustifiable. Ce gouvernement pousse à son paroxysme la démarche déjà largement amorcée par ses prédécesseurs, de droite comme de gauche. Depuis 1983 et le "virage" voulu par François Mitterrand et mis en œuvre par Pierre Maurois, c'est une ligne néo-libérale qu'ont suivi presque sans exception tous les dirigeants européens en général, et français en particulier. T.I.N.A. ?
Bernard GARRIGUES 06/12/2018
Par exemple, il n'existe aucune raison logique que la redistribution des prestations maladies ne soit pas strictement égalitaire entre déciles. Elles ne le sont (gravement) pas.
Bernard GARRIGUES 06/12/2018
Avec quelle pudeur les stats évitent en général de présenter le rapport interdécile entre le premier décile et et le 10ème : elles s'arrêtent au 9ème ! Pourtant la part inique est celle du 10ème décile. Par exemple, en matière de prestation retraite du régime général : supprimer l'iniquité du 10ème permettrait (1) de supprimer les difficultés de financement définitivement et (2) tous les palliatifs.
Jean Gadrey 06/12/2018
Excellent dossier ! À UNE EXCEPTION PRÈS : le rapport interdécile est un très mauvais indicateur d'inégalités, surtout quand ça s'envole "vers le haut", ce qu'il ne capture absolument pas. Mais bon...
Hugues78160 06/12/2018
Effectivement si le top 0,1 récupère 5.6 Mds €, c'est insupportable....
Hugues78160 06/12/2018
Effectivement si le top 0,1 récupère 5.6 Mds €, c'est insupportable....
Hugues78160 06/12/2018
Effectivement si le top 0,1 récupère 5.6 Mds €, c'est insupportable....
cfhpatrice 06/12/2018
Ces graphes montrent bien le président des riches ! Il faut d'abord, a minima, rétablir l'ISF !
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