HORS-SÉRIE. Cet article est extrait du hors-série n°195 de Sciences et Avenir, en kiosque en novembre 2018 et en version numérique dans notre espace client.
Les poissons sont ainsi dotés d’une des formes les plus primitives de l’empathie, qui se manifeste par l’imitation et la synchronisation des comportements. Ce qui assure une protection contre les prédateurs. Un poisson ressent un danger… et c’est tout le banc qui fuit ! Une stratégie de défense également observée chez les chevaux. En cas de menace, il suffit qu’un individu détale pour que sa réaction se propage immédiatement au groupe. Ce comportement relève plus précisément de la "contagion émotionnelle" qui consiste, selon les mots du neurologue Jean Decety, professeur à l’université de Chicago (États-Unis), en un "transfert d’émotion d’un individu à l’autre". Il permet au banc ou au troupeau d’apprendre de quelques-uns de ses membres qu’une situation est sûre ou dangereuse sans avoir à l’expérimenter directement.
L’un des critères d’évaluation du bien-être animal dans les élevages est d’ailleurs la transmission d’émotions positives. C’est ce qu’Inonge Reimert, chercheuse en neurosciences à l’université Wageningen aux Pays-Bas, a étudié depuis 2010 pour les porcs, à travers diverses expériences. Des paires de cochons ont ainsi été soumises soit à un traitement positif - enclos avec litière de tourbe et paille ainsi que friandises (raisins secs, chocolat) -, soit à un traitement négatif d’isolement social. Puis les binômes ont été conduits dans une salle de test où les retrouvaient d’autres porcs, dits naïfs. Les chercheurs ont alors observé que les animaux bien soignés jouaient et remuaient la queue, tandis que ceux qui avaient été négligés étaient en alerte, urinaient et déféquaient plus fréquemment. Il est également apparu que leurs comportements affectaient leurs congénères naïfs par contagion émotionnelle. Et dans le cas du traitement négatif - qui impactait plus fortement les autres cochons -, l’effet de stress se prolongeait après la fin de l’expérience. De quoi s’interroger sur les pratiques d’élevage qui concentrent dans de mêmes enclos un très grand nombre d’animaux en souffrance.
Chez le rat, les femelles font davantage preuve d’empathie que les mâles
Étudier l’empathie chez les animaux domestiques n’est cependant pas une mince affaire. Par quelles manifestations physiologiques, quels comportements s’exprime-t-elle ? "Nous n’en sommes encore qu’au tout début des connaissances, sachant qu’on a longtemps cru que cette qualité était réservée aux humains", souligne Claude Paolino, zoo-psychiatre dans le Var. Animaux de laboratoire types, les rats ont toutefois fait l’objet de nombreuses recherches sur leurs capacités d’entraide. Ainsi, une équipe japonaise de l’université Kwansei Gakuin, près de Kobe, a mis à l’épreuve des couples de rats Sprague-Dawley. L’un des rongeurs était installé dans un compartiment sec, l’autre dans une cellule emplie d’eau, où il risquait la noyade. Les deux enclos étaient séparés par une porte.
L’expérience a été renouvelée à plusieurs reprises pour chaque binôme.
HORS-SÉRIE. Cet article est extrait du hors-série n°195 de Sciences et Avenir, en kiosque en novembre 2018 et en version numérique dans notre espace client.
Les poissons sont ainsi dotés d’une des formes les plus primitives de l’empathie, qui se manifeste par l’imitation et la synchronisation des comportements. Ce qui assure une protection contre les prédateurs. Un poisson ressent un danger… et c’est tout le banc qui fuit ! Une stratégie de défense également observée chez les chevaux. En cas de menace, il suffit qu’un individu détale pour que sa réaction se propage immédiatement au groupe. Ce comportement relève plus précisément de la "contagion émotionnelle" qui consiste, selon les mots du neurologue Jean Decety, professeur à l’université de Chicago (États-Unis), en un "transfert d’émotion d’un individu à l’autre". Il permet au banc ou au troupeau d’apprendre de quelques-uns de ses membres qu’une situation est sûre ou dangereuse sans avoir à l’expérimenter directement.
L’un des critères d’évaluation du bien-être animal dans les élevages est d’ailleurs la transmission d’émotions positives. C’est ce qu’Inonge Reimert, chercheuse en neurosciences à l’université Wageningen aux Pays-Bas, a étudié depuis 2010 pour les porcs, à travers diverses expériences. Des paires de cochons ont ainsi été soumises soit à un traitement positif - enclos avec litière de tourbe et paille ainsi que friandises (raisins secs, chocolat) -, soit à un traitement négatif d’isolement social. Puis les binômes ont été conduits dans une salle de test où les retrouvaient d’autres porcs, dits naïfs. Les chercheurs ont alors observé que les animaux bien soignés jouaient et remuaient la queue, tandis que ceux qui avaient été négligés étaient en alerte, urinaient et déféquaient plus fréquemment. Il est également apparu que leurs comportements affectaient leurs congénères naïfs par contagion émotionnelle. Et dans le cas du traitement négatif - qui impactait plus fortement les autres cochons -, l’effet de stress se prolongeait après la fin de l’expérience. De quoi s’interroger sur les pratiques d’élevage qui concentrent dans de mêmes enclos un très grand nombre d’animaux en souffrance.
Chez le rat, les femelles font davantage preuve d’empathie que les mâles
Étudier l’empathie chez les animaux domestiques n’est cependant pas une mince affaire. Par quelles manifestations physiologiques, quels comportements s’exprime-t-elle ? "Nous n’en sommes encore qu’au tout début des connaissances, sachant qu’on a longtemps cru que cette qualité était réservée aux humains", souligne Claude Paolino, zoo-psychiatre dans le Var. Animaux de laboratoire types, les rats ont toutefois fait l’objet de nombreuses recherches sur leurs capacités d’entraide. Ainsi, une équipe japonaise de l’université Kwansei Gakuin, près de Kobe, a mis à l’épreuve des couples de rats Sprague-Dawley. L’un des rongeurs était installé dans un compartiment sec, l’autre dans une cellule emplie d’eau, où il risquait la noyade. Les deux enclos étaient séparés par une porte.
L’expérience a été renouvelée à plusieurs reprises pour chaque binôme. Systématiquement, le rat au sec cherchait à venir en aide à son voisin en difficulté et, pour cela, apprenait à ouvrir la porte avec davantage de rapidité. Plus la situation devenait urgente, plus le rat sauveteur agissait vite. Lorsque les rôles étaient inversés, celui qui avait expérimenté le danger se montrait bien plus prompt encore à secourir son comparse menacé. Une équipe américaine de l’université de Chicago a établi le même constat en enfermant un rat dans un petit tube en Plexiglas, son congénère étant laissé libre de ses mouvements dans l’espace restant de la cage : 23 rats sur 30 ont réussi à comprendre, en cinq jours en moyenne, comment ouvrir la trappe du tube pour délivrer le prisonnier. Par ailleurs, les rongeurs ne se donnaient pas la peine de le faire quand le tube était vide ou occupé par un rat en peluche. Les chercheurs ont poussé le vice plus loin en installant un tube contenant du chocolat à côté de celui de l’animal piégé. Les rats ont préféré - en majorité ! - délivrer d’abord leur congénère, quitte à partager ensuite le chocolat. Les femelles faisant davantage preuve d’empathie que les mâles...
Trois cerveaux apparus successivement au cours de l’évolution
Les scientifiques ont longtemps cru que le siège de l’empathie se trouvait dans ce qu’on appelle les "neurones miroirs", des cellules spécifiques situées dans le cortex cérébral. Une expérience menée chez le macaque, en 1992, par l’équipe de Giacomo Rizzolati de l’université de Parme, en Italie, avait en effet montré que ces neurones s’activent de manière identique lorsque le singe réalise une action ou lorsqu’il voit l’un de ses congénères exécuter le même geste. Des chercheurs ont ensuite découvert que l’homme, lui aussi, possède ce type de cellules nerveuses, et ils ont pensé qu’elles étaient la clef du partage des émotions et des comportements sociaux. Dans les années 2000, Vilayanur Ramachandran, professeur de psychologie à l’université de Californie à San Diego, prédisait même que les neurones miroirs seraient à la psychologie ce que l’ADN est à la biologie. Vingt ans plus tard, "ils sont un peu passés de mode, souligne Jean Decety. Il est en effet simpliste de dire qu’ils sont la base neurobiologique de l’empathie. En réalité, cette capacité recouvre plusieurs types de comportements qui correspondent à différentes aires du cerveau, développées à différentes périodes de l’évolution des espèces, ainsi qu’à des processus biologiques hormonaux".
En 1990 est publié le livre The Triune Brain in Evolution dans lequel le neurobiologiste américain Paul MacLean théorise l’existence de trois cerveaux apparus successivement au cours de l’évolution des espèces, et qui coexisteraient dans la structure du système nerveux central humain : les cerveaux reptilien (tronc cérébral), paléomammalien (système limbique) et néomammalien (néocortex). Si le premier gère la vie et la survie individuelle, le système limbique, siège de diverses émotions, a pour fonction l’adaptation au milieu. Ce serait donc lors de l’évolution des reptiles en mammifères que seraient apparues des capacités d’empathie. De fait, les mammifères ont pour caractéristiques d’allaiter leur progéniture, de communiquer verbalement et de jouer avec elle. Pour la survie de leurs petits, les parents doivent être sensibles aux signaux (faim, peur, douleur) qu’ils émettent, et cela se traduit notamment par la sécrétion, via le système nerveux central, d’ocytocine, une hormone impliquée dans les mécanismes d’attachement mère-enfant.
La température oculaire des mères poules baisse quand leurs petits sont stressés
Mais, remarque Roland Maurer, éthologue à l’université de Genève, "rien ne prouve qu’il faille considérer l’empathie comme monophylétique (apparue une seule fois, NDLR), ni qu’elle dépendrait des structures corticales propres aux mammifères. Une meilleure approche est de se demander à quoi elle sert. Visiblement, elle contribue à la consolidation et au maintien des relations dans les espèces sociales et, à ce titre, on la trouve, sous une forme ou sous une autre, aussi bien chez les chimpanzés que chez les campagnols. Je ne serais pas étonné de découvrir au moins des précurseurs de l’empathie chez des poissons sociaux, d’autant qu’on sait maintenant que des hormones très similaires colorent le comportement de tous les vertébrés".
De fait, les oiseaux, "descendants des dinosaures, et donc essentiellement des reptiles, avec un cerveau très différent de celui des mammifères", souligne Roland Maurer, font eux aussi preuve de soins parentaux étendus, de liens de couple et de socialité. Des chercheurs de l’université de Bristol ont démontré en 2011 que les poules sont sensibles à la détresse de leurs petits. Pour cela, ils ont exposé des poussins à une brusque bouffée d’air, provoquant leur affolement. Les mères poules ont alors cessé leurs activités et augmenté leur vigilance et le nombre de vocalisations vers leurs poussins ; soit des comportements interprétés par les chercheurs comme la manifestation de leur sollicitude. Grâce à un contrôle simultané de leurs réponses physiologiques, ils ont également enregistré une baisse de la température des yeux, suggérant un moindre afflux de sang, associée à une augmentation du rythme cardiaque. Ce qui pourrait indiquer que le sang de la poule est redirigé vers ses organes les plus importants, le cerveau et les muscles, de manière à pouvoir analyser la situation et se mettre en action le plus rapidement possible.
Pour une chienne, le chaton est un assez bon bébé chien
Plus récemment, en 2015, une étude dirigée par E.C. Perez de l’université de Lyon/Saint-Etienne s’est intéressée au diamant mandarin (Taeniopygia guttata). Comme 90 % des espèces d’oiseaux, celle-ci est monogame : des couples se forment pour la période de reproduction et parfois pour la vie. Les chercheurs français et américains ont montré que les femelles qui percevaient des vocalisations stressées de leur partenaire ressentaient le même stress, mesuré par le taux sanguin de glucocorticoïdes. En revanche, lorsque les cris émanaient de mâles inconnus, leur formulation sanguine ne changeait pas. C’est bien le lien étroit du couple qui semble favoriser l’empathie. De fait, chez de nombreux oiseaux, le couple parental est nécessaire à la survie de la couvée. Mâles et femelles s’allient pour construire le nid, nourrir et défendre les oisillons.
Aider ses congénères, cela peut finalement paraître évident. Mais l’empathie franchit-elle la barrière des espèces ? Un chien peut-il être l’ami d’un rat ? Les réseaux sociaux raffolent d’images montrant des chats allaitant des chiots ou vice versa. "Cela n’a rien à voir avec l’empathie, s’insurge Roland Maurer. Les mécanismes de l’investissement parental sont suffisamment souples pour qu’un bénéficiaire assez semblable au bébé de l’espèce, produisant donc des stimuli semblables (proportions du corps et de la tête, type de mouvements, etc.), puisse les déclencher. En clair, pour la chienne, le chaton est un assez bon bébé chien."
Les autres témoignages rapportés sur le net sont des cas isolés. Les seuls exemples bien documentés d’empathie inter-espèces concernent la sollicitude qui se développe entre l’homme et les animaux ayant évolué avec lui, à savoir le chien, le chat et le cheval. Soit un véritable phénomène adaptatif qui permet aux uns et aux autres d’anticiper leurs réactions.
L’empathie est donc bien "une forme d’intelligence, conclut Roland Maurer. Comme ses autres rouages, il s’agit d’un processus de traitement mental - au sens large puisqu’il dépend aussi de réponses hormonales - assurant l’adaptation comportementale à la situation présente". En d’autres termes, elle est indispensable, à l’homme comme à l’animal, pour interpréter et s’ajuster à son environnement social. À la différence près que, chez l’homme, l’empathie sert parfois à nuire à autrui…
Un rat mobilise toutes ses ressources afin de délivrer un congénère enfermé dans un tube de Plexiglas. © Chicago University, medecine and biological science