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L’université turque, antichambre de la prison

Le nombre d’étudiants turcs emprisonnés, souvent pour des accusations de terrorisme ou d’insulte au président Erdogan, a triplé ces six dernières années. L’opposition dénonce un climat de plus en plus étouffant sur les campus

De source officielle, quelque 1848 étudiants étaient en prison mi-novembre, soit trois fois plus qu’en 2012. Sur la même période, leur nombre a augmenté deux fois plus vite que la population carcérale totale. — © Reuters/Murad Sezer
De source officielle, quelque 1848 étudiants étaient en prison mi-novembre, soit trois fois plus qu’en 2012. Sur la même période, leur nombre a augmenté deux fois plus vite que la population carcérale totale. — © Reuters/Murad Sezer

Le 25 mars 2018, vers 4h du matin, Yaren et sa famille se réveillent en sursaut. On tambourine à coups de poing sur la porte de l’appartement. Dix policiers des forces spéciales se précipitent à l’intérieur, jusqu’à la chambre de la jeune femme. «J’ai été frappée devant mon petit frère et plaquée au sol, une arme pointée sur la tête et une autre dans le dos», se souvient Yaren, 19 ans, en ajustant ses lunettes rondes cerclées de métal doré. Elle marque une pause, puis ajoute: «Je n’y comprenais rien. Et mon frère de 9 ans encore moins! Pourtant les policiers l’ont obligé à se mettre à terre, lui aussi, tout en maintenant sa tête.»

Six jours plus tôt, cette étudiante en langue et littérature turques avait participé à une manifestation sur le campus de son école, la prestigieuse Université du Bosphore. Avec quelques dizaines de ses camarades, elle dénonçait d’autres étudiants qui distribuaient des pâtisseries en soutien aux militaires turcs engagés dans l’opération contre l’enclave kurde d’Afrin, dans le nord-ouest de la Syrie. Yaren sera inculpée pour «propagande terroriste» et incarcérée le 3 avril.

Les étudiants risquent jusqu’à 5 ans de prison

Suat, 24 ans, en dernière année de sociologie et de sciences politiques, a aussi été arrêté à cause de ce rassemblement. C’était le 26 mars, à la sortie des cours, à l’issue d’un étrange manège que l’étudiant relate d’un air mi-indigné, mi-amusé. «Ce jour-là, je me suis vite aperçu que des policiers en civil me suivaient partout sur le campus, raconte le jeune homme, qui arbore lui aussi de petites lunettes rondes. J’apparaissais sur une vidéo qu’ils avaient filmée pendant la manifestation.»

En tout, une quinzaine d’étudiants de l’Université du Bosphore ont été interpellés et incarcérés en mars. Chez eux, comme Yaren, devant l’université, comme Suat, ou même à l’aube dans leur dortoir situé sur le campus. Deux mois plus tard, ils étaient libres. Le verdict de leur procès est attendu le 19 mars, un an jour pour jour après le rassemblement. «En général, c’est mauvais signe», s’inquiète Yaren. Ils risquent jusqu’à 5 ans de prison.

Leur cas est révélateur, mais il est loin d’être unique. De source officielle, quelque 1848 étudiants étaient en prison mi-novembre, soit trois fois plus qu’en 2012. Sur la même période, leur nombre a augmenté deux fois plus vite que la population carcérale totale.

Ces dernières années, on trouve sur presque chaque campus un commissariat informel, avec des policiers en civil chargés de surveiller la moindre activité étudiante

Sezgin Tanrikulu, élu du Parti républicain du peuple (CHP, opposition)

Sezgin Tanrikulu, élu du Parti républicain du peuple (CHP, opposition), fustige les «nouvelles méthodes» des autorités. «Avant, les recteurs empêchaient les policiers d’entrer sur les campus, rappelle-t-il. Mais ces dernières années, on trouve sur presque chaque campus un commissariat informel, avec des policiers en civil chargés de surveiller la moindre activité étudiante.»

Les élèves de l’Université du Bosphore «auraient pu être convoqués au commissariat, poursuit ce député, qui préside la Commission des droits de l’homme du parlement turc. On a interpellé certains d’entre eux dans leur dortoir pour dire aux autres: «Tenez-vous à carreau, ou il vous arrivera la même chose.» Et c’est ce qui est arrivé, en juillet, à des étudiants de l’Université technique du Moyen-Orient, autre établissement prestigieux. En pleine cérémonie de remise des diplômes, ils avaient eu l’impertinence de déployer une banderole représentant Recep Tayyip Erdogan sous les traits d’animaux.

Quatre étudiants ont fait un mois de prison pour «insulte au chef de l’Etat»… avant d’être invités, en octobre, à boire le thé et s’excuser au palais présidentiel. «C’est symptomatique du pouvoir actuel, estime le député Sezgin Tanrikulu, qui a œuvré à leur libération. Monsieur Erdogan a utilisé ces étudiants lorsqu’il a décidé de les punir. Il les a aussi utilisés quand il a décidé de les faire libérer et de les recevoir. Le message est clair: «C’est moi le chef. C’est moi qui emprisonne et c’est moi qui libère.»

Détention arbitraire et torture

Il n’y a pas que les étudiants. La tentative de coup d’Etat de juillet 2016 et deux années d’état d’urgence ont permis aux autorités d’emprisonner plus de 50 000 personnes et de limoger près de 126 000 fonctionnaires. La grande majorité d’entre eux sont accusés d’être des disciples du prédicateur Fethullah Gülen, commanditaire présumé du putsch. Dans une enquête parue cette semaine, neuf médias européens, dont Le Monde, racontent comment les services secrets turcs ont organisé un système de détention arbitraire et de torture dans des prisons secrètes.

Tutelles «politique et religieuse»

Cette «lutte sans pitié contre le terrorisme» – güleniste, kurde, etc. – sert également à justifier la chape de plomb sur les campus, qui en ont pourtant vu d’autres. «Après le coup d’Etat de 1980, les universités avaient été soumises à une tutelle militaire. Sous le pouvoir actuel, elles subissent une tutelle politique et même, ces dernières années, une tutelle religieuse. C’est pire qu’avant, aucun savoir n’est produit librement», affirme Tahsin Yesildere, président de l’Association des enseignants du supérieur.

Ce professeur à la retraite cite en exemple la question kurde. «Des centaines d’enseignants ont été limogés et inculpés parce qu’ils avaient signé une pétition réclamant la fin des violences [avec le Parti des travailleurs du Kurdistan, PKK]. Et alors que la Turquie a connu ces cinq dernières années un processus de paix puis une reprise des combats, nos universités n’ont produit aucune recherche, aucune réflexion sur ce sujet. C’est triste pour nos établissements, c’est dramatique pour notre société.»