Pierre-André Taguieff, dans un essai pionnier et passionnant, paru déjà plus d’un an, sur Emmanuel Macron et le macronisme, explique et pointe les raisons profondes de cette entreprise politique qui, initialement perçue comme un miracle, se dissipe sous nos yeux comme un mirage. Il aura été le premier à avoir soumis à un examen critique sans complaisance l’esprit et les dispositifs rhétoriques de cette nouvelle démagogie de l’”extrême centre” qui conduit à l’effacement du politique.
Son livre fournit en outre les outils intellectuels permettant de décrypter l’actuelle campagne macronienne centrée sur l’opposition entre “progressistes” et “populistes” ou “nationalistes”. Auteur de plusieurs ouvrages sur ces divers “ismes”, il était fort bien placé pour en juger.
“Certains voulaient voir dans le président français nouvellement élu une perspective fiable de renouveau d’une social-démocratie en perte de crédibilité.”
Un petit retour en arrière s’avère nécessaire. Lorsqu’au printemps et à l’été 2017, journalistes et politistes se demandaient : “Qu’est-ce que le macronisme ?” et s’interrogeaient sur les facteurs qui avaient permis la victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle, le climat politique et les attentes sociales étaient différents de ce qu’ils sont aujourd’hui. Sans parler du soulagement qu’éprouvaient les forces européistes tant en France que sur l’ensemble du continent.
Par la victoire remportée sur l’extrême droite française, Macron avait pu incarner “en même temps” une autre voie pour le renouveau du projet européen, embourbé dans la bureaucratie et les intérêts nationaux mal compris. Certains voulaient voir dans le président français nouvellement élu une perspective fiable de renouveau d’une social-démocratie en perte de crédibilité. Certains autres, tout aussi “réalistes” que les précédents, pensaient qu’il incarnait le dépassement de la crise au sein du centre droit, à travers la constitution d’une nouvelle configuration libérale, même si, en réalité, certains d’entre eux escomptaient d’un homme politique jeune et “intouchable” leur propre survie politique. En tout cas, Macron était alors la réponse tant à la crise du système politique français qu’à celle de l’Europe.
“Dans son essai d’une lucidité incomparable, paru en septembre 2017, le sociologue, politiste et historien des idées Pierre-André Taguieff a su pronostiquer la débâcle actuelle en décodant minutieusement le noyau dur du discours macroniste.”
Un an et demi plus tard, quelle est l’image de celui qui a pu opérer la “disruption” du système ? Fin septembre 2018, toutes les études d’opinion constatent une chute libre d’Emmanuel Macron. Des études académiques nous signalent aussi que ses références sociales sont les couches libérales citadines multicommunautaires et aisées des métropoles coupées du “peuple périphérique”, tandis que sa politique étrangère donne amplement dans un européisme béat, maintenant vaincu en raison, aussi, du désastre merkelien. Alors, qu’est-ce que le macronisme, quelle est la “nature” de cette hybridation post-politique dont un commentateur disait récemment qu’elle peut ressembler à une “bulle politique” ?
Dans son essai d’une lucidité incomparable, paru en septembre 2017, le sociologue, politiste et historien des idées Pierre-André Taguieff a su pronostiquer la débâcle actuelle en décodant minutieusement le noyau dur du discours macroniste, en démêlant ses chimères centristes et européistes, son anti-républicanisme, non revendiqué comme tel, sa nouvelle démagogie d’un nouveau “extrême centre”, annonciateurs du présent désenchantement. Il convient de suivre son analyse, car elle jette la lumière sur cet ensemble post-idéologique qui s’est vanté d’être le modèle par excellence d’une refondation de la politique avant de devenir l’indice le plus éloquent de la fin du politique, noyé dans le technocratisme et le néolibéralisme.
Le jeunisme anti-système
Emmanuel Macron est jeune et résolument moderne, progressiste, modéré et audacieux “en même temps”, européiste et mondialiste sans tradition définie, mais, comme c’est le cas des tous les vainqueurs, il est l’héritier de tous les héritages, à l’exception des extrémistes. La fluidité de son identité “politique” ne lui coûte pas, puisque, en pleine démocratie d’opinion et de la personnalisation du pouvoir qui en découle, il “incarne” le mieux possible cette période chaotique particulièrement vouée aux comédiens de toutes sortes.
Et quelle chance d’être sans parti ! C’est assurément un atout, puisque cela lui permet d’être simplement “national”, donc “neutre”, hors et au-delà des partis, “hors-système”, voire modérément “anti-système”. Cette chance lui donnant, en plus, et “en même temps”, la possibilité d’œuvrer seul, lui-même arbitre de son plein pouvoir, sans ces engagements formels qu’impose la démocratie partitocratique.
“Il est habile et même talentueux, il a le sens de l’Histoire, il sait profiter du vide politique, et sur cette base ce “maître des horloges” vient d’ouvrir un nouveau chapitre dans la démagogie moderne, nous explique Pierre-André Taguieff.”
Sans aucun doute, il “incarne”, comme le comédien qu’il est. Et ce, à sa façon, en tant que figure post-représentative, de texture référendaire. Son élection n’était pas privée d’un tel sens qui ne peut pas cacher justement cette dimension plébiscitaire. Son autorité verticale, “jupitérienne” dans son langage, que certains de ses partisans volontairement lui reconnaissent, peut être l’autre nom d’un bonapartisme rampant. Il est habile et même talentueux, il a le sens de l’Histoire, il sait profiter du vide politique, et sur cette base ce “maître des horloges” vient d’ouvrir un nouveau chapitre dans la démagogie moderne, nous explique Pierre-André Taguieff.
Le progressisme comme drapeau : l’”en même temps” de l’impolitique
Avec sa formule magique, “en même temps”, Macron semble surgir du vide, nous explique Taguieff (analysant cette formule de Jacques Attali, ami et soutien du nouveau président Macron). Il est le produit de la dérégulation du politique, de la crise du système politique, de la partitocratie délégitimée et, même s’il se veut anti-système en épousant une forme de “dégagisme” doux, auquel il doit en partie sa victoire, il est le “système” même.
Il est le bourgeoisisme orléaniste en personne, il est l’avant-garde médiatique de cette arrière-base de l’impolitique qui croit que la société peut et doit fonctionner comme une entreprise, selon les diktats d’un vrai, nullement fantasmé, et dur néo-libéralisme. Il l’”incarne”, comme il veut incarner, “en même temps”, une autre politique, avec des idéaux vagues, mais surtout des sentiments, comme celui de l’”amour”.
“Macron joue avec les émotions, mais en les subordonnant au fameux “cercle de la raison”.”
Il croit pouvoir ainsi fonder sa troisième voie, accomplir vers sa “révolution” imaginaire, qui se réduit à un rajeunissement des pratiques systémiques, celles des élites françaises mondialisées. Rien qui ressemble à une véritable rénovation. Il joue avec les émotions, mais en les subordonnant au fameux “cercle de la raison”. Pour aller où ? “En marche”, vers le progrès, mais c’est compliqué.
Son progressisme, qui est son idéologie, ne peut être en marche que si elle est le produit d’une synthèse magique (pour que le consensus du plus grand nombre soit accompli), non celle qui sépare les sphères du souhaitable et du possible, la dialectique de cette distinction (disons mitterrandienne des années 1980) est devenue caduque ou secondaire aux yeux d’une démagogie post-moderne ; mais celle de l’opposition des contraires, entre “droite et gauche”, “libérer et protéger”, qui, pour la nouvelle rhétorique macronienne, réenchante le réel, en mystifiant les contradictions qui lui sont inhérentes.