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ReportageNature

Dans la Drôme, un havre réservé à la vie sauvage

Depuis quatre ans, l’Association de protection des animaux sauvages ouvre des réserves privées où la nature s’épanouit sans intervention humaine, en suivant un principe de « non-gestion ». Reporterre a visité la première du genre à avoir été créée, celle du Grand Barry, sur les contreforts du Vercors.

Ce reportage s’inscrit dans notre série La balade du naturaliste : une randonnée à la découverte d’une espèce ou d’un milieu exceptionnel, en compagnie d’une ou d’un passionné.


Véronne (Drôme), reportage

D’habitude, Clément Roche monte à pied : en partant de la petite mairie de Véronne, cela lui prend une heure, à tout casser. Mais une vilaine entorse du genou change aujourd’hui ses habitudes. En ce début d’après-midi du mois de novembre, c’est en voiture que l’on traverse avec lui la forêt domaniale du Grand Barry. Nous sommes au cœur de la Drôme, quelque part entre Crest et Die, au pied du Vercors.

Cela fait bien quinze minutes que le véhicule cahote sur les chemins forestiers, entre les pins sylvestres et les chênes. Les pentes du Vercors sont roussies par l’automne. En face, le massif de la forêt de Saou pointe ses Trois Becs vers un ciel gris. Nous dépassons une maison, une deuxième, puis Clément se gare devant un panneau. C’est ici que se cache la première « réserve de vie sauvage » [1] de France : la réserve du Grand-Barry. En 2014, l’Association pour la protection des animaux sauvages (Aspas) a fait ici l’acquisition de 105 hectares de forêt, avec un objectif : laisser libre cours à la nature, sans aucune gestion.

Clément Roche, responsable des « réserves de vie sauvage » de l’Association de protection des animaux sauvages (Aspas), guette les chamois dans la réserve du grand Barry.

Clément Roche travaille à l’Aspas depuis quelques mois : il coordonne l’ensemble des réserves de vie sauvage. En novembre 2018, l’association compte cinq réserves (en Drôme, en Bretagne…) et espère en ouvrir une nouvelle, à quelques kilomètres du Grand Barry. Le projet « Vercors vie sauvage » s’étendrait sur 500 hectares et serait pensé pour accueillir du public : une première pour l’association. Véritables sanctuaires pour la vie sauvage, ces cinq réserves privées bénéficient d’un statut de protection unique en France : ici, la chasse est strictement interdite alors qu’elle est autorisée dans 70 % des territoires protégés par l’État. La coupe et l’exploitation du bois, autorisée partout ailleurs, est, elle aussi, interdite. La forêt s’épanouit librement, tout comme la faune qui l’habite.

« Un arbre qui meurt génère tout un nouvel écosystème » 

Le Grand Barry est la plus ancienne réserve privée de l’Aspas. Bordée au nord par le Parc naturel du Vercors, elle se situe au cœur d’une vaste zone sauvage, sans agriculture ni élevage. Ici, le territoire est riche : si les pentes du massif étaient utilisées comme pâturages au début du XXe siècle, le déclin de l’élevage a permis à la forêt de reprendre naturellement ses droits depuis une cinquantaine d’années. Cette toute jeune forêt spontanée a pris racine sur un support géologique calcaire, typique du Vercors, dominé par une petite falaise. Un écosystème diversifié, propice à la faune. « En été vole ici une quantité innombrable d’insectes, notamment de papillons que l’on voit peu ailleurs, comme le faune et l’ermite, raconte le naturaliste Gilbert Cochet, correspondant au Muséum national d’histoire naturelle et grand connaisseur des lieux. Avec ses arbres et ses clairières naturelles, l’habitat est propice, mais cette profusion est aussi liée à l’absence de pesticides à des kilomètres à la ronde ! »

Les falaises du Grand Barry culminent à 1.100 mètres. Elles accueillent de nombreux rapaces, et des chamois.

Seuls les cris des geais des chênes percent le silence automnal de cette forêt sauvage. Les collines se colorent par petites touches pointillistes, du rouge éclatant au vert sombre, suivant l’alternance d’arbres feuillus et de résineux. Le ciel est lourd, la pluie n’est pas loin. À peine sorti de la voiture, Clément Roche pointe du doigt les falaises du Grand Barry, qui culminent à 1.100 mètres ; il dégaine ses jumelles d’un geste vif, sans un bruit. Là-haut, sur les crêtes, deux chamois gambadent. Un peu plus loin, sur un affleurement rocheux, un autre broute tranquillement. De longs regards s’échangent. Clément siffle pour prévenir de notre présence. Mais rien n’affole le chamois. Il prend son temps. Seul le déclencheur de l’appareil photo le pousse à déguerpir.

Au Grand Barry, « les animaux n’assimilent pas l’Homme à une menace », d’après le naturaliste Gilbert Cochet. Ce chamois lui donne raison.

Pour Gilbert Cochet, grand défenseur de la « non-gestion », ce comportement est typique des « réserves de vie sauvage ». « Quand on laisse des espaces naturels vierges, sans intervention, les comportements de la grande faune évoluent vite : les animaux sont beaucoup plus tranquilles, confiants. On le voit bien grâce aux pièges photographiques. Même la présence de l’homme ne les effraie pas : dans ces zones où ils ne sont pas chassés, ils ne l’assimilent pas à une menace. » Ce chamois-là a visiblement bien intégré qu’il serait tranquille sur ce rocher, alors que la chasse se pratique quelques dizaines de mètres plus bas. On apprend vite.

Les yeux rivés au sol, Clément relève les traces laissées dans la terre. Ici, sans doute les sabots d’un jeune chamois.

Les yeux rivés au sol, Clément relève les traces laissées dans la terre. Ici des crottes, là, des pas. Il avance en évitant de marcher sur des branches mortes. « Plus on sait se faire discret, plus on a de chance de voir des animaux ! » Il se souvient avec émotion de la première fois qu’il est monté ici, au Grand Barry, alors qu’il venait d’intégrer l’Aspas. « Depuis les falaises, un aigle royal est venu tournoyer au-dessus de moi. C’était magique : j’ai eu l’impression qu’il me souhaitait la bienvenue ! » Les falaises du Grand Barry et les pins sylvestres accueillent en effet de nombreux rapaces. Ici, on peut croiser des circaètes jean-le-blanc, des faucons pèlerins, mais aussi des vautours fauves et moines, réintroduits dans les massifs alentours du Vercors et des Baronnies, et même des gypaètes barbus. Aujourd’hui, aucun rapace à l’horizon. Mais au Grand Barry, on croise également des insectes saproxylophages — qui se nourrissent de bois mort — : des coléoptères, des lucanes… « Un arbre qui meurt génère tout un nouvel écosystème, explique la naturaliste Béatrice Kremer-Cochet. Les insectes viennent manger le bois, les pics mangent les insectes, les champignons se développent… Dans toutes les forêts gérées, où les arbres sont coupés sans vieillir, on se prive de cet écosystème. Laisser vieillir une forêt, c’est une belle expérience : une forêt d’un siècle ne possède que 10 % de sa biodiversité potentielle, ce n’est rien du tout ! Sans compter que, plus un arbre est vieux, plus il fixe du CO2. »

« La non-gestion est le plus haut niveau de respect de la nature » 

Reste désormais à contempler cette forêt du Grand Barry, à la laisser vieillir. Doucement. À son rythme, qui n’est pas le nôtre. À l’échelle de la faune et de la flore, il faudra au moins 100 ans pour observer des évolutions découlant de la mise en réserve de vie sauvage. Mais nul ne peut prédire comment se développera cet écosystème. « La nature, avec toutes ses composantes végétales et animales, réserve toujours des surprises », se réjouit Béatrice Kremer-Cochet.

Jumelles à la main, Clément Roche surveille les alentours.

Alors que 1 % du territoire français seulement est protégé par l’État, à quoi peuvent bien servir ces quelques hectares libérés de l’intervention humaine ? À constater, pour commencer, que la nature se débrouille parfaitement bien par elle-même ! Le territoire français grouille d’espèces sauvages réintroduites avec succès, et d’autres qu’un statut d’espèce protégée a permis de sauver durablement. Désormais, il s’agit de régénérer les écosystèmes en laissant à la nature la place de s’épanouir. S’il est difficile de dupliquer le modèle de la réserve privée sur l’ensemble du territoire — ne serait-ce que pour des raisons foncières —, le principe du réensauvagement fait son chemin en Europe [2]. Le réseau Rewilding Europe, à laquelle appartiennent les réserves de vie sauvage, s’est donné pour objectif de rendre un million d’hectares à la nature d’ici à 2020, et les initiatives se multiplient en France.

Les défenseurs du réensauvagement prônent la prise de conscience publique : rendre à la nature quelques espaces où elle peut évoluer librement, soulagée de la pression humaine, est vital. « Rendre de la vie à nos paysages est notre meilleur espoir d’un monde où l’Homme et la nature peuvent non seulement coexister, mais s’épanouir », assure Frans Schepers, directeur du réseau Rewilding Europe. « La non-gestion est le plus haut niveau de respect de la nature enchérit Gilbert Cochet. C’est un geste d’humilité, un geste qui invite à la contemplation. » Deux notions bien rares aujourd’hui.

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