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La philosophe Myriam Revault d'Allonnes : "Il n'y a pas de démocratie sans conflit"

INTERVIEW - La philosophe Myriam Revault d'Allonnes analyse le danger que font peser les "fake news" et les théories du complot sur les démocraties.

Pascal Ceaux, Thomas Liabot , Mis à jour le
La philosophe Myriam Revault d'Allonnes.
La philosophe Myriam Revault d'Allonnes. © Nicolas Marques pour le JDD

La démocratie, le meilleur et le plus fragile des régimes, mérite d'être défendue face à l'agression de plus en plus prégnante des "fake news" et des vérités alternatives , qui se répandent sur Internet et sur les réseaux sociaux notamment. Elle doit aussi être mieux définie et se réinventer en faisant appel à l'imagination, estime dans une longue interview au Journal du Dimanche la philosophe Myriam Revault d'Allonnes, auteure de La Faiblesse du vrai, ce que la post-vérité fait à notre monde commun, paru au début du mois de novembre.

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La vérité a longtemps été une exigence de tous les discours. À l'âge des fake news et de l'information incontrôlée, cette exigence n'est-elle pas en train de disparaître?
On ne peut pas être aussi catégorique, car l'exigence de vérité n'a pas disparu partout : elle vaut toujours dans la recherche scientifique. Le malaise vient plutôt de ce qui relève de l'échange des opinions dans le domaine public. La politique, qui ne se résume pas à l'exercice du pouvoir, mais englobe la façon dont les hommes vivent ensemble et partagent un monde commun, est concernée au premier chef. L'émergence de la modernité au XVIIIe siècle a ouvert une ère de doute où il n'y a plus guère de certitude indiscutable. Auparavant, la vérité était garantie par le divin, elle ne faisait pas problème. À cela, la philosophie des Lumières a substitué le primat de l'esprit critique. Désormais, la vérité est à établir, elle est à faire, elle ne procède plus d'un dogme religieux établi à l'avance. Il en va ainsi pour les sociétés politiques : en démocratie, le pouvoir ne détient pas la vérité, le président de la République n'est pas un monarque de droit divin. En démocratie, l'invention perpétuelle est la norme. C'est à la fois essentiel et positif, mais c'est aussi ce qui fait sa fragilité.

Dans votre livre, vous examinez la notion de post-vérité apparue dans les sociétés démocratiques. Peut-on la rapprocher des mensonges répandus par les systèmes totalitaires?
Il y a une différence fondamentale. L'idéologie des systèmes totalitaires est construite, très cohérente et très systématique. Elle produit une réalité alternative qui se substitue au réel et est imposée au citoyen. Dans les sociétés démocratiques, où il n'y a pas de certitude établie une fois pour toutes, le danger provient, à l'inverse, de ce qu'on peut émettre des opinions qui ne sont plus fondées sur des faits. Le relativisme qui s'exprime par des formules du genre "à chacun sa vérité" peut conduire au grand n'importe quoi.

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L'élaboration du raisonnable doit se faire collectivement, mais il n'y a pas de raisonnable si on ne s'appuie pas sur la réalité des faits

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Le mensonge est aussi vieux que la politique, en quoi serait-il quelque chose de nouveau?
Depuis la mort de Socrate à Athènes en 399 avant notre ère, la politique et la vérité ont toujours entretenu des rapports difficiles. L'idée s'est même imposée que la politique, la manipulation et le mensonge sont coextensifs. Il y aurait donc une contradiction entre la recherche de la vérité et le discours politique. Mais jusqu'à présent, la distinction entre la vérité et le mensonge n'avait jamais été abolie. Celui qui mentait, le manipulateur, le propagandiste, en était conscient. Alors que notre époque semble dissoudre la frontière entre la vérité et le mensonge pour créer une sorte de zone grise où la vérité est secondaire. Un exemple m'a frappée : on objecte à la conseillère de Donald Trump Kellyanne Conway qu'elle ment lorsqu'elle affirme qu'il y avait plus de monde à l'investiture du milliardaire républicain qu'à celle de Barack Obama. Elle répond qu'il existe une "réalité alternative". Vrai ou faux? La question est devenue sans importance.

N'est-ce pas une menace fondamentale pour la démocratie?
Oui, car la démocratie a besoin d'une réalité factuelle à laquelle on se réfère pour débattre dans un espace public. L'élaboration du raisonnable doit se faire collectivement, mais il n'y a pas de raisonnable si on ne s'appuie pas sur la réalité des faits. À cet égard, le négationnisme est un cas d'école : Robert Faurisson a nié l'existence des chambres à gaz en présence de ceux qui en avaient été les témoins pour avoir vécu l'expérience des camps nazis. Pour la première fois, un individu a émis une opinion historiquement fausse en considérant qu'elle était aussi valable qu'une position ancrée dans la réalité. Et à ce moment-là, les réseaux sociaux n'existaient pas encore!

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En quoi Internet et les réseaux sociaux ont-ils changé la donne?
Quand la presse était notre seule source, nous avions davantage accès à une information vérifiée et appuyée sur des faits. Aujourd'hui, des masses d'informations circulent sur Internet sans la moindre vérification, de façon horizontale, souvent sous couvert d'anonymat, et les réseaux sociaux ne nous aident pas à discriminer le vrai du faux. Pire, les algorithmes ne font que conforter des mécanismes déjà établis en nous présentant principalement les informations qui correspondent à nos attentes, à nos croyances et à nos désirs. C'est exactement le contraire de l'esprit critique. Le paradoxe, c'est que les gens accèdent en théorie à beaucoup plus d'informations. Ils gagnent en quantité mais perdent en qualité et surtout ils n'ont pas les outils qui permettent de discriminer le vrai du faux.

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Le spectre d'un monde invivable est à redouter. L'échange entre les personnes exige un minimum de confiance dans la parole de l'autre

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Pourquoi est-ce un risque?
Dans ce mode de communication, les gens ne sont pas confrontés à des opinions différentes et ils ne peuvent pas élaborer un jugement collectif à partir de ces divergences. Aristote était un vrai défenseur de la démocratie. Pour lui, les débats dans la cité étaient comme une sorte de pique-nique où chacun apporte son écot, où les invités proposent des mets divers. Le repas est meilleur si chacun est venu avec un plat différent. En clair, la confrontation de plusieurs avis rassemblés est plus productive que l'avis d'un seul, fût-il le plus "sage". Il n'y a pas de démocratie sans confrontation, sans conflit. Je suis frappée de voir à quel point la capacité d'entendre et d'admettre des positions divergentes ou opposées s'est affaiblie. Celui qui a une opinion différente n'est plus perçu comme un adversaire mais comme un ennemi. Et cela peut produire de la haine.

Lire aussi - Gilets jaunes : "Sans Facebook, le mouvement n'aurait pas vu le jour"

Faut-il craindre une guerre de tous contre tous?
C'est plutôt le spectre d'un monde invivable qui est à redouter. L'échange entre les personnes exige un minimum de confiance dans la parole de l'autre. Si vous devez suspecter à chaque instant que votre interlocuteur dit n'importe quoi, le brouillage est tel que l'échange lui-même est devenu impossible.

La propagation de théories du complot découle-t-elle du manque d'esprit critique?
Oui. Il faut évidemment rappeler que le complotisme est un mécanisme qui ne date pas d'aujourd'hui. Mais il est très largement amplifié par les réseaux sociaux. La mobilisation actuelle des Gilets jaunes en a donné l'exemple. Des fake news ont circulé sur l'invasion migratoire promise par la signature du pacte de Marrakech ou sur l'organisation de l'attaque terroriste de Strasbourg par Emmanuel Macron! Le désir de croire l'a emporté sur le rapport au réel.

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La théorie complotiste peut se développer avec une cohérence logique sans avoir de support réel!

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Par quel mécanisme adhère-t-on aux théories du complot?
Le complotisme est aussi un mécanisme de défense qui s'exerce d'autant plus fortement dans une société où on ne se sent pas protégé. Or la démocratie est un régime politique très angoissant à cause de ses incertitudes, de la nécessité du débat permanent. Elle place l'individu devant ses responsabilités. De ce point de vue, elle est plus difficile à vivre qu'un système totalitaire qui nous impose une vérité. Rappelez-vous ce passage de 1984 de George Orwell. Le pouvoir tout-puissant veut imposer que 2 et 2 font 5. Chacun obtempère à cette contre-vérité. Le seul moyen que trouve le héros pour y échapper est de se terrer dans le coin d'une pièce à l'abri de la surveillance vidéo et d'écrire sur un calepin que 2 et 2 font 4. Au-delà des revendications sociales et politiques, les Gilets jaunes expriment une demande de reconnaissance, de dignité. Je pense que le sentiment d'être méprisés par le pouvoir décuple les mécanismes de défense liés au complotisme.

L'expression "comme par hasard" est revenue à de nombreuses reprises pour dénoncer la concomitance entre l'attentat de Strasbourg et le mouvement des Gilets jaunes. Ne croit-on plus au hasard?
Il peut être difficile d'admettre la contingence, l'imprévu ou l'imprévisible. Quelque chose est arrivé qui aurait pu, dans d'autres conditions, ne pas arriver : c'est le propre même des événements. "Comme par hasard" répond à une demande d'explication cohérente censée protéger face à une situation angoissante parce qu'inattendue, et il est rassurant de penser que le pouvoir a "fabriqué" un événement. La théorie complotiste peut ainsi se développer avec une cohérence logique sans avoir de support réel!

Le fact checking est-il une solution?
On ne résiste pas efficacement aux fake news par le fact checking. Le philosophe allemand Walter Benjamin disait déjà, dès les débuts du nazisme, que c'était inopérant. Il faut le faire, évidemment, mais ce n'est pas suffisant. Les sociétés politiques démocratiques doivent faire appel à l'imagination, y trouver une force pour se reconstituer, s'inventer un avenir. On ne peut pas continuer de dire "il n'y a pas d'alternative". C'est une formule ruineuse parce qu'elle renforce une impuissance qui favorise l'indifférence à la vérité.

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Il est intéressant de noter que certains Gilets jaunes, dont beaucoup n'ont jamais fait de politique, commencent à élaborer des idées au fil de leurs discussions. Quelque chose se met en place

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Le mouvement des Gilets jaunes est-il la conséquence d'une crise de la démocratie représentative?
Les Gilets jaunes ne croient plus aux élus, aux partis, aux syndicats. Ils ne veulent même pas être représentés au sein de leur propre mouvement, car ils craignent que celui-ci leur échappe. Cela témoigne d'un rétrécissement de l'idée de représentation en démocratie. Je déplore cette idée – qui incite à la passivité – selon laquelle la représentation est un miroir où on veut se voir "représenté" alors qu'elle est une activité plus proche du théâtre. En politique, la représentation ne consiste pas seulement à être bien ou mal représenté. Ce n'est pas qu'un processus de délégation de pouvoir. Le citoyen au plein sens du terme agit entre les élections, doit être capable de se représenter lui-même en tant que citoyen. Il est intéressant de noter que certains Gilets jaunes, dont beaucoup n'ont jamais fait de politique, commencent à élaborer des idées au fil de leurs discussions. Quelque chose se met en place.

Au nom de la reconquête démocratique, des Gilets jaunes réclament des référendums d'initiative citoyenne. Est-ce une solution?
C'est très dangereux. Ces consultations tournent fréquemment au plébiscite et souvent on ne vote pas sur l'objet du référendum. Ce n'est pas un hasard si les populistes y sont très favorables. Imaginez qu'on fasse un référendum sur le pacte de Marrakech, ce serait un véritable cauchemar en raison de tout ce que venons de dire à propos de la désinformation.

Les Gilets jaunes n'ont-ils pas un problème d'expression, de langage, face aux experts auxquels ont recours les chaînes d'information en continu?
Je me méfie de l'appellation d'"expert". Et surtout, il n'est pas très sain d'opposer un savoir monopolisé par quelques-uns à l'ignorance et à l'inculture de la plupart qui n'y auraient pas accès. J'y vois le déni de la démocratie, où la capacité de juger n'est pas réservée à ceux qui savent. À Athènes, quand les hommes libres se réunissaient sur l'Agora – et ils le faisaient souvent –, ils n'avaient pas tous un niveau intellectuel et culturel très élaboré, les aristocrates voisinaient avec les paysans, les riches avec les pauvres. Mais la cité était éducatrice. Le problème est que la démocratie contemporaine a complètement failli à cette tâche éducatrice. C'est très grave.

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Je suis consciente de la fragilité de la démocratie, du fait qu'elle entraîne en permanence de la déception. Mais il faut aussi avoir conscience des limites de la politique

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Des intellectuels et des partis de gauche voient dans le mouvement des Gilets jaunes un nouvel épisode de la lutte des classes. Qu'en pensez-vous?
Quand Karl Marx utilise ce concept, il précise qu'il n'y a pas de lutte de classe sans conscience de classe. Les Gilets jaunes ne répondent pas à ce critère. Il y a, dans notre vocabulaire, un glissement intéressant à pointer. Il y a vingt ou trente ans, le mot "travailleur" désignait les classes sociales défavorisées mais productives. Puis, on s'est mis à parler des "pauvres". Cela veut dire qu'on est passé du registre de l'analyse à celui de la compassion.

Comment sortir de l'impasse qui bloque la démocratie française?
Je crois beaucoup à la force des contre-pouvoirs, mais la Ve République les a considérablement affaiblis. Le Parlement est devenu une chambre d'enregistrement, surtout depuis que les législatives ont lieu après l'élection présidentielle. Aujourd'hui, le président de la République française est moins entravé que celui des États-Unis. Après les résultats des élections de mi-­mandat en novembre, Donald Trump, le républicain, va être considérablement contraint par la majorité démocrate à la Chambre des représentants.

La démocratie ne court-elle pas le danger d'être minée par une inquiétude destructrice?
La fragilité de la démocratie est telle que celle-ci doit être défendue. Les citoyens ont besoin de comprendre la nature de la difficulté. Je reviens sur cette idée majeure à mes yeux : des alternatives existent, il faut les imaginer. C'est la seule façon de continuer à faire vivre la démocratie. L'objectif? Au-delà de la question de la vérité, redonner du sens, permettre à tous de mieux comprendre l'événement. Je suis consciente de la fragilité de la démocratie, du fait qu'elle entraîne en permanence de la déception. Mais il faut aussi avoir conscience des limites de la politique. Elle n'est pas là pour assurer le bonheur des individus, et tout ne relève pas de la politique. La démocratie existe lorsqu'elle fournit les conditions de possibilité qui permettent à chacun, en prenant ses responsabilités, de mener sa vie dignement.

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