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Tout plaquer pour mener une vie frugale

Travailler moins et vivre mieux, beaucoup de Suisses en rêvent mais peu franchissent le pas. La tendance au «frugalisme» venue des Etats-Unis et d’Allemagne met en lumière ces nouveaux modes d’existence.

Le «frugalisme» est une tendance naissante. Le principe: quitter son emploi pour se libérer du salariat et mener une vie simple sur le plan matériel, financée par des économies ou d’éventuels placements. — © Julie Guillem pour Le Temps
Le «frugalisme» est une tendance naissante. Le principe: quitter son emploi pour se libérer du salariat et mener une vie simple sur le plan matériel, financée par des économies ou d’éventuels placements. — © Julie Guillem pour Le Temps

«J’avais un super-boulot, de la reconnaissance sociale, mais j’avais aussi des rêves. A 47 ans, il était temps de les réaliser.» Lorsqu’il décide de changer de vie avec son épouse, en 2015, Olivier Toublan est rédacteur en chef de PME Magazine et directeur des publications d’Axel Springer en Suisse romande. Pour obtenir ce poste, il a gravi les échelons de la profession de journaliste. «J’ai mis un an pour faire le deuil de mon ancienne carrière mais, aujourd’hui, je me sens bien.»

Sans le savoir en 2015, Olivier Toublan faisait partie d’une tendance naissante appelée «frugalisme». Le principe: quitter son emploi pour se libérer du salariat et mener une vie simple sur le plan matériel, financée par des économies ou d’éventuels placements. Le phénomène est né aux Etats-Unis sous le nom de FIRE - Financial Independence Retire Early et en Allemagne avec le terme Frugalismus. Les ouvrages des Berlinois Gisela Enders et Lars Hattwig expliquant comment planifier cette retraite ultra-précoce l’ont popularisé. En Suisse romande, cette communauté se retrouve sur le blog Mustachian Post.

Une lecture: Les vertus de «l’innovation frugale» à l’indienne

Fins stratèges

Le frugaliste type correspond à une personne entre 35 et 50 ans issue de la classe moyenne. «Il a obtenu sa maturité, mais n’a pas forcément réalisé de grandes études, relève Fanny Parise, anthropologue à l’Institut lémanique de théologie pratique. Il a l’esprit pratique et stratège.» Il peut s’agir par exemple d’un petit entrepreneur qui a vendu sa société ou d’une infirmière libérale.

Ne s’agit-il pas simplement des rentiers du XXIe siècle? «Depuis longtemps, des individus atteignent un certain niveau de vie et se passent de travail, grâce à des rentes familiales ou des investissements immobiliers, constate la chercheuse. Ce qui a changé aujourd’hui, c’est la perception positive que nous avons d’eux: ils sont vus comme des modèles de sobriété.»

S’ils déclarent vouloir se libérer du salariat, les frugalistes continuent pour la plupart à percevoir un revenu, boursier par exemple. «Peu politisés, ils ne s’élèvent pas contre la société de consommation comme le ferait le mouvement décroissant. Ils l’utilisent pour atteindre un mode de vie différent.» Le frugalisme reste d’ailleurs «un sport de riches», souligne Fanny Parise. «Toute une partie de la population, dont le salaire est utilisé tout entier pour de la subsistance et non de l’épargne ou des placements, ne peut pas se le permettre.»

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Revenus succincts

Comment s’illustre concrètement cette existence frugale? Le train de vie d’Olivier Toublan a fortement baissé. «Nous n’avons plus d’appartement, ni de voiture. Nous n’achetons plus aucun gadget électronique ou habit de marque. Les sorties dans les grands restaurants sont aussi de l’histoire ancienne.» Son épouse et lui vivent de leurs économies, qui représentent 10 à 15% de leurs anciens salaires épargnés sur vingt ans. Ils estiment qu’ils pourront tenir ainsi environ huit ans.

D’autres, dont les économies sont insuffisantes, gardent un emploi, mais à distance et à taux réduit. Denis Rouzaud, ingénieur géomètre et diplômé de l’EPFL, a quitté un poste de cadre pour s’installer en République dominicaine. Celui qui se définit comme «un digital nomade» y vit pour deux ans avec son épouse, Sylvie, et ses deux enfants de 2 et 3 ans et demi. Il travaille à distance à 80% et devrait passer prochainement à 40% pour un semestre de voyage en famille sur la route panaméricaine. «Nos revenus ont baissé et nous vivons avec quelques valises seulement, mais nous nous sentons plus libres», explique-t-il.

La crise du milieu de vie

Lisbeth von Benedek, auteure de La crise du milieu de vie (Eyrolles 2013), rappelle que l’origine grecque du mot crise signifie jugement, décision, changement. «Chez les 35-50 ans, c’est une période où les personnes se rendent compte qu’elles ne sont pas éternelles et qu’elles doivent changer l’orientation du regard et ajuster les priorités, explique la docteure en psychologie et psychanalyse. Elles font le bilan et se demandent ce qu’elles ont accompli dans leur vie et ce qu’il reste à accomplir. Ce qui est important à ce moment-là, ce ne sont plus les accomplissements extérieurs, mais de faire connaissance avec les vraies valeurs personnelles pour mener une vie qui fasse sens.» La crise du milieu de vie est ainsi un moment de mutation et de croissance.

La compagne de Denis, Sylvie, âgée de 36 ans, a démissionné de son emploi au Grand Conseil vaudois. Une décision qui est justement née d’une prise de conscience. «J’avais tout enchaîné: la réussite d’études supérieures en administration publique, l’obtention d’un bon poste dans mon domaine, le mariage, l’achat de la maison, la naissance du premier bébé. A l’arrivée de mon deuxième enfant, je me suis dit que nous courions toujours après la prochaine étape. J’ai ressenti le besoin de me concentrer sur ce que je jugeais essentiel à ce stade de ma vie, soit mes jeunes enfants.»

Franchir le pas en 2017 n’a pas été évident: «J’ai mis du temps à me remettre de cette décision. La réussite par le travail reste importante dans notre société. En outre, ma mère a toujours travaillé et elle était fière que j’aie une formation supérieure.» La jeune femme se sent désormais sereine. «Nous avons ouvert un nouveau chapitre de nos existences. Nous souhaitons le vivre pleinement en profitant des premières années de nos enfants, en leur donnant une ouverture sur le monde et plus de créativité.» Le couple souligne que cette pause dans leur carrière est largement compensée par l’expérience de vie accumulée.

La société de projets

Pour la chercheuse Fanny Parise, le culte de la performance des années 1980 et 1990 s’estompe. «Depuis les années 2000, le développement personnel a fait son apparition et la réussite sociale n’est pas uniquement liée à l’argent ou à la carrière professionnelle. On réussit aussi en ayant du temps pour sa famille ou en menant d’autres projets.»

Même si le frugalisme et les changements de vie radicaux restent des épiphénomènes dans les pays occidentaux, l’anthropologue y voit un signal plus général. Celui d’un glissement d’une société de production et de consommation à une société de projets. Elle cite l’exemple de six frugalistes français et nord-américains installés au Laos qu’elle suit pour ses recherches. «Ils ont certes quitté leurs emplois et reçoivent un revenu régulier, mais ils ne sont pas en vacances pour autant. Ils mènent divers projets comme l’assainissement des eaux ou la restauration d’un temple au Cambodge.»

Olivier Toublan n’est pas non plus resté oisif. Parmi ses rêves figurait celui d’écrire des livres, de voyager et d’apprendre une nouvelle langue. Des projets pour l’instant réussis pour celui qui a déjà rédigé cinq ouvrages, parcouru une vingtaine de pays et maîtrise désormais l’espagnol.

La retraite à 40 ans

Marc Pittet, 32 ans, prévoit, dans l’idéal, de prendre sa retraite dans huit ans. Un objectif qui implique un savant calcul et un quotidien frugal dans lequel la consommation est un objet de réflexion

«La vie est un jeu, c’est à toi d’en définir les règles». Telle est la devise de Marc Pittet. Pas de doute, ce trentenaire romand qui travaille dans l’informatique est convaincu par le mode de vie qu’il a adopté depuis 2013. «C’était une période de travail intense, j’avais beaucoup de clients et j’ai eu envie d’être plus libre, de profiter de mes enfants, de pouvoir aller courir dans la forêt si j’en avais envie».

Lui vient alors cette idée : prendre une retraite anticipée…très anticipée. « J’ai fait des calculs et j’ai réalisé qu’en adoptant un mode de vie frugal et en changeant notre façon de consommer, nous pouvions atteindre avec ma famille l’indépendance financière. Ainsi, à l’âge de quarante ans, ou quarante-cinq, précise-t-il, «pour être plus réaliste», Marc Pittet et sa femme arrêteront probablement de travailler.

Un Power Point pour convaincre sa femme

Parce que Marc Pittet a convaincu sa femme, assistante de direction, de se lancer dans cette aventure.  Au début, elle était un peu dubitative. «J’ai fait un Power Point pour lui expliquer le principe », rit le trentenaire. On a commencé par faire un test, parce qu’elle avait peur des restrictions que cela pouvait impliquer». Mais elle change finalement d’avis : «Elle a réalisé que ce calcul permettait une certaine tranquilité d’esprit. Ses collègues s’inquétaient de pouvoir payer leurs cadeaux de Noël, elle savait que ce ne serait pas un problème parce qu’on les avais prévu dans notre budget».

Le couple a deux enfants de moins de dix ans  qui ne sont pas au courant du dessein parental, « pour les préserver, parce que c’est encore un peu compliqué pour eux». Quant à savoir s’ils  leur laisseront un héritage, cela reste à voir. «Ce qui est certain c’est qu’ils auront l’âge d’être indépendants quand on arrêtera, et on les aura aidés à devenir autonômes».

Pour atteindre son objectif,  Marc a fait ce calcul : Economiser chaque mois 50% des 11 000 francs qu’ils gagnent avec sa femme et investir toutes ces économies dans des ETF, des fonds mutualisés très diversifiés et donc peu risqués. Le but : épargner de 1,2 à 1,5 millions de francs pour pouvoir ensuite vivre sans travailler.

« On réfléchit à ce qui nous rend vraiment heureux»

Quant aux économies, elle se font précisément grâce à un mode de vie frugal : « On a commencer par vendre une de nos deux voitures. On a changé d’abonnement tv et on a fini par le résilier, parce qu’on ne la regardait jamais. Les sorties sont pensées autrement : « On ne va au restaurant sans y penser, il faut que ce soit un moment exceptionnel qui aie vraiment de la valeur». Marc s’est aussi mis au bricolage pour concevoir certains meubles, et le couple économise quatre cent francs par mois en mangeant les midis un repas préparé plutôt qu’acheté. «On réfléchit mieux à ce qu’on consomme et à ce qui nous rend vraiment heureux».

Grâce à ce mode de vie, le couple a déjà économisé 350 000 francs et acheté un appartement, un objectif de leur programme. Quand on lui demande si cette planification n’est pas trop contraignante, il sourit : «On non ! l’aspect « recherche » qu’implique ce projet me passionne. Et on se pose moins de questions au jour le jour, quand on reçoit une facture on ne s’inquiète pas, parce que c’était prévu. J’ai envie de déconstruire l’idée que ce mode de vie est trop complexe et que les gens réalisent, surtout ceux sont malheureux dans leur travail, qu’ils ne sont pas forcément bloqués jusqu’à soixante-cinq ans. Il y a une autre option».

D’où la création d’un blog, Mustachian Post, disponible en anglais et en français, que Marc Pittet alimente régulièrement. Au menu : récit de son projet, techniques pour économiser au maximum, réflexions autour du frugalisme et un forum. Il a ainsi des contacts avec d’autres Suisses, une trentaine environ, qui ont le même genre de projet.

Le «Fuck You Day»

Le plan peut difficilement échouer, explique Marc Pittet : «Mathématiquement je sais qu’à un moment donné l’objectif  sera atteint. Pour moi, l’échec serait de ne pas avoir arrêté avant cinquante ans». Et une fois «retraité », il  ne craint pas de s’ennuyer. Il profitera de sa famille et se consacrera à sa passion pour l’écriture, avec son blog et éventuellement en écrivant un livre sur son expérience.  «J’ai aussi des idées entreprenariales et j’aimerais voyager, vivre peut-être la moitié de l’année au Canada, faire un tour du monde avec ma femme. Elle a aussi envie de faire de l’humanitaire, ce qui ne serait pas forcément viable aujourd’hui».

Et le jour de l’arrêt du travail, ou le « Fuck You Day », comme on le nomme parfois dans le petit monde des futurs jeunes retraités, ce sera la fête? Marc Pittet nuance. « Je ressens de moins en moins la pression de cette date et aujourd’hui et je me vois plutôt diminuer mes heures qu’ arrêter du jour au lendemain, j’adore mon job. En tout cas il faudra que mes projets pour la suite soient clairs. Tout arrêter puis voir ce qui se passe me paraît la meilleure façon de tout rater. Et l’après «Fuck You Day» restera maîtrisé : « On ne pourra pas claquer autant argent qu’on veut à partir de ce jour là, on s’est habitué à un rythme de vie, il restera le même. Toujours dans un état d’esprit frugal».

(Julie Eigenmann)