reportage

Sabra et Chatila : «Si Hugo était vivant, il aurait réécrit "les Misérables"»

Initialement ouvert par l’ONU en 1949 pour les réfugiés palestiniens, le camp libanais de Chatila a vu sa population évoluer au gré des conflits successifs. Sur place, la mémoire du massacre de 1982 s’estompe peu à peu, reléguée par une détresse quotidienne.
par Hala Kodmani, envoyée spéciale à Beyrouth (Liban).
publié le 16 décembre 2018 à 19h46

Une fausse impasse, au détour d’une des voies rapides qui bordent Beyrouth par le sud, mène à Chatila. En pénétrant dans ce kilomètre carré de pauvreté à l’abri des regards extérieurs, on est saisi par les odeurs avant d’apercevoir les étalages. Les têtes d’agneaux fraîchement abattus dégagent des effluves de sang qui se mêlent aux relents d’un poisson peu avenant, aux stries jaunâtres, étalé en quantité sur des caissons au soleil. L’un de ses vendeurs est bangladais. Il n’en connaît ni la provenance ni le nom dans le peu d’anglais ou d’arabe qu’il mélange. Mais ses clients lui en achètent, en même temps que de grosses courges vertes et des herbes provenant d’Asie. Cet angle du marché est celui des travailleurs du Bangladesh ou travailleuses du Sri Lanka. En contrat pour six ans au Liban, leurs gains des deux premières années remboursent à peine les 6 000 dollars (5 300 euros) qu’ils ont versés aux agents qui les font venir en toute légalité.

Diaporama Chatila, toute la misère du monde

Quelques mètres plus loin, des Syriens, des Egyptiens et plus rarement des Libanais tiennent des étals de fruits et de légumes superbes. Les ingrédients du taboulé - persil, menthe, oignons blancs - forment des murs de verdure montés sur des tréteaux. Derrière ses aubergines de diverses couleurs, ses tomates charnues ou ses clémentines primeurs, Abou Ahmad apostrophe en anglais les passants visiblement étrangers. Arrivé de Deir el-Zor il y a un peu plus d'un an avec ses six enfants, cet ancien interprète pour les sociétés pétrolières qui opéraient avant la guerre dans sa province syrienne riche en hydrocarbures a tout subi avant de fuir son pays. «Ma maison a été détruite par un raid de l'aviation du régime et des Russes. Notre quartier, contrôlé par l'Etat islamique, a été écrasé sous les bombes. Quelques mois avant, j'avais été arrêté et fouetté par leur police parce que je m'étais rasé la barbe. Et j'ai perdu mon travail de professeur d'anglais dans un institut privé», raconte-t-il. «Si Victor Hugo était vivant, il aurait réécrit les Misérables», ajoute le diplômé en littérature moderne. Il espère que Chatila n'est qu'une étape de sa migration vers l'Europe. En attendant, il poursuit son commerce pour nourrir les siens et «mettre un peu d'argent de côté pour payer les frais du voyage, l'an prochain inch Allah».

Détresse quotidienne

Sur ce marché, les prix divisés par trois ou quatre par rapport à ceux d'autres quartiers attirent les habitants démunis de toute l'agglomération de Beyrouth. Ce n'est pas nouveau. Jadis connu comme «le souk des légumes de Sabra», il est désigné maintenant comme celui de Chatila. Les deux camps palestiniens aux frontières indistinctes sont restés dramatiquement célèbres après le massacre qui s'y est déroulé en septembre 1982. Lors de l'invasion de Beyrouth par l'armée israélienne, des miliciens chrétiens avaient semé la mort pendant 48 heures parmi les civils, tuant des centaines de femmes et d'enfants. Mais c'est après un autre épisode meurtrier que Sabra a été totalement détruit. Entre 1985 et 1987, l'armée syrienne, alliée à la milice Amal, avait assiégé et bombardé les populations lors de la «guerre des camps», faisant des milliers de morts palestiniens et libanais. Une histoire lointaine, chassée du souvenir par une détresse quotidienne renouvelée et partagée par de nouveaux arrivants. Victimes des récentes vagues de tragédies de la région ou travailleurs migrants de pays lointains, ils atterrissent à Chatila. «Egyptiens, Sri-Lankais, Erythréens… tous les plus pauvres de Beyrouth viennent s'installer ici, parce que les loyers sont moins chers et qu'il n'y a pas d'exigence de caution ou de charges», raconte Sawsan, une enseignante palestinienne, née à Chatila. Elle ajoute froidement : «Nous appartenons tous à la classe sociale égale à zéro.»

Dans le camp qui accueille aujourd’hui une partie de la misère du monde, les Palestiniens d’origine sont devenus minoritaires. Créé pour 3 000 réfugiés en 1949, il en accueille aujourd’hui 10 000 d’après les chiffres officiels de l’UNRWA, l’office des Nations unies pour les réfugiés palestiniens. Mais au moins autant de Syriens et de Palestiniens de Syrie sont venus s’agglutiner dans un espace déjà surpeuplé. Avec les autres travailleurs immigrés, certaines estimations portent, en l’absence de chiffres officiels, la population du camp jusqu’à 40 000 personnes. Aucun recensement n’est autorisé depuis des décennies au Liban, pour ne pas mettre en évidence la part démographique des différentes communautés, quand toutes les institutions du pays sont fondées sur le partage confessionnel. Chatila rivalise en tout cas avec Gaza. En densité de population comme en délabrement. Ses infrastructures en eau, électricité ou égouts, précaires depuis longtemps, atteignent aujourd’hui un seuil d’insalubrité remarquable.

Mémorial désert

Il faut quitter l'artère commerçante et s'enfoncer dans une ruelle de deux mètres de large à peine pour se retrouver au cœur du camp de réfugiés palestinien. Les repères ne trompent pas : un vieux portrait de Yasser Arafat, l'ex-leader historique (qui il y a trente ans proclamait la création d'un Etat palestinien), et une photo du dôme de la mosquée de Jérusalem pendent au milieu des câbles électriques en toiles d'araignée. La voix de Fairuz, la diva libanaise chantant «les rues de la Vieille Ville de Jérusalem», qui fait sonner un portable complète le folklore de l'exode vieux de soixante-dix  ans. Oum Mohamad, qui répond à son téléphone, fait partie de la deuxième génération de réfugiés, originaires du nord de la Palestine. Mère de trois enfants, la veuve quadragénaire tient avec son aîné de 14 ans une échoppe où ils vendent du café et des petits paquets de biscuits et de chips. «Le peu de bénéfices que je tire de cette boutique me permet d'assurer les frais indispensables, surtout pour la scolarité de mes enfants. Leurs habits, les transports pour Mohamad qui va au collège dans le quartier voisin de Bir Hassan, les cartables et tabliers pour les deux plus jeunes», indique la cheffe de famille. Ses deux fils de 7 et 9 ans fréquentent l'école «Ramallah», l'un des deux établissements primaires gérés par l'UNRWA à Chatila.

La propreté et la clarté du bâtiment contrastent avec l'environnement des ruelles étroites et sombres bordées de constructions sauvages. Le soleil n'atteint plus le camp tant des étages ont été ajoutés au-dessus des cases en parpaing. Sur les 732 élèves de l'école répartis en six niveaux, 180 sont des Palestiniens venus de Syrie au cours des cinq dernières années. «La coexistence n'a pas été évidente au début, indique Sahar Dabdoub, la directrice de l'école. Ils se disaient syriens quand ils sont arrivés. Et les enfants d'ici venaient se plaindre en disant : "Le Syrien m'a tapé." Il nous fallait sans cesse expliquer aux uns et aux autres qu'ils étaient tous des Palestiniens.» Dans les vagues de réfugiés fuyant le siège et les combats du camp de Yarmouk, près de Damas, entre 2012 et 2016, Syriens et Palestiniens étaient mêlés. Quand l'un des deux parents est palestinien, les enfants ont accès aux écoles de l'UNRWA, tandis que les Syriens étaient pris en charge ailleurs. «Au début des arrivées de Yarmouk, les aides ont afflué, de toutes parts : pays arabes et européens, fonds privés ou ONG», rappelle Sahar Dabdoub. Toutes sortes de programmes d'aide médicale, éducative et même récréative pour les enfants ont été mis en place. Les ateliers de danse, de musique et d'arts se sont multipliés. «Mais avec le temps, les aides ont diminué et nous sommes tous redevenus égaux dans le néant», ajoute la Palestinienne. L'annonce par Trump au début de l'année de la fin de l'aide américaine à l'UNRWA a fait souffler un vent de panique parmi les enseignants et les parents d'élèves de l'école. Les premiers craignaient de perdre leur emploi et les autres, la scolarisation de leurs enfants. Mais grâce aux dons des pays arabes et européens, l'agence a réussi à surmonter la crise financière provoquée par le retrait de son premier contributeur.

En regagnant l’artère centrale, large de trois mètres à peine, qui traverse Chatila, la foule de piétons se fraie un chemin entre les minibus qui ramènent les collégiens chez eux en fin de matinée, les mobylettes familiales et les ânes qui traînent les charrettes des livreurs de marchandises. Parmi les passants et les commerçants interrogés, même les Palestiniens sont incapables d’indiquer le site du massacre historique, qu’ils semblent parfois ignorer. Un vieillard finit par désigner la direction de la mosquée Al-Rihab, à l’extrémité sud du camp.

Dissimulé derrière des magasins dans une clairière de rare verdure, le mémorial est désert. Sur une grande pancarte aux couleurs du drapeau palestinien, on peut lire en anglais et en arabe «Massacre de Sabra et Chatila - 16-17 septembre 1982». Au sol, l'inscription sur la pierre tombale collective des «martyrs» a été recouverte d'une couverture aux couleurs vives de fabrication chinoise. Le gardien des lieux, un sexagénaire aux longs cheveux et barbe blancs pourrait être un rescapé du massacre. Il est en fait l'employé municipal, un déplacé libanais du sud du pays. «Les visiteurs sont très rares hors date anniversaire», dit-il avec lassitude. «On vit tous ici comme des morts», résume Sawsan, l'enseignante palestinienne.

Photo Myriam Boulos

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