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Dans les montagnes irakiennes, la veillée d’armes des Kurdes

Les Etats-Unis ont mis à prix la tête de trois dirigeants kurdes réfugiés en Irak. Prélude à une offensive turque de grande ampleur? Rencontre avec Mustafa Karasu, l'un des leaders du PKK

Mustafa Karasu, un des leaders historiques du PKK rencontré par «Le Temps». — © Boris Mabillard pour Le Temps
Mustafa Karasu, un des leaders historiques du PKK rencontré par «Le Temps». — © Boris Mabillard pour Le Temps

Le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) est sur les dents: depuis que trois de ses dirigeants ont été ajoutés, début novembre, à la liste des terroristes dont la tête est mise à prix par le Département d’Etat américain, les mesures de sécurité ont redoublé. L’organisation, considérée comme terroriste par la Turquie, les Etats-Unis et l’Union européenne, a fait des montagnes de Qandil, dans la région irakienne kurde autonome, son sanctuaire. Une base arrière que les avions turcs bombardent de plus en plus régulièrement.

La Turquie ne cache pas sa volonté de mener une opération définitive pour éradiquer le PKK contre lequel elle est en guerre depuis 1984. Ankara promet aussi une offensive imminente contre les Kurdes en Syrie. Le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a pour hantise la création d’un Etat kurde chez ses voisins, qui donnerait des idées à l’importante minorité kurde de Turquie.

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La région de Qandil, en Irak, est un mouchoir de poche, tout fripé. Si on le dépliait complètement, en mettant à plat les vallées, on en triplerait la surface. Les reliefs, les neiges et les gorges étroites protègent le PKK, qui s’y est installé depuis 2000. Des check-points contrôlent les accès, des guetteurs veillent sur les crêtes et donnent l’alarme en cas d’incursion suspecte. Le PKK profite aussi des rivalités entre les deux grands partis kurdes d’Irak, qui se divisent sur sa présence.

Face aux drones, l’immobilité

«Nous nous sommes repliés sur des moyens de communication jugés obsolètes mais beaucoup plus sûrs que les smartphones», explique Zagros, un des cadres du PKK. Sa radio grésille, une voix presque inaudible répète un message codé. Un drone est signalé sur la région. «Ce sont des Predator, livrés par les Etats-Unis à la Turquie, ils détectent les mouvements. Pour nous en protéger, la première mesure, c’est d’arrêter complètement de bouger. Simple et totalement efficace.»

© Boris Mabillard pour Le Temps
© Boris Mabillard pour Le Temps

Depuis le début de l’année, l’armée turque a mené plus d’une centaine de raids aériens sur l’ensemble de la zone qui va de la frontière turque aux montagnes de Qandil. Selon le PKK, les bombardements ont tué une centaine de civils, des centaines de combattants.

Rendez-vous dans une forêt

Le Temps a réussi à rencontrer l’un des leaders du groupe armé. Mustafa Karasu était un compagnon d’études d’Abdullah Ocalan, le chef historique du PKK, emprisonné sur l’île-prison d’Imrali en Turquie. Considéré comme un tenant de la ligne dure, il est l’une des personnes les plus recherchées par l’armée turque.

Le monde ne pourra pas se débarrasser des djihadistes sans nos combattants

Mustafa Karasu

Avant notre rencontre, les passeports, les téléphones et tout ce qui peut contenir une puce géolocalisable doivent être abandonnés. Destination tenue secrète, cahots d’une piste escarpée et marche d’approche sur des pentes caillouteuses, c’est enfin le lieu du mystérieux rendez-vous. Mustafa Karasu se fait attendre. Personne ne sait d’où et même s’il surgira vraiment. Le voilà finalement, précédé du bruissement de commandos qui sécurisent le petit coin de forêt où se tient la rencontre.

Pour 5 millions de dollars

L’activité incessante des drones a compliqué son déplacement, explique-t-il. «L’armée turque a une vingtaine de bases militaires en territoire irakien. Ils nous espionnent, mais ne parviennent pas à nous contrôler, nous sommes très mobiles et avons adapté notre tactique.» Pour lui, la question n’est plus de savoir si la Turquie attaquera mais quand elle le fera. «Mais elle ne pourra pas nous chasser de cette région ni nous vaincre. Cela dure depuis plus de trente ans, sans qu’une victoire militaire se dessine.»

© Boris Mabillard pour Le Temps
© Boris Mabillard pour Le Temps

Sa tête n’est pas mise à prix par Washington, contrairement à celle de trois camarades: Murat Karayilan, commandant de la branche militaire du PKK, Cemil Bayik et Duran Kalkan, deux autres leaders du mouvement. Les Etats-Unis ont promis respectivement 5, 4 et 3 millions de dollars à toute personne qui pourrait livrer des informations menant à leur capture ou à leur élimination.

C’est la première fois que figurent sur cette liste, longue d’une soixantaine de noms, des individus qui ne sont pas directement responsables de la mort de ressortissants américains. Sur les notices publiées par le site du Département d’Etat, les trois Kurdes sont incriminés pour avoir organisé un attentat en été 1995 à Istanbul, dans lequel deux citoyens américains ont été blessés.

«Le message de Washington est double, explique Mustafa Karasu. D’un côté, les Etats-Unis donnent des gages à la Turquie, tentent de la rassurer et de l’autre, ils lui laissent les coudées franches pour lancer une grande opération militaire.» Mais, pour le PKK, les Etats-Unis se trompent de cible, car la Turquie menace bien plus la stabilité régionale que ne le font les combattants kurdes.

Nous battons pour la démocratisation du Moyen-Orient, pour les droits des femmes, des minorités et contre les nationalismes

Mustafa Karasu

«Nous nous sommes directement coordonnés avec les Etats-Unis dans le cadre de la lutte contre l’Etat islamique (EI), poursuit Mustafa Karasu. Sans nous, Erbil (la capitale du Kurdistan irakien, ndlr) serait tombée sous le contrôle de l’EI. Le monde ne pourra pas se débarrasser des djihadistes sans nos combattants.»

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«La Turquie aide les djihadistes»

En évoquant les accusations américaines, Mustafa Karasu s’échauffe: «Si on définit le terrorisme par le meurtre de civils innocents, d’enfants, de femmes, cela s’applique complètement aux actions turques. Les preuves abondent pour étayer le terrorisme d’Etat dont la Turquie se rend responsable. Nous sommes prêts à comparaître devant la justice, si la Turquie figure elle aussi sur le banc des accusés dans le cadre d’une juridiction neutre. Nous nous battons contre les djihadistes alors que la Turquie les aide. Et nous serions les terroristes? Je n’accepte pas que ce mot nous soit accolé.»

Ankara peut-il encore reculer? «Je ne vois rien dans l’attitude du gouvernement turc qui indique un changement de politique vis-à-vis des Kurdes. Ils ont emprisonné notre leader, Abdullah Ocalan, et il ne tient qu’à eux de donner un signe de bonne volonté en assouplissant, par exemple, les conditions de sa détention. Mais fondamentalement, nos objectifs alarment Ankara, car nous nous battons pour la démocratisation du Moyen-Orient, pour les droits des femmes, des minorités et contre les nationalismes.»