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Rejet des politiques, Facebook roi... plongée dans l'Internet de la France "à 1.500 euros par mois"
Dans les familles modestes et rurales, Facebook est un moyen de sociabilité privilégié.
Jaap Arriens / NurPhoto

Rejet des politiques, Facebook roi... plongée dans l'Internet de la France "à 1.500 euros par mois"

Entretien

Propos recueillis par

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Pendant trois ans, la sociologue Dominique Pasquier a examiné la manière dont les habitants de la France périphérique s’approprient le web et les réseaux sociaux. Ses travaux révèlent des pratiques récurrentes qui montrent une vision du monde très similaire à celle rencontrée sur les ronds-points chez les gilets jaunes.

C'est ce qu'on appelle tomber à pic. Lorsque la sociologue Dominique Pasquier publie, en octobre dernier, son ouvrage intitulé L'Internet des familles modestes : enquête dans la France rurale, elle ne se doute pas que, quelques semaines plus tard, le mouvement des gilets jaunes viendra donner une illustration massive aux thèses qu'elle développe dans son livre. Entre 2014 et 2016, cette directrice de recherche au CNRS a mené une étude qualitative sur la France modeste des campagnes ou du périurbain, souvent oubliée des études sociologiques, qui travaille mais n'est jamais loin de la pauvreté. Elle a interrogé 50 de ces personnes sur leur usage d'Internet, et mené une analyse approfondie de 46 comptes Facebook d'ouvriers et d'employés. Le tout, condensé et réfléchi, révèle une pratique numérique où se mêlent entre-soi, débrouille et colère larvée. Entretien.

Quelles sont les caractéristiques sociales de la population que vous avez étudiée ? Se différencie-t-elle des citoyens appartenant aux classes populaires ?

Dominique Pasquier : Je me suis intéressée à des personnes "modestes" vivant en zone rurale, dans des petites ou très petites villes. Il s'agit de gens qui ne sont pas dans une précarité financière énorme mais sans gros moyens non plus. C'est une fraction populaire des classes populaires, qui dispose en général d'un emploi en CDI et d'une situation stable mais qui vit des fins de mois difficiles : on trouve énormément de professions d'aide à la personne (aide-soignant, aides à domicile en milieu rural, dans les maisons de retraite...). C'est la France à 1.500 euros par mois, dont l'existence peut basculer au moindre accident de la vie.

Quand on se penche sur le rapport à Internet de ces catégories de population, on a tendance à immédiatement l'aborder sous l'angle de la fracture numérique...

C'est une grille de lecture qui est datée. Depuis 10 ans, il y a un fort rattrapage en ce qui concerne les connexions à domicile : 93% des employés et 83% des ouvriers avaient accès à Internet chez eux en 2016. Les catégories modestes utilisent Internet, simplement de manière différente des couches plus aisées de la population.

En quoi leur usage d'Internet diffère-t-il de celui du reste de la société ? Quel rapport au monde révèle-t-il ?

Aucune des personnes interrogées n'utilise Twitter, et les mails sont également très peu usités. L'essentiel de l'activité numérique passe par les sites d'achat comme Le Bon Coin, et surtout Facebook, le réseau social privilégié. Ce qui est frappant est l'importance des liens familiaux et du lien avec le territoire local. Ces personnes vivent dans un "petit monde" dans lequel la famille au sens large est centrale, elle est le pivot du monde social. Le nombre d'amis est souvent très réduit : le nombre médian d'amis Facebook de mon panel est de 66. Facebook est conçu comme un dispositif simple pour garder le lien sans trop d'investissement affectif.

"L'idée maîtresse est que tous les hommes politiques sans exception font cela pour l'argent"

Ces personnes s'informent-elles sur Internet ? Comment suivent-elles l'actualité ?

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ll n'y a aucune lecture de la presse écrite nationale; à l'extrême limite, on consulte les journaux locaux. L'information circule via la télévision à la maison, et la radio sur les trajets. Sur Internet, ce sont surtout des liens partagés sur Facebook, de façon très horizontale. On relaie le lien qu'un ami a posté. Les sujets évoqués sont révélateurs d'un très gros décrochage : les débats politiques sont considérés comme inutiles, éloignés, on ne s'y intéresse pas. On accède à l'actualité à travers le partage de faits divers qui ne sont pas analysés de manière intellectuelle mais à travers des catégories morales. C'est de cette manière qu'entre la réflexion politique : on valorise l'honnêteté contre les faux-semblants, l'innocence contre la tromperie, par exemple en relayant des scandales politico-financiers... qui sont d'ailleurs, très fréquemment, des fakes plus ou moins grossiers, avec des sommes disproportionnées.

Quand la politique est abordée directement, cela se fait majoritairement par le biais de liens polémiques ou diffamatoires, très souvent en relation avec l'argent gagné par "ceux d'en haut". Il en ressort un rejet extrêmement fort des élites politiques et médiatiques. L'idée maîtresse est que tous les hommes politiques sans exception font cela pour l'argent. Le fait d'entrer en politique pour défendre des valeurs, servir le bien public, est vu comme quelque chose de totalement inconcevable : on fait de la politique par cupidité.

Quel regard est porté sur les médias ?

Ils sont vus comme les complices des élites politiques, ne disant pas la vérité pour mieux servir leurs intérêts. Ce ressentiment naît d'un constat en partie juste : ces milieux modestes et leurs préoccupations sont absents du traitement médiatique. D'où un certain ressentiment. L'idée est que le système médiatique s'intéresse aux pauvres quand il y a de la délinquance ou des casseurs, mais qu'on ne parle jamais des gens ordinaires qui travaillent sans faire de vagues.

"Le monde est conçu comme triangulaire : on se 'fait avoir' par ceux d'en haut mais aussi par ceux d'en bas"

Que révèlent les pratiques sur la manière dont cette catégorie sociale se perçoit par rapport aux autres, dont elle voit sa place dans la société ?

Le monde est conçu comme triangulaire : on se "fait avoir" par ceux d'en haut mais aussi par ceux d'en bas, les "assistés", les "profiteurs" qui ne travaillent pas, qualifiés de "cassos" - cas sociaux -, et dont on cherche à se distinguer à tout prix. C'est une catégorie repoussoir, haïe. Derrière cette obsession des assistés, souvent associés aux immigrés, se profile la hantise de la chute sociale plus que de la rancœur.

Vous accordez une partie de votre livre à la pratique de la "citation", en quoi consiste-t-elle ? Quelles valeurs ces citations mettent-elles en avant ?

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Ce sont des phrases écrites sur des panneaux, sans auteur, qui évoquent la vie de manière très générale. On les partage sur son mur Facebook. S'y ajoute très fréquemment une injonction à partager la citation. Les valeurs mises en avant sont souvent l'authenticité, la franchise, l'absence de faux-semblants, le refus de se fier aux apparences, souvent de manière assez virulente. Les citations ne sont pas formulées comme des règles morales générales, mais plutôt conçues comme des "chaînes morales" : si tu es comme moi, partage sur ton mur. Elles révèlent une opposition entre un "nous", des gens honnêtes et francs, et un "eux" : les menteurs, les faux, ceux qui trompent. Il s'agit de rechercher le consensus, l'entre-soi, de faire circuler des valeurs communes entre gens qui se ressemblent.

Internet enferme-t-il ces gens dans leur milieu ou leur permet-il de découvrir des choses auxquelles ils n'auraient pas eu accès autrement ?

Internet permet à ces gens d'acquérir des savoirs spécialisés, d'apprendre à faire des choses qu'ils ne sauraient pas faire. Beaucoup des personnes que j'ai interrogées ont arrêté l'école à 15 ans, et Internet fonctionne un peu comme une "seconde école" pour eux. En rentrant chez eux, ils vont ainsi se renseigner sur des choses rencontrées dans la journée qu'ils n'ont pas comprises. Par exemple, des termes médicaux qu'ils n'osent pas demander au médecin. Quand un enfant a des devoirs à faire, toute la famille se met autour d'Internet pour l'aider et trouver des renseignements. C'est tout de même plus gratifiant que de demander à son enfant de prévenir le professeur le lendemain que sa famille n'a pas compris la consigne d'un exercice. En ce sens, Internet a un aspect "prise en main de sa propre vie" pour ces familles modestes. Grâce à Wikipédia, à des tutoriels, ils peuvent aussi apprendre à se créer une expertise sur des sujets précis.

Leur pratique d'Internet met également en lumière la désertification rurale et la fuite des services publics, qui sont numérisés mais moins accessibles qu'avant.

Ces gens arrivent très bien à maîtriser Facebook, à se rendre sur Le Bon Coin, à consulter leur application bancaire plusieurs fois par jour. Et pourtant, les services publics (applications de la Caf, de Pôle Emploi) leur sont très difficilement accessibles sur le numérique, car elles sont peu ergonomiques, très ardues à utiliser. C'est bien la preuve qu'il y a un gros travail à faire avec l'accessibilité des services publics par Internet. Le fait de ne plus pouvoir avoir de personne face à soi pour accéder à ces services, ou même quelqu'un à appeler au téléphone, est également vu comme un manque de considération.

Les gilets jaunes sont un mouvement populaire, largement nourri grâce aux réseaux sociaux. Quels points communs dresser avec la population étudiée dans votre étude ?

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Quand j'ai vu les premières interviews de gilets jaunes, ça m'a sauté aux yeux : il y avait une grande proximité avec les gens que j'ai rencontrés. Une bonne partie des gilets jaunes sont issus de milieux sociaux comparables : ils ont fait des études courtes, avec un métier à la clé mais touchent des petits salaires, travaillent dur, dans des conditions difficiles. On retrouve cette proximité dans l'utilisation de Facebook. Beaucoup de communication à travers des panneaux, des images, du texte déjà écrit par un autre plutôt que produit par soi. C'est également une manière de contourner un rapport à l'écrit souvent compliqué. Mais la différence, c'est que les groupes Facebook de gilets jaunes, très locaux, réunissent plein de petits comptes personnels qui vivaient le même quotidien sans être connectés entre eux. D'un coup, ces gens se rencontrent sur les réseaux sociaux, et cela marque une forme d'entrée en politique pour eux.

On parle beaucoup de complotisme et de la circulation massive de théories du complot depuis les attentats de mardi soir à Strasbourg. Vous paraissent-ils toucher les personnes que vous avez étudiées ? Leur rapport à l'exactitude et à la "vérité" paraît compliqué...

Depuis cinq ans, les théories du complot ont augmenté en intensité. Lors de mon étude, entre 2014 et 2016, des fake news sur l'enseignement du Coran à l'école, le montant des aides sociales touchées par les "assistés" ou la corruption des politiques circulaient. Mais parmi toutes les personnes que j'ai rencontrées et les comptes Facebook analysés, il n'y a pas eu de message complotiste élaboré, y compris après les attentats de Charlie Hebdo.

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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne