Machiavel et les gilets jaunes

Gilets jaunes le 15 décembre 2018 à Paris ©AFP - Christophe ARCHAMBAULT
Gilets jaunes le 15 décembre 2018 à Paris ©AFP - Christophe ARCHAMBAULT
Gilets jaunes le 15 décembre 2018 à Paris ©AFP - Christophe ARCHAMBAULT
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Comment la lecture du "Prince" de Machiavel, le livre fondateur de la philosophie politique moderne, peut-elle nous instruire sur les Gilets Jaunes ?

Actualité et réflexion

Pour celui qui fait profession de réfléchir, même à une échelle modeste, l’actualité est toujours un casse-tête.
La réflexion, sous toutes ses formes, prend du temps, et elle demande dans une certaine mesure de se retirer du monde, du fameux « terrain », pour échapper à l’immédiat et pour essayer de mettre en forme les intuitions brutes que l’on croit avoir.
L’actualité, elle, prend le visage de l’événement : elle est immédiate, surprenante, demande une réaction rapide, et elle ne ressemble à rien de ce qu’on n’a jamais connu précédemment.
Que faire dans cette situation ? Une première solution est de demander aux sciences sociales de nous éclairer sur ce qui se passe : ce sont les sondages, les statistiques, les enquêtes d’opinion, le travail de terrain qui nous aideront à comprendre l’événement.
Autre solution possible, se tourner vers l’histoire, et chercher si dans le passé se sont produits des événements ressemblant suffisamment au présent pour qu’ils nous aident à comprendre celui-ci, ou au moins à le comprendre par différence : ce en quoi le présent n’est pas le passé. C’est la piste que nous avons pu ici suivre en réfléchissant au mouvement des Gilets jaunes à partir de comparaisons avec la révolution de 1848 et les analyses de Tocqueville, ou à l’histoire des luttes de classe en Europe. Une troisième piste, qu’on pourrait croire absurde au premier abord, consiste à se tourner vers les grands auteurs du passé, et à les lire en se disant que les problèmes que nous rencontrons ne sont pas fondamentalement différents de ceux que ces grands esprits ont affronté.

"Le Prince" de Machiavel

C’est ce qui nous a amené, pour ce journal de la philosophie, à nous tourner vers le célèbre Prince de Machiavel. Ce livre, paru en 1532 à Florence, et sur lequel existent encore aujourd’hui de nombreux malentendus, est le livre fondateur de la philosophie politique moderne, alors même que son statut philosophique n’est pas assuré.
Le Prince se présente comme un livre de circonstance et comme une sorte de manuel de stratégie plus que comme un livre de philosophie. Et pourtant, il a représenté un tournant décisif dans l’histoire de la philosophie politique, par sa conception réaliste et pessimiste de la nature humaine, et par sa croyance dans la toute puissance de l’action. Le Prince que présente Machiavel peut se rendre maître de la fortune, reconstruire le réel, lui donner la forme qu’il désire, de même que pour la science moderne qui naît à la même époque, la nature peut désormais être conquise et domestiquée par la technique. C’est donc une rupture philosophique que ce livre apparemment non philosophique a opérée. 

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Mais que peut-il nous apprendre sur les événements que nous vivons aujourd’hui ?
Essayons de prendre Machiavel au sérieux et de considérer que ce qu’il dit de l’Italie du XVIe siècle est valable pour tous les temps et tous les lieux, partout où il y a des hommes qui vivent ensemble dans des regroupements politiques.
Ces regroupements politiques, les Grecs les appelaient des cités et Machiavel continue d’utiliser ce terme.
Dans l’Europe contemporaine, les Etats-nations sont la forme qu’ont prise ces cités. Or pour Machiavel, dans toute cité on retrouve une polarité fondamentale : entre ce qu’il appelle « le peuple » et « les grands ». Chacune de ces deux entités, le grand nombre et le petit nombre, est défini par une passion fondamentale, un désir, ce que Machiavel, en médecin de la politique, appelle des humeurs. « En effet, écrit-il au chapitre IX du Prince, dans toute cité, on trouve ces deux humeurs différentes : et cela naît de ce que le peuple désire ne pas être commandé ni écrasé par les grands, et que les grands désirent commander et écraser le peuple : et de ces deux appétits différents naît dans les cités un de ces trois effets : ou le principat, ou la liberté ou la licence. »

Le "peuple", les "grands" et le Prince

Le peuple, parce qu’il n’a rien, est poussé surtout par la volonté de ne pas se faire opprimer. Les grands, parce qu’ils ont des possessions, ont en eux la tentation, bien humaine, de l’abus de pouvoir. Le peuple a pour lui le nombre et peut être une menace pour les grands s’il se révolte contre lui ; les grands ont pour eux les biens et sont naturellement une menace pour le peuple. Le Prince, lui, est dans une situation d’équilibriste à l’égard de ces deux humeurs fondamentales. S’il favorise une de ces deux parties, il peut s’attirer l’inimitié de l’autre. Les grands peuvent comploter contre lui, ce qui est arrivé à César par exemple, le peuple peut se révolter. Cependant, insiste Machiavel, il est bien plus important pour un prince de s’assurer l’amitié du peuple que celle des grands. Ceux-ci osent moins comploter contre un prince populaire. Voila pourquoi Machiavel écrit que le but du Prince doit être, je cite, de « satisfaire le peuple et de le tenir content sans trop chagriner les grands. » Etre aimé des grands, et mal aimé du peuple, c’est au contraire une situation beaucoup plus risquée pour le prince. Je cite à nouveau : « Celui qui devient prince par la faveur du peuple doit travailler à conserver son amitié, ce qui est facile, puisque le peuple ne demande rien de plus que de n’être point opprimé. Quant à celui qui le devient par la faveur des grands, contre la volonté du peuple, il doit, avant toutes choses, chercher à se l’attacher, et cela est facile encore, puisqu’il lui suffit de le prendre sous sa protection. Alors même le peuple lui deviendra plus soumis et plus dévoué que si la principauté avait été obtenue par sa faveur. » Voila de quoi méditer pour les Princes d’aujourd’hui.

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