Kubra Khademi, artiste afghane et féministe dans la ville

Par N°214 / p. 28-29 • Décembre 2018

L’artiste afghane Kubra Khademi utilise son corps pour bousculer les limites de l’espace public. Malgré les difficultés – elle a dû fuir son pays à la suite d’une performance et vit aujourd’hui en exil –, elle continue à développer une pratique artistique féministe. axelle l’a rencontrée lors de son passage à Bruxelles.

"Eve is a seller", performance de Kubra Khademi © Bea Borgers

“Bonjour, je m’appelle Eve.” En septembre dernier, les visiteurs et visiteuses du marché des Abattoirs à Anderlecht ont assisté à une étrange scène. Parmi les cris des marchand·es et les odeurs des étals, un des comptoirs vendait des fruits et des légumes installés dans des positions sexuelles – ici, une carotte dans une orange mimant une pénétration, là une courge coupée en deux représentant des seins… Derrière la table, une femme se présentait comme étant Eve, ce qui n’a pas manqué de susciter des réactions.

“Eve is a seller”, performance de Kubra Khademi © Bea Borgers

Un vieil homme s’est approché pour savoir où était Adam. Un autre a voulu la demander en mariage. Des enfants ont pointé le bout de leur nez. Il y a eu beaucoup de regards entendus, quelques sourires. Des personnes en colère ne se sont pas attardées. Un groupe de femmes n’a pas pu retenir un long fou rire en voyant le contenu de la table. C’est ainsi que s’est terminée la performance de l’artiste Kubra Khademi : dans un éclat de rire féminin.

La culpabilité d’Eve

L’artiste était invitée en Belgique dans le cadre du festival SIGNAL, qui explore les liens entre les arts vivants et la ville. Cette performance, intitulée “Eve is a seller” (“Eve est une vendeuse”), interroge la place des femmes et de leur sexualité dans l’espace public en utilisant l’image du fruit défendu, symbolisé par les fruits et les légumes vendus ce jour-là. “Dans le contexte culturel afghan qui est le mien, Eve est la première femme importante dont j’ai entendu parler. Ma mère m’a tout expliqué à son propos : comment elle a mordu dans le fruit défendu et comment elle et Adam ont été chassés du paradis et sont arrivés sur terre. Ce personnage féminin, connu dans le monde entier, porte la culpabilité. C’est de sa faute”, explique Kubra Khademi à propos de sa performance.

Dans l’espace public que constituent les villes, les femmes subissent quotidiennement violence et harcèlement de la part des hommes. La faute est pourtant souvent rejetée sur elles, sur leur façon de s’habiller ou de se comporter. Les femmes sont suspectes. Coupables. “Ma mère me disait souvent que je “provoquais” les hommes. Dans cette performance, je provoque, mais volontairement, cette fois !”, s’exclame l’artiste.

Corps à corps

Lors de ses performances, Kubra Khademi interroge régulièrement la masculinité de l’espace public. “Il y a la volonté de nous effacer de la société. Les femmes doivent rester cachées. Le harcèlement de rue sert à cela. Il faut en parler et rappeler que c’est tous les jours, dix fois par jour ! Cela brise les femmes, à l’intérieur. Il y a beaucoup d’émotions négatives qui sont ressenties : la colère, la peur, la culpabilité. Cela a des conséquences sur les femmes qui doivent sortir pour aller à l’école ou travailler. Génération après génération, nous vivons cette réalité”, s’insurge-t-elle.

Pour questionner les villes, l’artiste n’utilise pas la photo ou le dessin, mais son propre corps. “Ça me fascine. Utiliser mon corps et ma simple présence, donc ce qui ne devrait pas être là, pour déranger. Il y a beaucoup de limites pour les femmes dans l’espace public : je transgresse ces limites jusqu’à être vulnérable. En même temps, je découvre le pouvoir de mon corps, analyse-t-elle. Dans “Eve is a seller”, je parle avec les gens de sexualité dans l’espace public, je suis très proche d’eux, c’est presque du corps à corps. Je bouscule l’espace public tout en regardant les gens dans les yeux. C’est très fort.”

“Eve is a seller”, performance de Kubra Khademi © Bea Borgers

“Je serais morte si j’étais restée là-bas”

En 2015, pour la performance “Armor” (“armure”), elle fabrique une armure qui accentue les seins et les hanches. Après un mois de travail sur son œuvre, elle sort et, au moment de traverser un certain rond-point de Kaboul, enfile cette lourde protection au-dessus de ses vêtements.

“C’était ma dernière performance dans mon pays. Ce que j’ai entendu était très violent. J’ai été insultée, moquée. Traverser cette place prend huit minutes. À la fin, il y avait un attroupement d’hommes autour de moi, comme si une onde de choc s’était propagée. Et leur colère augmentait à chacun de mes pas. J’ai reçu des projectiles. J’avais demandé à un taxi de m’attendre de l’autre côté. Je suis montée dedans et nous avons filé”, raconte Kubra Khademi.

En portant cette armure, elle voulait montrer que, pour une femme, marcher dans la rue est une bataille. Mais elle a été accusée d’être une espionne à la solde des États-Unis et de vouloir importer en Afghanistan les mœurs occidentales de liberté sexuelle. Elle a dû fuir le pays. “Je serais morte si j’étais restée là-bas. Dans mon pays, liberté sexuelle veut dire prostitution, explique l’artiste. On a tout dit à propos de “Armor”, sauf que c’était une performance artistique. Je ne m’étais pas attendue à de telles conséquences. J’ai tout perdu. Je ne sais pas quand je reverrai mon pays et ma famille. Les conséquences sont aussi grandes pour mes proches. On s’en prend à ma sœur quand elle mange dans un restaurant. Les autres femmes ne veulent pas que ma mère prie avec elles à la mosquée.”

Art et féminisme

Quand on l’interroge sur les liens entre son travail artistique et le féminisme, Kubra Khademi insiste : “Je suis féministe. Ce que je raconte dans mon art, c’est ma vie : mon identité, ma sexualité, la solidarité entre les femmes. J’étais très frustrée quand j’étais petite, parce que je voyais les femmes subir et continuer à dire oui tout le temps. Ma mère s’est mariée à douze ans et a eu son premier enfant à treize ans. Mes sœurs se sont aussi mariées beaucoup trop jeunes. Moi, j’étais considérée comme une rebelle. En fait, j’étais féministe. Je crois que toutes les petites filles sont féministes mais que, très vite, si on ne les nourrit pas, les petites féministes à l’intérieur d’elles meurent. C’est grâce à l’art que je suis restée féministe.” Un sourire passe sur son visage.

Toutes les petites filles sont féministes mais, très vite, si on ne les nourrit pas, les petites féministes à l’intérieur d’elles meurent. C’est grâce à l’art que je suis restée féministe.

Kubra Khademi vit désormais en exil. “En Afghanistan, les gens pensent que l’égalité est atteinte en Occident. En arrivant en France, j’ai d’abord constaté que le milieu de l’art était très masculin, comme tous les autres domaines ! J’ai appris qu’aucune femme n’avait encore été présidente de ce pays. Il y a encore des batailles à mener !”, conclut-elle. Les femmes ne sont toujours pas au paradis.