Prime d'activité pour les smicards : "Un tel système maintient les femmes dans la dépendance de leur mari"

Publié le 18 décembre 2018 à 18h12, mis à jour le 20 décembre 2018 à 10h28
Prime d'activité pour les smicards : "Un tel système maintient les femmes dans la dépendance de leur mari"
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ENTRETIEN - Le gouvernement a décidé de passer par la prime d'activité pour verser un bonus aux salariés payés au Smic. Or, ce système peut s'avérer inégalitaire, notamment envers les femmes vivant dans un foyer "aisé". LCI en a discuté avec la sociologue Dominique Méda.

Après plusieurs jours d’hésitation et des déclarations pour le moins confuses voire contraires, le gouvernement a finalement décidé d’augmenter les revenus des salariés payés au Smic via la prime d’activité. Mais tous n'en bénéficieront pas. Si, le 1er janvier 2019, 5 millions de foyers y seront éligibles contre 3,8 actuellement, dans les faits, seuls 55% des personnes rémunérées au smic se verront accorder un bonus de 100 euros par mois. Les autres n’y auront pas le droit car vivant dans un foyer aux ressources trop élevées. Edouard Philippe voit dans ce mode de calcul un vecteur de "justice sociale". Mais il pose d'autres questions. Un couple doit-il obligatoirement partager ses ressources ? Et surtout, ce système d’attribution ne risque-t-il pas de pénaliser les femmes payées au smic mais vivant avec un homme mieux payé qu’elles ? La conséquence pourrait-elle être de creuser les inégalités au sein du couple, de maintenir ces femmes dans une situation de dépendance vis-à-vis de leur mari ? 

LCI s'est entretenu avec Dominique Méda, directrice de l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (Irisso) et professeure de sociologie ; titulaire de la chaire "Reconversion écologique, travail, emploi et politiques sociales" au Collège d’études mondiales ; et créatrice du Laboratoire pour l’égalité.

LCI -  Pourquoi l'exécutif privilégie-t-il, pour l'attribution de prestations comme la prime d'activité, un système prenant en compte non pas les revenus individuels, mais les revenus du foyer, que ses membres soient mariés, pacsés ou non ?  

Dominique Méda - L'idée, c'est que les couples mariés mettent en commun leurs ressources, et que la solidarité nationale n'est pas là pour aider les couples les plus riches. La plupart des allocations sociales sont ainsi familialisées : on prend en considération l'ensemble des revenus du foyer pour voir si le couple a droit ou non à l'allocation. Non seulement on se base sur les ressources du foyer mais parfois, on prend en considération un très grand nombre de ressources et pas seulement les revenus d'activité. Le RSA activité était de ce point de vue bien pire. Il y a eu une légère amélioration avec la prime d'activité. C'est le cas aussi de l'allocation de solidarité spécifique, que l'on touche une fois que l'on a épuisé les droits à l'assurance chômage. Mais c'est très différent de la prime pour l'emploi qui a été supprimée et qui, elle, était ouverte à chacun des deux membres du couple, donc individualisée, et qui ne prenait en considération que les revenus d'activité. Donc on est dans deux logiques complètement différentes. Bien que figurant dans le Code de la sécurité sociale, la prime d'activité ressemble énormément à une allocation sociale. Il faut d'ailleurs la demander pour l'obtenir et actualiser sa situation auprès des Caf tous les trois mois.

On considère que les ménages mettent en commun leurs ressources."
Dominique Méda

LCI - On comprend la logique d'accentuer les efforts sur les personnes seules ou à temps partiel. Mais dans le même temps, ce système ne dit-il pas à des personnes touchant le Smic mais vivant avec un ou une partenaire plus aisé qu'elles ne méritent pas de gagner plus, qu'elle n'en ont pas besoin ? Ce mode d'attribution oblige-t-il les couples à mutualiser leurs ressources, même s'ils n'en ont pas envie et qu'ils n'ont pas choisi cette voie-là, notamment en ne se mariant pas ou ne se pacsant pas, en continuant à déclarer leurs revenus séparément aux impôts ?

Dominique Méda - Absolument ! On considère qu'on fait des économies quand on est en couple et que les ménages mettent en commun leurs ressources. Ce qui n'est pas totalement vrai, comme l'a démontré Sophie Ponthieux dans une publication de l'Insee datant de 2012. Elle a interrogé de nombreux couples : 64% disent mettre en commun leurs ressources, 18% choisissent la mise en commun partielle, et 18% déclarent maintenir leurs revenus totalement séparés.

Au moment du débat sur le RSA activité, nous étions en faveur de la suppression du RSA activité familialisé et en faveur de la prime pour l'emploi, qui s'obtenait automatiquement sans rien demander et qui ne prenait en compte que les revenus d'activité de chacun. Ce n'est pas ce qui a été décidé. S'agissant d'un complément de salaire, c'est tout à fait scandaleux et injuste. Notez que dans son rapport rendu au premier ministre en avril 2016, rapport intitulé "Repenser les minima sociaux, pour une couverture socle commune", Christophe Sirugue avait proposé que le RSA versé à un couple soit le double de celui versé à une personne seule. 

La pauvreté des femmes est occultée."
Dominique Méda

LCI - Dans un couple, les femmes gagnent souvent moins que les hommes. Avec ce système et cette nouvelle mesure du gouvernement, peut-on craindre que les inégalités au sein du couple se creusent, que les femmes restent encore plus dépendantes financièrement de leur mari ?

Dominique Méda - Oui bien sûr, un tel système maintient les femmes, qui ont souvent les salaires les moins élevés et qui travaillent souvent à temps partiel, dans la dépendance de leurs maris. Dans un papier datant de 2004 et intitulé "Les travailleurs pauvres. Identification d’une catégorie", Sophie Ponthieux avait montré que les femmes représentaient 80% des bas salaires mais seulement 40% des travailleurs pauvres. En effet, le concept de pauvreté concerne le ménage : il est donc fréquent que les bas salaires des femmes soient "corrigés" par la prise en compte des revenus du mari. Leur pauvreté est en quelque sorte occultée. Et cela alors que l’écart de salaires entre hommes et femmes est encore très élevé : il continue de s’élever à 25% selon la présentation classique - les femmes gagnent 25% de moins que les hommes - ou à 34% selon une autre présentation - les hommes gagnent 34% de plus que les femmes. 


Justine FAURE

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