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Laurent Berger : "Il est bien trop tôt pour parler d'un virage social"

Laurent Berger au siège de la CFDT, le 14 décembre.
Laurent Berger au siège de la CFDT, le 14 décembre. © Baptiste Giroudon
Interview Bruno Jeudy et Anne-Sophie Lechevallier , Mis à jour le

Le secrétaire général de la CFDT, devenue en décembre le premier syndicat de France, parle de la crise des gilets jaunes. Pour laquelle le gouvernement a refusé son aide.

Paris Match. Les mesures annoncées par Emmanuel Macron, qui a décrété «un état d’urgence économique et sociale», sont-elles à la hauteur de la crise ?
Laurent Berger. Prendre des mesures d’urgence était indispensable, même si ce ne sont pas celles que nous avions préconisées. Il faut désormais s’assurer qu’elles soient appliquées, que début février les salariés concernés touchent les 100 euros promis, qu’une prime soit versée aux salariés et agents publics. Sinon, cela risquerait d’entraîner une énorme frustration. En revanche, ces mesures ne correspondent pas à l’état d’urgence économique et sociale. 

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Pourquoi?
L’urgence, c’est de redéfinir notre contrat social, de construire des protections et des droits pour les plus exposés, de rétablir la justice fiscale. Il ne faudra pas que les cahiers de doléances soient simplement remis à Paris, qui décide ; il faudra laisser des possibilités d’initiatives locales, notamment sur les déclencheurs de cette crise, les questions de mobilité et de transition écologique. Redonner de l’air à la démocratie en laissant une place aux élus locaux, aux partenaires sociaux, aux associations est nécessaire. Autrement, nous irons vers une crise démocratique plus profonde encore.

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Pensez-vous que le président de la République y soit prêt?
Pour la première fois depuis longtemps, son discours était empathique. Il rompt avec son approche macroéconomique habituelle. Depuis des mois et des mois, nous demandons des décisions et des paroles politiques à hauteur d’homme. Il a aussi cité les organisations syndicales, une première, et il ouvre un grand débat. Ce discours, qui pourrait annoncer la fin de la verticalité, reste à traduire en actes.

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L’exécutif a renoncé à faire de l’immigration un des cinq thèmes du débat. Etes-vous satisfait?
J’ai demandé son retrait parce que ce thème n’avait rien à faire dans ce débat. Qu’il y ait un débat à avoir sur l’immigration, je suis le premier à le dire. Surtout que ce mouvement a des soubassements parfois réactionnaires, même si cela ne concerne pas tout le monde.

Interview : «Attention à la justice sociale», l'avertissement de Berger à Macron

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S’agit-il d’un virage social dans le quinquennat?
Non, il est bien trop tôt pour parler d’un virage social. Ce dernier arrivera si on redéfinit la fiscalité, si on redonne la priorité à l’emploi, au pouvoir d’achat, aux salaires, à la protection sociale. Le virage social interviendra aussi quand nous construirons des réponses ensemble. Lundi 10 décembre, nous avons été reçus dans une ambiance grave par le président de la République, qui nous a écoutés. Le soir, nous avons tous découvert devant notre poste de télé les solutions qu’il proposait. Nous ne sommes pas encore dans le dialogue social, qui permet de coconstruire des solutions pour le bien de tous.

"Il faut rééquilibrer la fiscalité pour qu'elle devienne plus juste"

Les mesures répondent-elles au besoin de justice fiscale?
On ne peut pas se contenter de ce qui a été annoncé, qui ressemble à un appel aux dons lancé aux hauts revenus. Les symboles comptent dans cette crise, qui est aussi émotionnelle. Il faut rééquilibrer la fiscalité pour qu’elle devienne plus juste, en taxant davantage le capital personnel, en augmentant les prélèvements sur les donations du vivant pour les hauts patrimoines, en revoyant la «flat tax»… Le pays est fracturé par une sécession des riches. Le transfert depuis des années de la fiscalité des entreprises sur celle des ménages entraîne des situations comme celle que nous vivons.

La défiscalisation des heures supplémentaires annoncée représente-t-elle une menace pour la création d’emplois?
Cette mesure est appréciée par les salariés, mais la CFDT la craint car elle est potentiellement destructrice d’emplois, notamment dans les moyennes et les grandes entreprises. N’oublions jamais le taux de chômage de 9%, le grand absent de ces dernières semaines. Le problème d’accompagnement des demandeurs d’emploi est encore phénoménal. Les réformes mettront du temps avant de donner des résultats, tous les décrets sur la formation ne sont même pas encore sortis.

L’exécutif considère que cette colère infuse depuis trente ans. Les premiers mois du quinquennat n’ont-ils aucune responsabilité?
Dans une lettre ouverte au président, en mai 2017, je lui écrivais que notre pays était fracturé par les inégalités et par son incapacité à se penser un destin commun. Faire porter l’entièreté de la responsabilité à cette majorité serait donc malhonnête. Mais, dans ce quinquennat, la verticalité, une forme d’arrogance et les choix fiscaux du début ont accentué les choses.

Ce mouvement est-il le révélateur de la déconnexion des élites, des fractures entre plus pauvres et plus riches?
Elle révèle à quel point les gens se sentent perdus dans ce grand mouvement qui s’opère avec la mondialisation. Ils ont l’impression qu’ils vont devoir se débrouiller seuls, que le modèle social ne protège plus les plus fragiles, que la répartition des richesses est injuste. Entendre que les dirigeants du Cac 40 sont augmentés de plus de 14 % en moyenne cette année, pendant que les salaires ne sont revalorisés que de 1,8 %, c’est inacceptable. Quand vous payez des impôts et que vous voyez les services publics s’éloigner de chez vous, vous ne comprenez plus. Cette crise n’est pas partie du lieu de travail, mais du lieu de vie, et même de la voiture. C’est pour cela que j’ai demandé un Grenelle du pouvoir de vivre. Mais il ne faut pas, non plus, négliger le rôle de l’extrême droite au sein de ce mouvement.

"Le gouvernement recule parce qu'il y a eu des violences"

Y a-t-il un avant et un après gilets jaunes pour le syndicalisme?
Les causes du mal-être, nous les avions repérées. Notre capacité à les soulever et à nous indigner est intacte. C’est vrai que les gilets jaunes ont mieux su se faire entendre. Mais à quel prix ? Et avec quelles conséquences ? De nombreuses violences ! Le gouvernement doit s’interroger. Il recule aussi parce qu’il y a eu des violences. Moi, je les combats.

Cela marque un échec du syndicalisme…
Cela suscite beaucoup d’amertume pour nous. Mais c’est surtout un échec du gouvernement. S’il avait écouté tous ceux, dont nous, qui disaient que mettre un seuil à 1 200 euros pour la CSG était insupportable, que désindexer des pensions était une vaste bêtise, peut-être qu’on n’en serait pas arrivé là ! Oui les syndicats sont questionnés, oui nous avons à apprendre de cette crise, oui nous devons nous interroger sur notre capacité à faire entendre nos victoires. Mais enfin, la première responsabilité est gouvernementale ! Il nous ignore depuis des mois ! 

Comment avez-vous pris les fins de non-recevoir opposées par Emmanuel Macron et Edouard Philippe à vos mains tendues?
J’ai trouvé que c’était pure folie. En pleine période d’élections professionnelles, l’opportunisme pour la CFDT aurait été de rester en retrait. Le président n’a pas décroché une seule fois son téléphone depuis le début de la crise des gilets jaunes, mais, face à la gravité de la situation, nous avons proposé plusieurs fois des pistes de solutions au gouvernement.

A lire : Pourquoi ça coince entre Berger et Macron

Pourquoi le président refuse-t-il de travailler avec vous?
Il faudrait lui demander. Peut-être parce que, pour lui, la place des syndicats est uniquement dans l’entreprise, pas dans la société. Parce qu’il a une conception du pouvoir trop verticale. Enfin, parce qu’il sait que la CFDT est un syndicat exigeant, qui ne fait pas de deal et ne lâche pas sur ses convictions. Mais la CFDT reste disponible. Elle fait des propositions.

"Je n'excuse ni la violence ni les propos racistes ou homophobes"

Avez-vous vu des adhérents de la CFDT parmi les gilets jaunes?
Oui, sans doute. Et on a discuté avec les gilets jaunes dans certains départements. J’ai de la compréhension pour leur colère. Mais je n’excuse ni la violence ni les propos racistes ou homophobes. Je les appelle à s’engager et à se lancer dans le dialogue. Mais je n’ai aucune volonté de récupération. 

N’est-ce pas un paradoxe de voir un syndicat réformiste comme la CFDT devenir le premier syndicat du pays en pleine crise des gilets jaunes et de montée des extrêmes?
J’en tire une leçon : quand on est un syndicat, il faut un socle de valeurs sur lesquelles on ne déroge jamais. Cette victoire vient de loin. Elle vient d’une CFDT qui a su repartir des lieux de travail, avec une expression publique qui ne varie pas selon les dirigeants et une organisation apaisée. C’est vrai qu’il y a un certain paradoxe à voir la CFDT s’imposer dans un pays confronté à tant d’hystérie. La vérité : la CFDT est au boulot et porte un syndicalisme avec une ambition de transformation sociale.

Et un bémol, une participation aux élections professionnelles de moins de 50 %…
Oui, c’est vrai. Mais cela provient en partie du secteur public, où il n’y a pas ou très peu de dialogue social et, donc, moins d’intérêt perçu à aller voter. Cela dit, nous n’allons pas bouder notre plaisir. C’est la première fois que la CFDT est numéro un. En 1983, Edmond Maire avait fixé comme objectif cette première place. Nous y sommes. Mais je le dis : le syndicalisme est mortel. Continuons d’aller sur le terrain et construisons un syndicalisme adapté au XXIe siècle ! Sans arrogance ni mépris.

Est-il encore possible d’engager la réforme des retraites, dans un contexte social aussi dégradé?
Cela sera possible seulement si cette réforme est synonyme de progrès social, met fin aux inégalités, conforte le régime par répartition et offre des droits nouveaux à ceux qui en ont le moins. Cela sera très compliqué, sauf à vouloir nous écouter ! 

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