Enquête

Attaques au couteau : les jeunes de Londres à cran

Le nombre d’agressions à l’arme blanche a explosé dans la capitale anglaise, avec des victimes plus jeunes et des attaques plus violentes. Pour les universitaires et les policiers, cette montée de violence est une conséquence de l’austérité.
par Sonia Delesalle-Stolper, Correspondante à Londres
publié le 19 décembre 2018 à 21h06
(mis à jour le 20 décembre 2018 à 14h24)

Du doigt, il indique une marque de peau un peu claire sur le dessus de sa main, une autre le long de son poignet. Ses doigts tracent un chemin mystérieux sur son ventre, son torse, son épaule puis vers son dos. Ils dessinent une carte effrayante. «J'en ai dix en tout», dit Rico Finlayson, 21 ans. Dix cicatrices après dix coups de couteaux assenés dans le noir, pour rien. Six semaines d'hôpital, quatre mois de stomie, le jeune homme est un miraculé. «La blessure la plus importante a été provoquée par un sabre, les médecins m'ont dit que c'est incroyable qu'aucune artère n'ait été touchée.»

Il raconte ce 2 janvier 2018, la décision avec un cousin d'aller dîner dehors, la traversée d'une barre d'immeubles où il ne passe jamais d'habitude, les pas dans son dos, le groupe d'hommes cagoulés et habillés de noir, armes blanches à la main. Et la course folle pour leur échapper. «Mon cousin a réussi à s'enfuir, mais dans la panique je me suis retrouvé dans un cul-de-sac.» Ils étaient sept. «J'ai hurlé, essayé de me protéger le visage.» Ses cris éperdus ont fini par les faire fuir. «C'est ce qu'on t'apprend, que ta voix est ta première arme.»

Rico raconte son agression lové dans un fauteuil du bar d'un cinéma, à deux pas de Westfield, un immense centre commercial chic de l'ouest de Londres. Son agression a eu lieu à quelques centaines de mètres de là. A ses côtés, son père, Justin, 40 ans, se souvient. «Quand sa mère m'a appelé, je n'y ai pas cru. Ça n'avait pas de sens. Il n'a jamais eu aucun problème, ne s'est jamais battu, c'était invraisemblable.» Ça l'était d'autant plus que Justin est le fondateur de l'association United Borders («Frontières unies»), qui lutte depuis des années contre la violence dans les quartiers.

Les agresseurs de Rico n'ont pas été retrouvés, l'enquête de police a été close en juin. «Pourtant, ils se sont déplacés pour venir attaquer, il y a des caméras de surveillance partout. Et la police ne dit rien, pas une trace.» Pour Justin Finlayson, l'enquête n'a pas été menée sérieusement, parce qu'elle concerne un jeune garçon noir, et que pour la police, «cela fait partie de la guerre des gangs, alors on n'enquête pas plus que ça». Et tant pis si son fils n'a jamais fait partie d'un gang.

«Sortie des écoles»

Rico a survécu, mais il est l’une des victimes d’une vague d’attaques à l’arme blanche sans précédent à Londres. Entre juin 2017 et juin 2018, la police a enregistré 14 769 incidents impliquant une arme blanche, une hausse de 16 % par rapport aux douze mois précédents. En 2017, 123 personnes ont été tuées à Londres par une arme blanche. Ce total sera dépassé en 2018 : début décembre, le nombre des victimes s’élevait déjà à 127.

La nature des crimes a évolué. Il y a quelques années, il s'agissait essentiellement de règlements de compte entre bandes. Ce n'est plus uniquement le cas. «L'apparition des médias sociaux rend les situations volatiles. Tout est amplifié, relayé et peut très vite dégénérer, explique Ash Sarkar, enseignante à l'Université Anglia Ruskin. Aujourd'hui, avec les réseaux, on retrouve facilement les gens et on multiplie aussi les cas de personnes blessées ou tuées juste parce qu'elles étaient au mauvais endroit au mauvais moment.»

Le profil des victimes et des agresseurs a changé. Ils sont de plus en plus jeunes, ce sont des adolescents, parfois des enfants. Le Royal London Hospital a mené une étude sur les victimes de blessures par arme blanche entre 2004 et 2014. L'âge moyen des victimes est passé de presque 30 ans à 18 ans, et une proportion croissante d'entre elles sont de très jeunes adolescents. Les attaques sont aussi plus violentes, note le rapport publié en novembre. «Plus de 50 % d'entre elles sont des coups de couteaux multiples, contre 20 % dans les années 80», constatent les auteurs du rapport, tous chirurgiens spécialisés. Si les victimes les plus âgées sont en général agressées en soirée, «la période la plus dangereuse pour les plus jeunes se situe juste après l'heure de la sortie de l'école, entre 16 heures et 18 heures».

Photo Manuel Vasquez pour Libération.

Pour John Apter, président du syndicat des policiers d'Angleterre et du pays de Galles, les conclusions du rapport sont «très franchement terrifiantes». «Comment en sommes-nous arrivés au point que de grands experts médicaux suggèrent d'étaler les horaires de sortie des écoles comme mesure de prévention ? Dans quel genre de communauté vivons-nous pour que nos enfants craignent d'être mortellement blessés en rentrant chez eux après l'école, ou pensent qu'ils doivent s'équiper d'un couteau pour se protéger ? En tant que société, nous avons perdu notre âme», estime-t-il.

Les raisons de cette situation sont multiples et parfois difficiles à identifier. Pour la police, la réduction drastique des effectifs liée aux restrictions budgétaires a eu un effet considérable. Selon la mairie de Londres, les effectifs policiers de la ville sont au plus bas depuis vingt ans, avec 3,3 policiers pour 1 000 Londoniens. Mais Ash Sarkar souligne que les attaques à l'arme blanche ne sont pas une nouveauté. En 2006, une amnistie de cinq semaines, décidée après une vague d'attaques, avait abouti à la saisie de 90 000 couteaux. «Mais aujourd'hui, les ingrédients pour créer une vraie crise sont tous là : économiques, sociologiques… La corrélation entre le niveau de pauvreté des plus jeunes et la violence est très claire.»

L'austérité, imposée par le gouvernement du conservateur David Cameron en 2010, a coupé drastiquement dans tous les budgets. Ceux des municipalités, des services sociaux, d'éducation et de police. «Avant, un jeune défavorisé pouvait se tourner vers un club social, de sport ou des professeurs qui donnaient de leur temps. Ce n'est plus le cas. Le lien avec l'austérité est indéniable», note Ash Sarkar.

Séquelles

Pour Justin Finlayson, cette constatation est une réalité quotidienne. En août 2011, il était gardien de prison lorsque des émeutes ont éclaté à Londres et dans plusieurs grandes villes. L'explosion de violence, accompagnée de pillages, a été soudaine et très brutale, provoquée par la mort d'un homme, tué par la police. Pendant ces émeutes, cinq personnes avaient été tuées, près de 200 policiers blessés et les séquelles ont été énormes. «Le gouvernement a ordonné une répression de masse, tous les projets ont été stoppés et j'ai vu des dizaines de jeunes condamnés à de la prison ferme pour le vol d'une paire de baskets.»

Pour lui, ces violences étaient en lien direct avec l'austérité. «Certains quartiers sont complètement isolés, la combinaison des contrôles policiers au faciès et l'absence de logements au loyer abordable est fatale, sans parler du taux d'expulsion des écoles.» Justin Finlayson a acheté un bus à impériale et l'a transformé en studio de musique. L'idée était d'amener les membres de gangs à faire de la musique ensemble. Lorsqu'il a demandé de l'aide aux services sociaux, on l'a découragé. Il a persisté, seul puis avec l'aide d'initiatives privées.

A lire aussi«En Ecosse, on a considéré la situation comme un problème de santé publique»

Face à cette vague de crimes, le maire de Londres, Sadiq Khan, a annoncé la création d'une «Unité de réduction de la violence» calquée sur le modèle de Glasgow, où, il y a plus de dix ans, la décision a été prise de considérer la violence urbaine comme un problème de santé publique. Khan estime qu'il faudra sans doute dix ans pour obtenir des résultats. Rico, lui, ne veut pas attendre. Peu à peu, il reprend des forces et veut aider son père qui, outre son bus, vient d'ouvrir une maison d'accueil pour ados en difficulté. «Mon agression a touché tant de monde autour de moi, les répercussions sont énormes et je veux en parler, surtout aux jeunes enfants.» Son père le regarde. «C'est dingue quand on y pense. En 2008, quand les banques se sont effondrées, on a demandé aux contribuables d'aider à les renflouer. Mais quand c'est la jeunesse qui s'effondre, on ne leur demande rien.»

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