François Léotard : « La haine est en train de naître en France »

ENTRETIEN. L'ancien ministre de la Défense et de la Culture analyse la crise des Gilets jaunes et les violences qui en découlent depuis plusieurs semaines.

Propos recueillis par

François Léotard en 2018.

François Léotard en 2018.

© Robin Hacquard

Temps de lecture : 10 min

Il était le Macron des années 1980. Jeune, ambitieux, prometteur. Il souhaitait rénover la droite. Puis la France. Mais une génération solidement accrochée – Giscard, Chirac, Pasqua –, des affaires judiciaires (le financement occulte du Parti républicain) et la mort de son frère ont finalement empêché François Léotard d'avoir ce grand destin. C'est donc le vieux sage de la politique et l'écrivain que nous sommes allés sonder.

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Son dernier ouvrage, un exercice de style plutôt réussi, s'intitule Petits Éloges pour survivre par temps de brouillard. Gilets jaunes, Emmanuel Macron, crise de confiance dans le politique... L'ex-ministre de la Défense et de la Culture pose son regard sur un nouveau monde qu'il accuse d'être à la fois naïf et inconscient du tragique de l'histoire.

Le Point : Votre livre s'intitule Petits Éloges pour survivre par temps de brouillard. Vivons-nous aujourd'hui dans le brouillard ?

François Léotard : Incontestablement, oui. Et pas simplement en France. Ayant été formé par la lecture de la Bible, je pense à une analogie – qui est un peu excessive peut-être : l'époque que nous vivons ressemble à la neuvième plaie d'Égypte, qu'André Chouraqui avait présentée comme la Ténèbre. C'est le moment où l'on ne voit plus très clair, où « l'on ne reconnaît plus son frère » et où on ne voit plus très bien ni son passé ni son futur. Nous vivons une époque similaire avec une absence de lisibilité. Quand j'étais au gouvernement, c'était une période plus facile à interpréter. C'était la guerre froide. Il y avait d'un côté les bons, de l'autre les méchants : le bloc de l'Ouest et l'Union soviétique. L'évolution actuelle du monde est plus difficilement compréhensible. Il faut ajouter les nouveautés technologiques : l'irruption du numérique est aussi importante que celle de l'imprimerie de Gutenberg. Cela désoriente et nous donne moins de repères. La problématique du changement climatique pose aussi des questions énormes. Et lorsqu'on tente d'y répondre, on est insulté.

Justement, quel regard portez-vous sur le mouvement des Gilets jaunes ?

Je ne partage pas la façon dont se fait la révolte. Il existe d'autres manières d'agir. La haine qui est en train de surgir – contre le président de la République, mais aussi contre toute autre forme d'autorité – est dangereuse. Je suis en train de lire Les Idéologies du ressentiment de Marc Angenot. Dans son livre, il explique que les personnes qui sont dans une situation difficile ne se remettent pas en cause elles-mêmes, mais accusent les autres. C'est la faute aux puissants, aux patrons, à l'Autre. C'est une attitude sectaire. Bien sûr, il faut écouter la colère et le désespoir des Gilets jaunes, mais faut-il nécessairement les suivre ? Faut-il accepter cette violence – qui n'est pas du seul fait des Gilets jaunes ?

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Dans un sens, leur mobilisation leur a permis d'enregistrer deux victoires : dans un premier temps, le gouvernement a annulé les hausses de taxes et, dans un deuxième temps, Emmanuel Macron a amorcé un léger tournant social…

Est-ce que le président n'a pas eu tort ? Ne fallait-il pas attendre ? Quand de Gaulle était face au mouvement de Mai 68, il a parlé de chienlit puis s'est tu. Il a créé un mouvement de réponse qui a été très efficace puisqu'il y a eu une manifestation d'ampleur en sa faveur, puis il a gagné les législatives. Mais il y a aujourd'hui une vraie crise d'autorité. Et cette crise se paiera très cher. Prenez les lycéens : Parcoursup a été voté par l'Assemblée et pourtant les lycéens se révoltent. Mais ce ne sont pas des victimes ! Il faut comprendre un minimum les règles de la démocratie. Bloquer une route, ce n'est pas un délit, c'est un crime. C'est la cour d'assises. Bien sûr, et heureusement, on n'applique pas ces peines, mais on sous-estime ce que cela signifie : c'est une atteinte à la liberté de l'autre. Les Gilets jaunes ne sont pas seuls au monde. Et plus on donnera des choses, plus ils en réclameront, plus il y aura de tensions. Le courage politique, c'est de dire stop, on n'a plus les moyens. Qui finance ces mesures ? La dette. Cela va créer de l'inflation. Et qui seront les principales victimes de l'inflation ? Les Gilets jaunes. Il ne faut pas oublier que c'est l'inflation qui a créé Adolf Hitler.

On peut tout de même comprendre cette colère…

La colère, oui, la haine non. J'aime beaucoup cette phrase d'Alain Finkielkraut : « La démocratie, c'est l'organisation de la discorde. » La discorde fait partie de la démocratie, mais il faut qu'elle soit organisée. Le président de la République n'a pas parlé de cela dans son allocution. Il aurait dû dire : « Discutons tant qu'on veut, débattons, disputons-nous, mais pas de haine. » Car elle est en train de naître. Et à chaque fois que la haine est née dans notre pays, ça a mal fini.

Est-ce que ça peut mal finir, pour reprendre le titre de votre livre contre Nicolas Sarkozy ?

Tout est possible en France. Nous sommes un peuple impétueux. Un peuple spécialisé dans la guerre civile. Et nos hommes politiques ont une forme de naïveté. La résistance à la foule, à la haine, est une forme de résistance. Je ne suis pas sûr que le président actuel puisse résister. Sa jeunesse dans la pratique du pouvoir est un handicap. Pour ma part, j'ai beaucoup appris en étant maire de Fréjus. Cette fonction vous met au cœur de la société. Vous êtes le chef de la tribu et vous passez votre temps à arbitrer des conflits. Or, on voit chez le président de la République une volonté d'ignorer les corps intermédiaires. C'est une erreur. Comme disait Maurras – et je ne suis pas suspect d'être maurassien : « le Roi en ses Conseils, le Peuple en ses États. » Qu'on laisse le peuple, via le Parlement, délibérer sur les impôts et le président gère, lui, la technocratie. Depuis le début du quinquennat, il y a une morgue dans le pouvoir central que les élus locaux ont devinée.

Ce qui explique qu'Emmanuel Macron soit la cible des critiques ? Quid des petites phrases ?

Le comportement du président a été mal interprété. J'ai voté pour Emmanuel Macron et j'approuve les réformes qu'il a déjà faites (SNCF, loi travail). Elles étaient nécessaires et courageuses. Mais il a peut-être donné prise à ces critiques en s'affichant dans une certaine presse people en jouant avec le feu avec de petites phrases. Cela ridiculise la fonction. Il n'a pas su garder la distance nécessaire que la fonction exige. La France est à la fois « monarchiste et régicide ». Il y a dans notre époque une méconnaissance du tragique de l'histoire.


Vous étiez une figure montante de la droite. Vous avez tenté, avec d'autres, à l'époque des rénovateurs, de changer la politique française. Emmanuel Macron a réussi à le faire, et pas vous. Comment l'expliquez-vous ?

J'ai aimé son envie de vouloir réformer. C'est pour ça qu'il a réussi. Les gens en avaient assez de la stagnation et d'un personnel politique qui refusait de prendre les décisions qui s'imposent. Pourquoi lui et pas nous dans les années 1980 ? Nous avons été coupables de naïveté. La génération que nous voulions renverser était trop coriace. Le RPR était une organisation très solide, on affrontait des Pasqua ou des Chirac, ou des gens qui sortaient de l'histoire de France, comme les Compagnons de la Libération. Et puis nous avons sans doute surestimé nos propres capacités et, en même temps, on doutait beaucoup. Lors du meeting de Fréjus en 1987, j'ai contesté Jacques Chirac, mais je n'ai pas osé aller plus loin et l'affronter en 1988. Macron, lui, a osé affronter le vieux monde.

Comment se porte la droite ?

Je suis très pessimiste. On a l'impression que les gens du MoDem ou des Républicains poursuivent des intérêts très égoïstes, quasiment sectaires. Cela m'afflige. La droite n'est pas assez ouverte, pas assez intelligente. Critiquer Macron comme ils le font, c'est injuste. Les mesures que le président a prises, ils auraient bien aimé les faire. Cet esprit de secte m'est devenu insupportable. À l'époque, on combattait le FN, les communistes. C'étaient de vrais combats. Aujourd'hui, on assiste à de petites querelles avec beaucoup de postures. Et les gens s'en rendent compte.

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Durant votre carrière politique, l'un de vos combats a été la lutte contre le Front national. Quel regard portez-vous sur Fréjus qui a voté pour David Rachline en 2014, lequel semble en bonne position pour être réélu ?

C'est une tristesse immense. J'espère que des citoyens essaieront de le battre à la prochaine élection. Il y a quelques semaines, je remarquais une passivité qui me préoccupait. Mais cela change. À côté du maire, il y a de vrais fascistes. Il faut que cela change.

Pourriez-vous être candidat ?

Quand je fais le marché à Fréjus, certains me le demandent. Mais je ne reviendrai pas. À mon âge, ce serait ridicule. Mais s'il y a des jeunes et surtout des femmes qui s'engagent, je les encouragerai.

Comment avez-vous choisi les thématiques de vos Éloges  ?

Par goût du paradoxe. Vanter l'incompétence alors que l'on vit dans une société qui valorise la compétence à outrance, cela me faisait rire. Tout comme l'éloge du vieux con qui nous rend plus intelligents était intéressant. Je souhaitais également bousculer la gentillesse générale. Je suis profondément gentil, mais je n'aime pas cette espèce de guimauve. On édulcore les problèmes. Lisez un livre par jour, me disait mon père. C'était un bon conseil.

On a l'impression que vous regrettez aussi le temps d'avant. François Léotard est-il devenu réactionnaire ?

J'ai beaucoup aimé Les Brèves de comptoir. Dans une des brèves, un personnage disait : « L'avenir, c'était mieux avant. » Je me suis inspiré de tout ça. Il y a des éloges très sincères – celui sur mon frère, bien évidemment. Mais il y a beaucoup d'ironie et de dérision. Je sortais beaucoup avec Philippe, Patrick Dewaere et Coluche. Un soir, Coluche explique que lorsqu'on a un bras coupé, on a mal à l'endroit où le membre a été amputé. Et mon frère, lance : « Louis XVI, imagine la migraine ! » Il y avait chez ces personnes-là un humour et de la dérision. J'ai essayé de m'en inspirer tout en faisant passer un message. Je n'aime pas l'air du temps. Souvent, les journalistes ou les politiques suivent les modes. C'est Rabelais et la France qui ont inventé le panurgisme.

Aujourd'hui, prenez-vous plus de plaisir dans la littérature ou dans la politique ?

Dans la littérature, c'est incontestable. Avant, je lisais Le Monde, ligne par ligne. Désormais, cela dure trois minutes. Je devine en avance ce qu'il y a dans l'article. Par contre, je peux passer des heures avec des livres difficiles. Je suis un admirateur de Joyce : ce n'est pas un auteur facile, je suis allé dix fois à l'assaut, et c'est à la onzième qu'il y a eu un déclic. La lecture n'est pas quelque chose de facile, c'est un exercice de l'intelligence. Un effort de l'esprit.

Faut-il lire les livres des hommes politiques ?

Non. Ils écrivent des livres que personne ne lit, ni même eux d'ailleurs. Récemment, on m'a demandé un papier sur la Francophonie. La revue a demandé à d'autres ministres de la Culture de s'exprimer : eux ont passé leur temps à mettre « j'ai mis tant de crédits, je suis allé au Gabon » ; je n'ai pas défendu mon bilan, j'ai parlé du langage qui se créolise. De Gaulle et Mitterrand étaient des écrivains. Mitterrand, dans les avions officiels, il se mettait dans un coin, fuyait les journalistes et prenait un vieux livre. Et il me demandait ce que je lisais. Les hommes politiques d'aujourd'hui ne lisent pas. Pourtant, ils devraient revenir aux sources.

« Petits Éloges pour survivre par temps de brouillard », de François Léotard, éditions L'inventaire, 185 pages, 16 euros.

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Commentaires (139)

  • FIK6T

    Cet article est très instructif. Il montre très bien que les hommes politiques ne comprennent hélas pas grand chose à l'évolution de la société (ils ne sont pas les seuls) et qu'ils disent, comme tout le monde, des choses vraies et des inepties.
    a/ La haine ne nait pas aujourd'hui. Elle a toujours été là. Ce qui monte aujourd'hui, c'est la disparition du civisme, qui s'accompagne de la disparition des inhibitions. Toute proportions gardées, le peuple commence aujourd'hui à se comporter comme les "élites" (j'espère que les guillemets traduisent bien le mépris que je porte à ce concept) le font en permanence. Les manifestations ne sont évidemment pas les mêmes, mais les mode de pensées sont les mêmes. Le coupable, c'est forcément l'autre. L'antisémitisme, c'est pareil : il ne date pas d'aujourd'hui et il est en train de s'afficher ostensiblement, car le laxisme vis à vis de l'islamisme l'a encouragé.
    b/ Oui, les gens qui sont en difficulté ne se remettent pas souvent en cause et elles ont du mal à accepter l'idée qu'elles ont une part de responsabilité. Léotard fait bien de l'évoquer même si l'idée ne vient pas de lui. Mais il est tout de même anormal d'occulter les torts que les gens les plus favorisés (et ce que leur succès soit du à leur travail ou à leur naissance) ont également, soit par leur comportement, soit par leur incapacité à comprendre que le modèle politico économique actuel est devenu malsain à cause de ses excès. La mondialisation galopante et dérégulée est en train de tuer les vertus, qui existent pourtant, du libéralisme.
    c/ On appréciera également le constat sur l'égoïsme sectaire qui règne au sein des partis politiques (notamment ceux de droite, il a raison), ou celui sur l'absence de courage.
    d/ Enfin, constatons le raccourci assez idiot sur l'inflation qui aurait créé Hitler. L'inflation en Allemagne provient elle même de la crise de 1929, crise financière trouvant sa source dans la spéculation à Wall Street. C'est cela qui a créé Hitler.

  • MissPic

    Notre Sanglier, ce n'est pas vraiment récent mais à ce point-là je ne l'ai constaté vraiment que ce mois de juin, ce ressenti d'une haine féroce qui semble remonter en droite ligne de 1789... Malgré ma déchéance, j'ai toujours une façon de parler et d'être (dont j'ai pris conscience d'ailleurs) "qui me désigne à la vindicte populaire". Plaisanterie mise à part, il régnait parmi ces "employés" une haine que je n'avais pas ressentie depuis la lutte des mineurs et des sidérurgistes pour garder leurs emplois dans le Nord de la France et en Lorraine, cette haine viscérale qui va vous juge et vous interpelle dans les vêtements que vous portez, dans votre caddie, dans votre attitude... Croyez moi, cela n'a rien de rassurant. La haine en question est déjà bien installée et ce depuis plus longtemps que le supposait monsieur Léotard et la majorité des politiques. Elle sait se faire oublier pour mieux réapparaître et ne disparaît jamais. Et pas de blabla sur l'égalité, certains feraient plus avec les mêmes avantages. Et il y a aussi la Publicité en général qui stimule les particuliers à voir et à croire que l'herbe est plus verte dans le pâturage d'à côté. Demandez aux migrants.

  • Stopcensure

    Grande lucidité chez F Leotard.
    Les gilets jaunes, cen'est ni le peuple, ni l'avenir.
    on ne defend pas la democratie par la hine. Merci de ces verités simples.