Les propos de cette histoire ont été recueillis par la journaliste Héloïse Goy et retranscrits à la première personne.
Les dents serrées, des crampes dans les jambes, la bouche plus sèche que le Sahara et les yeux qui piquent, je marche en pleine nuit dans la boue depuis quatre heures. J'ai 19 ans, je suis une nouvelle militaire du rang, à Mont-de-Marsan, dans Les Landes. Cela fait seulement quatre jours que j'ai commencé cette formation et je me demande ce que je fais là.
Bon, je l'ai bien cherché: j'avais 12 ans quand j'ai décidé d'être militaire. Sous le regard circonspect de ma mère, je nourrissais ma passion à coups de recherches sur les exploits militaires dans l'histoire et le monde, et j'avais une obsession pour la revue Raids dans laquelle je savourais l'actualité des troupes d'élite et les innovations matérielles.
Tout mon temps libre y passait. L'armée me fascinait. Mon bac scientifique en poche, je suis vite tombée dans les filets du ministère de la défense qui, pour charmer de nouvelles recrues, n'hésitait pas à faire des danses du ventre avec tracts, affiches et publicités alléchantes.
"Avez-vous des idées féministes?"
Après une candidature spontanée au CIRFA [Centre d'information et de recrutement des forces armées], je me suis retrouvée, à 18 ans, devant un conseiller au regard sévère censé évaluer si mon profil correspondait aux critères de l'armée. Chargé de constituer mon dossier, il me bombardait de questions improbables: "Souhaitez-vous des enfants? Avez-vous des idées féministes? Pensez-vous avoir la même résistance physique qu'un homme?"
Avec le recul, je pense que cet homme impressionnant, qui voyait peut-être mes ongles vernis comme le signe d'une superficialité ridicule, tentait de me mettre en garde sur le prix à payer d'être une femme dans un monde d'hommes. Après avoir réussi les tests d'aptitude physique, c'est via l'armée de l'air que j'ai intégré le monde militaire, à Mont-de-Marsan, donc.
Le premier jour, à la caserne, le cadre strict propre à cet univers collait à l'image que je m'en faisais. Excitée à l'idée d'intégrer une famille unie, soudée autour d'une même cause, je ne me suis même pas aperçue que j'étais la seule femme de mon unité. Il faut dire que, les premières heures, le sexe n'avait pas l'air d'avoir d'importance: homme ou femme, nous étions avant tout des militaires engagés pour la France, nos supérieurs ne manquaient pas de nous le répéter.
"Bougez vos fesses, on dirait une baleine"
Dès le deuxième jour, le conte de fées a commencé à partir en cacahuète. Lors de mon premier grimper de corde, une remarque de mon moniteur m'a légèrement fait tiquer: "Anne, bougez vos fesses, on dirait une baleine, là". Certes, cette épreuve n'était pas mon point fort, mais je n'avais pas l'impression que les garçons étaient plus dégourdis que moi. Pourtant, aucune remarque empruntée au champ lexical animalier ne leur était adressée, et personne ne leur parlait de leur postérieur musclé.
Ces premiers jours, malgré mon optimisme et mon refus de basculer dans la paranoïa, j'ai compris que mon sexe et mes longs cheveux pouvaient représenter un handicap. Pas du genre à baisser les bras, j'ai vite adopté une coupe à la garçonne, et j'ai appris à réserver le make-up pour mes soirées de permission chez mes parents. Malgré tous ces efforts, les choses n'ont pas évolué comme je l'aurais souhaité.
Pourtant, personne ne pouvait m'accuser d'être particulièrement féministe. Au contraire, j'arrivais à l'armée la fleur au fusil, j'avais même refusé de lire les nombreux témoignages dissuasifs ou de regarder des documentaires de femmes qui racontaient leurs débuts intenables dans l'armée. Mais, peu à peu, à l'idée de rejoindre mes "camarades" au petit déjeuner, j'avais une boule nichée dans l'estomac, dès le réveil.
"Tu t'es engagée pur trouver un mari"
Mon corps réagissait de plus en plus à des remarques récurrentes du genre: "Tu peux nous le dire que tu t'es engagée pour trouver un mari". Au-delà des nombreuses avances que je repoussais ou des coups de téléphone obscènes que je recevais la nuit, je m'apercevais, choquée, que certains hommes avaient l'air furieux de partager leur métier avec une femme, même si j'avais au moins le même niveau intellectuel ou physique qu'eux.
J'ai commencé à paniquer lorsqu'il m'arrivait de me demander si je n'étais pas responsable du traitement qui m'était réservé. Peu à peu, j'adhérais insidieusement (et dangereusement) au discours de mes supérieurs qui assistaient, complices, à mes humiliations.
Et les choses n'allaient pas en s'arrangeant: lorsque je souffrais de douleurs liées à mes règles et que je ne parvenais pas à courir aussi longtemps que d'habitude, les sous-officiers n'hésitaient pas à lâcher de discrets: "Mais elle s'attendait à quoi, Anne? Elle veut entrer dans l'armée, mais c'est la nature qui décide."
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