Disparition

Le dernier exil d'Edgar Hilsenrath

L'écrivain allemand rescapé de la Shoah, auteur de fictions autobiographiques à l'humour noir dévastateur est mort dimanche à l'âge de 92 ans.
par Frédérique Fanchette
publié le 1er janvier 2019 à 15h44

A quelques semaines de la parution en France de son dernier roman, Terminus Berlin (1), Edgar Hilsenrath s'est éteint dimanche, à l'âge de 92 ans. De vieillesse, précise son éditeur français, Le Tripode, qui ajoute que l'auteur, survivant de la Shoah et revenu s'établir en Allemagne, souhaitait être enterré en France, à Paris. Un pays qu'il aimait. Etait-ce un signe d'affiliation  ? Il portait toujours un béret au-dessus d'une grosse moustache, sauf à la fin.

Grand écrivain de la Shoah et de l’exil, qu’il traite la plupart du temps sur le mode de la satire, Hilsenrath dans ses fictions autobiographiques suit le cours d’une vie intense. Né en 1926 à Leipzig, il est obligé avec sa mère et son frère de fuir dans le shtetl de Siret, en Roumanie, après la Nuit de cristal. A l’âge de 15 ans, il est déporté en Ukraine et jusqu’à 1944 vit dans le ghetto de Mogilev-Podolsk. A la libération du ghetto par l’Armée rouge, il entame comme beaucoup d’autres une errance qui le mènera en Palestine. Puis c’est la France, Lyon, les retrouvailles miraculeuses avec sa famille proche. Suit l’émigration aux Etats-Unis. Hilsenrath n’arrivera jamais à s’intégrer.

«Un œuf»

En 1975, l'écrivain décide à la stupéfaction de son entourage de retourner en Allemagne. Ce que raconte Terminus Berlin. Son personnage principal, Lesche, s'en explique très sérieusement: «J'ai besoin de la langue allemande. Mon plus gros problème en Amérique était que je risquais d'oublier la langue dans laquelle j'écris, ce qui aurait été catastrophique. En Allemagne, j'entends cette langue quotidiennement. C'est essentiel pour moi.» Et tant pis si ce qu'il entend parfois au téléphone sont des menaces de néonazis qui barbouillent sa porte de croix gammées. Hilsenrath reste caustique face à son pays natal, à son consumérisme, au philosémitisme de certains, version inversée de l'antisémitisme selon lui – on le traite comme s'il était «un œuf», dit Lesche. L'Allemagne a par ailleurs un grand intérêt par rapport aux Etats-Unis : l es femmes n'ont rien contre les hommes considérés outre-Atlantique comme des ratés, et Lesche, parce que ses tirages de livres restent faibles en Amérique (contrairement à Hilsenrath) en était un. C'est donc plus facile à Berlin de contenter ses vifs besoins sexuels, y compris «baiser» une mère et sa fille apprentie poète.

Fuck America est le titre de son quatrième roman. Il y raconte les déboires de Jakob Bronsky, exilé dans les années 50 à New York. Serveur dans une cafétéria juive, à un coin de rue essentiellement fréquenté par des prostituées et des clochards, le jeune homme fait l'expérience du rêve impossible américain. Bronsky y apparaît aussi taraudé par ses fantasmes sexuels que par son désir intense d'écrire sur le ghetto, se débarrasser de ce cauchemar par les mots. Hilsenrath y fait preuve d'une virtuosité désinhibée dans ses dialogues mais aussi ses monologues. Dans tous ses récits, ses personnages jusqu'au dernier se parlent à eux-mêmes: «Lesche, je me suis dit…» Et s'enchaînent des propos qui allient candeur et cynisme.

Trou noir

Mais le livre qui fit vraiment scandale est le Nazi et le Barbier (publié en 1971 aux Etats-Unis). Hilsenrath, trente-cinq ans avant les Bienveillantes de Jonathan Littell, raconte la Shoah, du point de vue d'un SS. Son livre est un conte sombre, où un homme qui a suivi la vague nazie endosse après la guerre l'identité de son ami d'enfance juif, fils de barbier, et finit en Palestine en sioniste zélé. Un scénario qui ne pouvait que s'attirer les foudres de tous les côtés. Max Schulz devenu Itzig Finkelstein, fils de la prostituée Minna Shulz et de l'un de ses dix clients assidus, est parfaitement grotesque, un trou noir où s'engouffrent les pires pages de l'histoire allemande. Le livre est tellement dérangeant que longtemps aucun éditeur important ne voulut le publier en Allemagne, même s'il était un best-seller aux Etats-Unis.

Dans Fuck America, Hilsenrath explique la genèse de Nuit, son premier roman, le plus bouleversant, où déjà œuvre son humour noir. Il y transpose son expérience de trois ans dans le ghetto de Mogilev-Podolsk, rebaptisé Prokov. Dans ce mouroir à ciel ouvert, où semble régner une nuit brumeuse et permanente, son héros, plus âgé que l'auteur, y lutte pour sa survie. Hilsenrath a réécrit vingt fois son livre entre 1947 et 1958. Il y dépeint avec un réalisme halluciné ce versant de la Shoah moins traité dans la littérature que l'extermination dans les camps. Son personnage principal, Ranek, se débat pour rester debout, entre petites rapines, trocs et combines diverses. Chaque silhouette émergée du brouillard semble porter son monde avec elle, le très réduit espace où elle peut encore espérer trouver les moyens de survivre. Dans les rues, tous les jours, on ramasse en charrette les cadavres, et on ne s'émeut qu'à peine des coups de feu qui éclatent au loin. Nuit est considéré comme le chef-d'œuvre de l'auteur , le hissant dans le panthéon de la littérature concentrationnaire.

(1) Terminus Berlin, traduit par Chantal Philippe, paraîtra le 14 février au Tripode.

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