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A San Francisco, les prémices de la cuisine cellulaire

Dans la baie de San Francisco, des compagnies high-tech font mijoter des plats du futur. Alors que les premiers steaks in vitro mûrissent dans des éprouvettes, d’autres expérimentations osées tendent à mettre fin à l’agriculture conventionnelle

Chez Just, les protéines de plantes susceptibles de remplacer les produits d’origine animale passent de nombreux tests. — © Sherry Heck/Just
Chez Just, les protéines de plantes susceptibles de remplacer les produits d’origine animale passent de nombreux tests. — © Sherry Heck/Just

En octobre 2018, Le Temps a déplacé une partie de sa rédaction dans la région de San Francisco, à la rencontre des ceux qui préparent les pratiques et technologies du futur. Nous reproposons ces jours quelques-uns de ces articles.

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Dans un bâtiment sans signes distinctifs du centre de San Francisco, une dizaine de flacons tournoient derrière la porte vitrée d’une espèce de minibar. Au fond de chaque éprouvette tourbillonne un liquide rouge, qui pourrait être un vin clair, ou du sang dilué. Dans le cocktail, invisibles à l’œil nu, des cellules animales baignent dans un bouillon à base de plantes. Mesdames, Messieurs, âmes sensibles s’abstenir: vous assistez à la naissance d’un des premiers bouts de viande in vitro.

Vitor Santo, responsable de l’agriculture cellulaire dans la start-up californienne Just, regarde le constant mouvement circulaire et commente, avec un sourire mystérieux: «Les cellules, qui se développeront jusqu’à former un morceau de viande, reçoivent des nutriments sans aucune matière animale. Nous sommes en train de tester différentes variantes de ce jus nutritif végétal pour trouver la meilleure recette.»

© Sherry Heck / Just
© Sherry Heck / Just

En protéines végétales, Just s’y connaît. Dans ses locaux, une grande chambre froide sert de banque de semences de plantes particulièrement substantielles, et qui auraient le potentiel de remplacer les produits carnés en cuisine. En étudiant leurs propriétés, les chercheurs dénichent des pépites. Par exemple, les haricots mungo, capables, sous certaines conditions, de mousser et se gélifier jusqu’à imiter la texture crémeuse d’œufs brouillés – caractéristique que Just a mis au point dans la recette de son omelette végétale «sans cholestérol». Ou les pois jaunes, qui ont remplacé l’œuf dans la mayonnaise végétale, avec une texture et un goût identiques à la traditionnelle.

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D’autres protéines de plantes font partie de la cuisine secrète de Just. Les graines de chanvre, par exemple, se sont révélées parfaites pour remplacer les copeaux de parmesan. Dans un laboratoire où l’entrée est autorisée seulement avec des lunettes de protection, se succèdent des appareils sophistiqués, à mi-chemin entre scanneurs de pointe et micro-ondes géants. Les candidats protéinés passent leurs examens sous l’œil expert des chercheurs, qui testent leur comportement dans différentes conditions (pH, température) et leurs possibles applications culinaires.

Il a fallu six mois pour que la Just Mayo prenne et quatre ans pour que les haricots mungo se fassent passer pour des œufs brouillés. Gustativement et visuellement, le résultat est bluffant, même si les équipes scientifique et culinaire de Just ne cessent d’affiner leurs recettes. L’omelette végétale, que rien ne distingue de la normale à vue d’œil, se trahit par un léger arrière-goût d’épinards. La mayonnaise aux pois jaunes donne l’impression d’être moins grasse que l’originale. Quant à la glace végétale – toujours au mungo – et des cookies au sorgho (une céréale originaire d’Afrique), en toute objectivité, il était difficile de ne pas en reprendre…

«Comme brasser une bière»

Le secret se cache-t-il dans une formule chimique? Les responsables de Just, comme les étiquettes, assurent qu’il n’y a pas d’OGM et d’autres ingrédients plus artificiels que les conservateurs habituels. S’il y a de la chimie, c’est celle qui existe déjà dans la nature. De même pour la future viande in vitro: une fois la recette mise au point, le procédé pour cultiver des cellules animales s’apparentera au brassage de la bière. A côté des flacons au liquide rouge, entre des écrans tactiles, des microscopes géants et d’autres dispositifs de labo, Vitor Santo montre un baril en métal, un peu comme celui d’une microbrasserie.

Dans le futur, selon Just, les incubateurs de viande – énormes bioréacteurs avec des serres de plantes protéinées à côté – remplaceront les ranchs et abattoirs. Tout comme le montre l’image de synthèse accrochée au mur du laboratoire, fonctionnant à l’énergie propre et derrière de grandes baies vitrées pour assurer la transparence de la production. «L’agriculture conventionnelle élève et tue l’animal pour n’en utiliser que 50% pour la production de la viande. Est-ce justifié? demande Vitor Santo. Nous proposons de générer des protéines animales en nourrissant quelques cellules de dérivés de plantes. Donc imiter simplement ce qui se passe dans le corps d’un animal en évitant les abattoirs et les antibiotiques. C’est un procédé plus durable et plus sain.»

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Le morceau restera probablement en travers de la gorge des aficionados d’un bon rumsteak, mais il faudra s’y faire. Selon des calculs scientifiques, la population planétaire atteindra plus de 9 milliards de personnes en 2050 et la consommation mondiale de viande devrait bondir de 70%. Selon les adeptes de ces nouvelles technologies, l’agriculture conventionnelle n’arrivera pas à nourrir autant de monde avec des moyens naturels. Des substituts végétaux et la viande de l’éprouvette sont présentés comme seules alternatives viables pour conjurer la faim et éviter les catastrophes écologiques. Mais offrent aussi un nouveau filon d’or à l’industrie agroalimentaire.

La course à la production des steaks in vitro s’est accélérée depuis 2013 quand des chercheurs néerlandais ont présenté le premier burger-éprouvette – pour un prix de quelque 330 000 dollars. Leur start-up Mosa Meat projette désormais de vendre des boulettes de clean meat à 10 dollars la pièce vers 2020. La promesse a réveillé l’appétit des grands groupes du monde entier, qui ont participé au financement, dont le producteur suisse Bell.

© Sherry Heck / Just
© Sherry Heck / Just

A San Francisco, Just n’est pas seul à cultiver la viande au labo. La start-up Memphis Meats a présenté sa première boulette de clean meat en 2016 et le premier morceau de poulet-éprouvette en 2017. Quelque mois plus tard, elle recevait le soutien des poids lourds de l’agroalimentaire, comme Cargill, et des investisseurs visionnaires, comme Bill Gates, pour continuer ses recherches. La compagnie n’ouvre pas les portes de sa cuisine à la presse pour le moment mais confirme qu’elle travaille à baisser les coûts de la fabrication de la viande in vitro jusqu’au niveau de la production conventionnelle.

«Réduire les coûts des éléments nutritifs censés alimenter les cellules d’animal est la plus grande difficulté du projet, confirme les responsables chez Just. L’autre défi: arriver à donner à une pièce-éprouvette la structure tridimensionnelle et complexe d’un muscle naturel.» Le challenge ne décourage pas la start-up, qui projette de commercialiser son premier morceau de poulet in vitro vers la fin de l’année.

En attendant les burgers sortir des incubateurs, l’humanité qui veut se donner une bonne conscience écologique n’a qu’à se contenter des substituts végétaux. Bonne nouvelle: ils s’approchent de plus en plus de l’original. Inventé à Oakland, à côté de San Francisco, l’Impossible Burger – qui ressemble comme deux gouttes d’eau au normal mais ne contient pas de matière animale – s’est fait une place dans les restaurants de la baie.

L’ingrédient clé du succès est l’hème, une molécule de fer qui donne au morceau de viande à base de plantes sa texture saignante et son goût carné. Le producteur, Impossible Foods, fabrique de l’hème pour ses burgers avec de la levure modifiée par l’ADN des plantes de soja, qui contiennent cet élément naturellement. Peut-on faire confiance au génie génétique? «Le processus de la fermentation s’apparente au brassage de la bière et permet de générer l’hème de manière plus durable qu’une récolte de racines de plantes de soja», précise la compagnie. Ensuite, la levure est enlevée – même si «elle peut être consommée sans danger» – et l’hème et combiné avec d’autres éléments de base d’un morceau de viande – vitamines, acides aminés et sucres. «Une fois réchauffé, l’hème génère une saveur que nos sens et notre cerveau associent à la viande», explique le créateur de l’Impossible Burger. Et d’ajouter qu’il ne s’intéresse pas à la production de la viande in vitro mais se concentre sur des produits à base de plantes et sans ingrédients artificiels.

Une autre start-up californienne, Beyond Meat, à Los Angeles, propose des créations carnées à base de protéines de pois et, cette fois, sans OGM. «Nous n’inventons pas de nouvelles matières, affirme la compagnie sur son site. Les éléments qui composent un morceau de viande – acides aminés, lipides, oligoéléments, glucides et minéraux – ont des équivalents végétaux. Nous cherchons ces correspondances et les assemblons dans nos produits, de la même manière que si on faisait une pâte en mélangeant des ingrédients à base de plantes.»

Prêts pour un steak in vitro?

Dans quelques années, n’aurons-nous donc plus le choix qu’entre un steak in vitro et ses substituts végétaux? «La révolution du système agroalimentaire pourrait résoudre les plus gros problèmes de l’environnement et de la santé, comme le changement climatique ou la résistance aux antibiotiques», relève Matt Ball, de l’Institut Good Food, organisme à but non lucratif qui soutient le développement des alternatives à la production conventionnelle. Basé à Washington, l’institut vient d’annoncer qu’il encouragera, avec 3 millions de dollars de subventions, la recherche universitaire mondiale dans le domaine, que ce soit pour les substituts à base de plantes ou les technologies clean meat.

Mais alors que la science s’affaire aux fourneaux pour sauver la planète et nourrir l’humanité de façon plus saine, quelques questions viennent couper l’appétit. Dans ce meilleur des mondes du futur, où se situera la frontière entre le naturel et le synthétique? Toutes ces nouveautés permettront-elles vraiment d'en finir avec la faim dans le monde ou créeront-elles tout simplement un autre marché de niche accessible à une minorité aisée? Et ne risque-t-on pas de voir les start-up soucieuses de faire mieux que l’industrie d’aujourd’hui se transformer progressivement en une nouvelle génération de géants agroalimentaires?

Il faut dire qu’à San Francisco, à quelques pas des entreprises high-tech qui tiennent à garder une partie de leurs recettes de cuisine secrètes, des marchés fermiers, des produits artisanaux et des épiceries locales, organiques et communautaires prospèrent et attirent de plus en plus de gens qui cherchent une certaine authenticité. Le retour aux sources semble être une tendance aussi puissante que l’innovation. Pour le reste, dans le menu du futur comme dans celui d’aujourd’hui, chacun fera ses propres choix.

De la technologie à doses raisonnables

«Qui décide de ce qui est vraiment bon pour le consommateur?» C’est la question que se pose souvent Markus Okumus, l’un des fondateurs de la start-up Canopei. L’incubateur san-franciscain, avec des antennes à Berlin et Zurich, s’est lancé un défi ambitieux – permettre à un milliard de personnes de vivre plus sainement d’ici à 2030 – et soutient des entreprises innovantes dans le domaine de la santé, de la prévention et de la nutrition.

«Il est très difficile de se nourrir sainement aujourd’hui, avec les choix que l’industrie agroalimentaire nous impose, les effets de mode et les produits qu’on peut manger à volonté toute l’année sans respecter le rythme naturel des saisons et de nos besoins», explique le jeune Zurichois, qui s’est installé à San Francisco. Expert en économie numérique, Markus Okumus garde pourtant ses distances avec des solutions high-tech dans le secteur de l’alimentation.

«Il faut utiliser la technologie mais à bonnes doses et au profit du consommateur. Elle nous donne des outils pour vivre mieux mais ensuite c’est à nous de faire des choix», met en garde celui qui préfère «savoir de quoi exactement est fait ce que je mange».

Canopei investit dans le développement de projets, qui permettent aux gens d’avoir un contrôle fiable de leur santé et de leur alimentation. Comme l’outil de la start-up Baze, développé par des scientifiques suisses et américains pour un suivi personnalisé des besoins en vitamines. Un test sanguin à la maison, simple et indolore, une prescription sur mesure et une application pour gérer l’évolution de son état en temps réel. Disponible actuellement aux Etats-Unis, la solution devrait être lancée en Europe l’année prochaine.

«Ce n’est pas pour autant qu’il faut arrêter de s’écouter soi-même ou de faire du sport. Toutes ces vitamines ne compenseront pas les excès d’un régime steak-rites», nuance Markus Okumus. Dans le futur comme aujourd’hui, la bonne alimentation passe par un bon équilibre, y compris entre les nouvelles technologies et la nature humaine.

Cet article est initialement paru le 1er octobre 2018.