« Les djihadistes nous torturaient tous les jours. Celles qui essayaient de s’échapper, ils les tuaient devant nous, pour l’exemple. » Les yeux rivés vers le sol carrelé, Ronza (1) raconte pour la première fois son histoire depuis sa libération il y a trois ans.

Nous sommes à l’hôpital Azadi de Dohouk, au nord de Mossoul dans le Kurdistan irakien. Nos regards ne se croiseront que par accident. « Vos vêtements noirs et votre barbe lui rappellent Daech », analyse ­Burhan Mohamed, psychologue clinicien spécialisé dans le suivi des anciennes esclaves sexuelles de Daech.

Les patientes du service souffrent majoritairement de syndromes post-traumatiques, de dépression et d’anxiété chronique, et sont toutes issues de la minorité yézidie. Ces kurdophones, adeptes d’un monothéisme descendant du mazdéisme de la Perse antique, et considérés par les islamistes comme des « adorateurs du diable », étaient systématiquement pris pour cible par Daech.

« Personne ne peut comprendre ce que nous avons vaincu. Ils voulaient détruire notre religion et nous exterminer », poursuit Ronza, la voix tremblante. Sur les 600 000 yézidis recensés en Irak, des milliers auraient été assassinés et enterrés dans des fosses communes, et près de la moitié auraient fui au Kurdistan irakien et à l’étranger, selon le Conseil norvégien pour les réfugiés.

Pathologies

Ronza déroule trente-deux années de vie. Son enfance heureuse dans le Sinjar, province d’où sont majoritairement originaires les yézidis. Sa famille aimante. Son mariage. La naissance de ses deux enfants. Puis la prise de son village par Daech. À demi-mot, sa fille de 7 ans sur les genoux, elle évoque cinq mois de captivité rythmés par les violences psychologiques, physiques et sexuelles.

Un récit que Burhan Mohamed connaît par cœur : en trois ans, plus d’un millier de yézidies ont franchi les portes de son service. « Il y a des patientes que nous ne parvenons pas à sauver, admet le psychologue. Récemment, je suivais une jeune fille de 14 ans que les djihadistes violaient quinze fois par jour. Ses bourreaux lui avaient brisé la mâchoire, et transmis une hépatite. Elle ne voulait plus vivre. »

La plupart des anciennes esclaves vivent dans des camps de réfugiés. Des conditions de vie précaires rendant difficile la prise en charge psychologique des patientes. Si les terres des yézidis sont désormais entièrement libérées, l’écrasante majorité d’entre eux ne peuvent rentrer chez eux. L’absence de financement attribué à la reconstruction du Sinjar depuis trois ans, alors que 70 % des bâtiments ont été détruits, en est la principale raison.

La peur de retourner dans cette zone proche de la frontière syrienne, contrôlée par des groupes armés rivaux, en est une autre. De ses parents et cinq frères et sœurs, Ronza est la seule à avoir échappé aux djihadistes. Exécutés, morts en détention, toujours captifs, impossible de savoir ce qu’ils sont devenus. « Lorsque je ferme les yeux, je vois leurs visages. Leurs fantômes rendent ma vie impossible. Je ne pourrais plus jamais être heureuse. »

3 000 Yézidies disparues

Comme Ronza, des milliers de yézidis sont toujours à la recherche de leurs proches. Depuis quatre ans, Idris Kocho, lui-même yézidi, tente de retrouver la trace de toutes ces disparues. « Aujourd’hui, Daech est à l’agonie. Beaucoup de combattants veulent déserter, alors ils marchandent leurs esclaves à prix d’or pour s’offrir une nouvelle vie », explique ce « chasseur » qui a déjà fait libérer 206 otages. Mais les négociations, qui impliquent parfois près d’une vingtaine d’intermédiaires, coûtent aux familles jusqu’à 15 000 €.

Toutefois, certaines de ces esclaves, comme la fille d’Idris Kocho, retenue chez un émir de Daech, ne sont pas à vendre. Ses geôliers envoient régulièrement à son père des photos de la fillette un couteau sous la gorge. « Ils se vengent car ils connaissent mes activités d’intermédiaire, mais rien ne m’arrêtera, assure le quinquagénaire. S’il le faut, je sacrifierai ma fille pour continuer à sauver celles des autres. »

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3 000 femmes toujours introuvables

Selon Nadia Murad, prix Nobel de la paix 2018, ancienne captive yézidie devenue le porte-voix des esclaves sexuelles de Daech dans le monde, 3 000 femmes demeurent introuvables. La plupart seraient détenues dans les dernières poches contrôlées par le groupe djihadiste en Syrie, des dizaines d’entre elles se trouveraient chez d’anciens membres de Daech en Turquie et en Irak.

La justice irakienne, de son côté, a indiqué lundi 31 décembre que plus de « 616 hommes et femmes » d’origine étrangère ont été condamnés en Irak en 2018 pour appartenance à Daech. Parmi eux, « 508 adultes (…) dont 466 femmes et 42 hommes, ainsi que 108 mineurs – 31 garçons et 77 filles ». Une centaine d’autres subissent encore des interrogatoires du Parquet.

(1) Le prénom a été changé.