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«J’ai un fils au congélateur»

En Californie, la congélation des ovocytes et des embryons est devenue un phénomène social et souvent pris en charge par les entreprises. Au point d’en oublier, presque, que le processus peut être lourd et n’offre aucune garantie de réussite

Le pourcentage de femmes ayant congelé puis décongelé leurs ovocytes est trop faible pour mesurer l’efficacité du procédé. — © Michael Probst/AP
Le pourcentage de femmes ayant congelé puis décongelé leurs ovocytes est trop faible pour mesurer l’efficacité du procédé. — © Michael Probst/AP

En octobre 2018, Le Temps a déplacé une partie de sa rédaction dans la région de San Francisco, à la rencontre des ceux qui préparent les pratiques et technologies du futur. Nous reproposons ces jours quelques-uns de ces articles.

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Choquée, Gabriela* écarquille les yeux. «Je ne comprends pas», avoue-t-elle. On lui explique qu’en Europe, la congélation des ovocytes n’est pas autorisée partout. «Mais l’avortement est bien légal? Alors pourquoi pas?» interroge cette employée d’une grande entreprise technologique californienne, toujours plus perplexe, comme si on venait non pas d’un autre continent, mais d’une autre galaxie.

Car cette Brésilienne de 26 ans, installée dans la Silicon Valley depuis quelques années, a déjà mis sa petite réserve au frais. Il y a quelques semaines, elle a découvert que sa fécondité était celle d’une femme de six ans plus âgée et n’a pas voulu prendre de risques. «J’ai le temps et je sais que je peux toujours avoir des enfants naturellement, mais c’est comme prendre une police d’assurance», explique-t-elle.

Au moment où nous la rencontrons, elle revient de son rendez-vous chez le gynécologue. Son premier prélèvement n’a pas permis de récolter suffisamment d’œufs pour mettre toutes les chances de son côté. Elle est donc repartie pour un tour: stimulation hormonale pendant deux semaines, puis anesthésie générale pour retirer les ovocytes.

Une revue de presse lors d'une annonce de Facebook: Pour faire carrière, les femmes devront-elles congeler leurs ovocytes?

Sujet de conversation banal

Elle est encore jeune pour y avoir recours – la plupart de celles qui s’y plient ont environ 35 ans, âge à partir duquel la fertilité décline plus rapidement – et est relativement seule dans son entourage à le faire. Mais c’est un sujet de conversation désormais banal. D’ailleurs, on a beau l’avoir rencontrée pour la première fois et pour parler d’un autre sujet, c’est elle qui a spontanément raconté son expérience.

Danielle*, elle, a «un fils au congélateur». Cette Française de 40 ans est aussi en fin de grossesse. Elle s’est intéressée au concept d’egg freezing il y a déjà une quinzaine d’années, peu après son installation à San Francisco. Faute de partenaire stable, et pour garder intactes ses chances de fonder une famille, elle cherche des informations. Mal conseillée, peu sûre de la procédure, elle met cette option de côté.

Puis, à 35 ans, elle rencontre son futur mari qui, plus jeune, ne se sent pas encore très concerné par l’idée de faire des enfants. Et quand il commence à s’y intéresser, c’est elle qui entame un nouveau job et préfère différer. Finalement, pour éviter de se faire rattraper par l’horloge biologique, ils se décident à congeler un œuf fécondé.

Mère porteuse

Après deux tentatives et plusieurs traitements aux hormones, on lui retire huit œufs, dont un parvient à être fécondé. C’est lui, le garçon au congélateur puisque les médecins ont déjà pu déterminer son sexe et son identité génétique. Coup de la procédure: 17 000 dollars (autant en francs). Sauf qu’entre-temps, Danielle s’est mariée et est tombée enceinte… naturellement. Ce qui ne signifie pas que l’embryon congelé ne sera jamais utilisé: «Je suis contente de savoir que je peux avoir un autre enfant plus tard. Mais nous allons sûrement attendre quelques années et, peut-être, faire appel à une mère porteuse pour avoir plus de chances que la grossesse arrive à terme», explique-t-elle.

Si elle est ravie de partager son témoignage avec les personnes autour d’elle, Danielle est moins bavarde quand elle rentre en France. «Ici, tout le monde en parle. Mais en France, les gens ne comprennent pas», regrette-t-elle. Elle ne voit que du positif dans cette pratique qui laisse plus de liberté aux femmes.

Prix de l’assurance

Cette assurance a pourtant un prix, que peu sont à même de payer. La facture dépasse rapidement les 10 000 dollars. Sans compter ensuite les frais de la fécondation in vitro. C’est l’une des raisons pour lesquelles les grandes entreprises de la tech ont commencé à offrir cette possibilité à leurs employées depuis 2014. Avec le risque, aussi, qu’il soit attendu d’elles qu’elles ne se précipitent pas pour avoir des enfants dans un pays où, par ailleurs, le congé maternité ou paternité est au bon vouloir de l’employeur. Pour certains critiques, ce «cadeau» des entreprises est aussi vu comme une manière de contourner le problème de l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle et de ne pas réfléchir aux aménagements possibles, comme des crèches sur le lieu de travail.

Chez Salesforce, le sujet suscite d’ailleurs un débordement d’enthousiasme. Cela fait une demi-heure que l’on parle d’égalité avec Linda Aiello. Cette «Senior Vice President International Employee Success» travaille à Amsterdam pour le géant des logiciels de gestion clients. Mais, comme une grande partie des 33 000 employés du groupe basé à San Francisco et quelques dizaines de milliers de clients, analystes ou partenaires, elle se trouve en Californie pour la conférence Dreamforce.

«Vous savez, lorsque nous avons annoncé il y a quelques mois que Salesforce allait offrir le remboursement de la congélation des ovocytes de ses employées, les réactions ont été incroyables», s’illumine-t-elle, enchaînant sur les témoignages de gratitude qui se sont enchaînés. De la part de femmes concernées, de personnes ayant eu des difficultés à avoir des enfants, même de personnes trop âgées pour y avoir accès, mais heureuses d’assister à ce développement ou encore d’employés candidats à l’adoption que Salesforce annonçait aussi vouloir soutenir. «Ça a été les deux meilleures semaines de ma carrière.»

Risques balayés

Salesforce paie jusqu’à 10 000 dollars par an. «Nous nous intéressons aussi à la façon dont la société voit ce choix et à la manière de soutenir nos employés dans les pays où ce serait plus difficile, ou si ce n’est pas légal.» Si une collaboratrice se trouve dans un pays qui interdit cette procédure et qu’elle doit se rendre à l’étranger pour le faire, le groupe couvre aussi les frais. Dans l’entreprise, 1% des employés basés aux Etats-Unis y ont eu recours. «Nous faisons cet investissement car nous pensons que cela aide à améliorer l’égalité homme-femme», ajoute Linda Aiello.

Le sujet est devenu à ce point à la mode que certaines start-up sillonnent des villes pour informer sur les possibilités de la cryo-préservation. Kindbody, par exemple, s’est offert un van qui stationne régulièrement dans des quartiers pour offrir des tests de stérilité – pourtant largement critiqués par les médecins pour leur manque de précision – et recommander le stockage des ovocytes pour mieux maîtriser son équilibre travail-vie privée. Problème, certaines de ces entreprises présentent ce moyen un peu trop comme infaillible, alors que la réalité est plus nuancée. Suivant la qualité des ovocytes récoltés, l’âge au moment du prélèvement et de l’implantation de l’embryon, sans compter les risques liés à une fécondation in vitro, le succès n’est pas toujours au rendez-vous. A cela s’ajoutent les risques techniques: une entreprise avait perdu un stock d’ovocytes en raison d’une panne.

Progrès de la médecine

Le remboursement offert par certaines sociétés, de même que par l’armée américaine, a mis ce sujet au centre de l’attention. Au point que les voix discordantes mettant en garde contre cette technique ont pu être en grande partie étouffées aux Etats-Unis, contrairement à l’Europe. Mais ce développement est facilité par l’évolution de la médecine: la congélation lente, utilisée depuis de nombreuses années, n’était pas aussi sûre que la vitrification, plus récente, extrêmement rapide et qui permet d’éviter la formation de cristaux risquant d’endommager les œufs. Ces derniers sont ensuite stockés dans de l’azote liquide à -196°C.

Même si tout le monde en parle, les chiffres sont encore très faibles et la pratique semble concentrée dans certaines régions, comme la Californie ou New York. D’après la Society for Assisted Reproductive Technology, 9000 femmes y ont congelé leurs ovocytes en 2016, contre 500 en 2009. Au total, 20 000 femmes ont eu recours à ce procédé, mais seules 15% les ont décongelés, un taux encore insuffisant pour réaliser une étude scientifique qui permette de calculer les chances de réussite.

*Prénoms d’emprunt

Ce qui est légal en Suisse

En Suisse, les règles se sont récemment assouplies à la suite d’une votation en juin 2016. Entrée en vigueur en septembre 2017, la loi sur la procréation médicalement assistée a permis de rallonger la durée de conservation des gamètes (ovocytes et spermatozoïdes) et zygotes (embryons) congelés de 5 ans à 10 ans. En outre, il est désormais plus facile de le faire pour des raisons «sociales», de préservation de sa fertilité, et plus uniquement pour des raisons médicales (maladies, notamment le cancer). Le diagnostic préimplantatoire a également été autorisé dans la foulée de ce changement.

On parle cependant déjà de rallonger la durée de congélation, jugée trop courte par certains. Le Comité national d’éthique y est favorable, car il n’y a pas d’indice selon lequel la qualité des ovocytes diminuerait avec le nombre d’années de conservation. En revanche, il s’est montré plus circonspect dans une prise de position, il y a une année, à propos de la pratique de congélation elle-même, qu’il considère comme «controversée» et comportant «des risques pour la santé de la femme et de l’enfant» liés à la fécondation in vitro. Beaucoup de médecins mettent également en garde sur le traitement lourd que nécessite le prélèvement, les coûts et les chances de réussite qui sont loin d’être garanties.

Il n’existe pas de statistiques disponibles sur le recours à ce procédé.

Cet article est initialement paru le 2 octobre 2018.