Écho de presse

La syphilis, « danger social » et hantise de la Belle Époque

le 18/10/2020 par Pierre Ancery
le 27/12/2018 par Pierre Ancery - modifié le 18/10/2020
Affiche de la Société française de prophylaxie sanitaire et morale, 1920 - source Gallica BnF

À la fin du XIXe siècle, une psychose autour de la maladie vénérienne la syphilis, accusée d'être un facteur de « dégénérescence de la race » et de contribuer à la « dépopulation », s'empare de la France.

Elle fut l'une des grandes angoisses françaises de la Belle Époque. La syphilis, appelée aussi familièrement « vérole » ou « grande vérole », est une infection sexuellement transmissible dont les symptômes, parfois très graves, peuvent aller jusqu'à la mort. On pense qu'elle est apparue en Europe au XVe siècle.

C'est toutefois à la fin du XIXe siècle qu'elle commence à apparaître comme un « fléau » social de grande ampleur, certains observateurs dramatisant son importance parmi la population et liant sa supposée progression au fantasme d'une « dégénérescence de la race » française.

Il est vrai que, si ces peurs sont le fruit d'exagérations, la syphilis pose alors un véritable problème de santé publique.

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Les journaux font écho à cette hantise. Pour la presse des années 1880 et 1890, c'est bien souvent la prostitution qui est pointée du doigt comme « responsable ». Dans un édito paru dans Gil-Blas en 1881, l'écrivain Jean Richepin parle par exemple de « syphilis sociale » pour désigner la prostitution, assimilée dans tous les esprits aux maladies vénériennes.

Le 7 septembre 1886, le journal La France publie la tribune d'un médecin qui s'inquiète d'une progression de la maladie. Il incrimine les « brasseries de femmes », ces cafés où les prostituées viennent chercher leurs clients.

« À Paris, la syphilis fait des victimes de plus en plus nombreuses [...]. Cet envahissement progressif de notre population constitue un danger social contre lequel on ne saurait trop réagir [...].

 

Je veux parler des “brasseries de femmes” qui sont un des principaux foyers de contamination de la jeunesse, ainsi que j’ai pu m’en convaincre depuis longtemps. »

En cause surtout, pour l'auteur de l'article, les établissements de luxe, où les femmes sont plus jeunes et donc plus sujettes à la maladie :

« Dans les brasseries luxueuses, on choisit des femmes belles, élégantes et surtout jeunes [...].

 

J’en connais une, très séduisante, qui a déjà contaminé à ma connaissance neuf personnes. Je lui ai donné mes soins à plusieurs reprises, et dernièrement je lui faisais amicalement quelques reproches.

 

Elle me répondit avec beaucoup de naturel et une singulière logique : “On m’a bien rendue malade lorsque j’étais saine. Pourquoi n’en ferais-je pas autant pour les autres ?” »

L'Académie de médecine, prenant très sérieux la propagation de la maladie, au point d'en faire une véritable croisade, se penche sur le problème. En juin 1887, elle remet un rapport sur les moyens de lutter contre celui-ci.

« La commission n'a pas tardé à s'entendre et à constituer la base d'une prophylaxie publique contre la syphilis. Ainsi elle a reconnu :

 

1° Que la prostitution crée un danger public par les contages spéciaux qu'elle dissémine dans la population ;

 

2° Qu'il est indispensable, au double point de vue de l'hygiène et de la morale, que la prostitution soit surveillée, et, s'il y a lieu, réprimée par les pouvoirs publics ;

 

3° Que le système de la prostitution libre est désastreux pour la santé publique. »

Ce sera une grande obsession de l'époque : légiférer sur la prostitution, endémique à Paris, afin d'éviter que les clients ne contractent la maladie.

 

Dans la plupart des articles de l'époque – et encore aujourd'hui –, c'est surtout le sort des malades masculins qui est mis en avant. S'il est bien connu que Maupassant, Baudelaire, Flaubert ou encore Manet furent touchés par la syphilis, il est plus rare que l'on s'intéresse au cas des milliers de femmes qui, en se prostituant, furent contaminées.

 

La faute à leur statut « honteux » aux yeux de la société. À Paris, l'hôpital-prison pour femmes de Saint-Lazare accueille au XIXe siècle à la fois des criminelles et des prostituées malades, comme si leurs statuts respectifs ne différaient guère. En 1890, comme d'autres journaux républicains, Le Rappel s'insurge toutefois contre ce mélange des genres.

« Souvent plus malheureuses que coupables, souvent aussi plus exploitées qu'exploitantes, elles n'en ont que plus de droits à recevoir les soins que nécessite leur état et à être rapidement guéries d'affections dont la propagation est un danger constant [...].

 

Ce qu'il faut à ces dernières, c'est un hôpital et non une prison. »

Autre thème rebattu par la presse de la fin du XIXe siècle : la syphilis serait responsable de la « dépopulation », véritable hantise à l'époque, alors que la perte de l'Alsace-Lorraine a déjà amputé la France de toute une partie de sa population. La syphilis est ainsi désignée comme l'une des causes du dépeuplement de la France.

 

Par exemple dans cet article paru dans La Médecine nouvelle en 1891, qui brandit des statistiques alarmistes et s'appuie sur les travaux influents de Jean-Alfred Fournier. À la tête du combat contre la maladie, ce médecin est l'inventeur du concept erroné d' « hérédosyphilis », syphilis héréditaire tardive :

« On a déjà beaucoup répandu d'encre et dépensé de salive sur la question de la dépopulation. Mais on n'a peut-être pas assez insisté sur l'une des causes les plus importantes de ce péril national : nous voulons parler de la syphilis.

 

Sur 300 ménages syphilitiques, M. Fournier a constaté que dans 223, l'hérédité ne s'était pas manifestée. Ces 500 ménages ont donné 1 127 grossesses, dont 527 se sont terminées par la mort ou l'avortement.

 

Il y a donc eu 42 de ces décès sur 100 grossesses par le fait de la syphilis. Ce chiffre s'élève à 80 dans des conditions mauvaises [...]. »

La hantise de la syphilis va subsister pendant toute la Belle Époque. En 1905, dans un article teinté d'humour et tout en euphémismes, cet éditorialiste du Journal se montre fataliste :

« Vénus est devenue impure : l'histoire ne dit pas quand et la science n'a pas élucidé comment, et cependant le cœur des hommes n'a pas changé, les femmes lui sont restées fidèles. — Que faire ? Hélas ! son culte ne va plus sans les pires misères [...].

 

[La syphilis] a surtout pour elle d'être liée à l'instinct le plus profond et le plus indéracinable de l'être vivant : quand l'eau charrie une maladie comme la fièvre typhoïde ou le choléra, on peut ne pas en boire ; si le canard à la rouennaise empoisonne, il est relativement facile de ne pas en manger ; lorsqu'un bateau arrive de Smyrne ou de Bombay avec un cas de peste, on l'arrête au Frioul.

 

Allez donc mettre l'amour en quarantaine ! »

Et en 1910, un article paru dans le toujours conservateur Le Journal désigne encore abusivement le « péril vénérien » comme responsable de la « dégénérescence de la race humaine » :

« La syphilis, guérie d'emblée, c'est la suppression de sa propagation et sa disparition prochaine du globe. C'est en même temps celle d'une foule de maladies dont elle est le facteur principal, directement ou par hérédité, les anévrismes, la moitié des maladies du système nerveux, une bonne partie des cancers.

 

C'est surtout l'arrêt de la dégénérescence de la race humaine dont la syphilis est réellement responsable, par les avortements, les monstruosités, les malformations,, l'abaissement de la taille, etc. »

La même année, le premier médicament efficace contre la syphilis (elle était auparavant traitée par le mercure, inefficace et dangereux) est commercialisé par le laboratoire de Paul Ehrlich. Grâce à la découverte des antibiotiques, elle se guérit facilement aujourd'hui. Mais elle n'a pas disparu et continue de faire des ravages, notamment sur le continent africain.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Jean-Paul Martineaud, L'amour au temps de la vérole : histoire de la syphilis

 

Jean-Yves Le Naour, Sur le front intérieur du péril vénérien, Annales de démographie historique, 2002, article consultable sur Cairn.info

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Paul Dulac
Traitement de la syphilis
Émile Emery
La Syphilis et la prostitution dans leurs rapports avec l'hygiène, la morale et la loi
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Jules Parrot