Il pourrait en parler pendant des heures, sans difficulté, ni gêne ni pudeur. Pour lui c'est comme se faire masser le genou, « aller aux putes » c'est d'une grande banalité. La première fois, il avait 18 ans, c'était à Amsterdam. La fille était derrière une vitrine, il ne se souvient pas trop de son visage : « Je sais juste qu'elle avait l'air d'une fille de magazine, inaccessible. » En revanche, il se rappelle précisément la montée d'adrénaline, et comment il s'est senti en ressortant. A son retour à Paris, il est allé au bois de Vincennes. « Je passais par là pour rentrer chez moi, je me suis arrêté pour voir. » Il est monté dans une des camionnettes, 40 ou 50 € la passe. Il a recommencé. Nicolas a aujourd'hui 33 ans, dit qu'il n'y va plus depuis un moment, ou sur des « coups de tête », « j'ai assez de sexe à côté ».

Francesco, Tamba, Raoul et Marc ont, comme Nicolas, accepté de poser devant la photographe Cristina de Middel et de raconter leur histoire, les raisons pour lesquelles ils ont une fois ou régulièrement payé une femme pour un rapport sexuel. Employer les services d'une femme qui se prostitue, aux mains d'un réseau de proxénètes ou qui travaille seule, qui exerce dans la rue, dans un couloir, un abri, un local à poubelle, au mieux dans un hôtel.

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Ce client, qui est-il ? Il n'y a pas de profil type. Il y a celui qui va voir les traditionnelles, les Nigérianes souvent très jeunes, les Chinoises, les filles de l'Est… Il peut être âgé, jeune, aisé socialement ou pas du tout, porter une barbe de bûcheron ou un survêt'. Il peut être célibataire ou marié depuis des années, religieux ou laïc. Il peut être chômeur, homme politique, de médias, commerçant, peintre en bâtiment. Un père qui emmène son fils… Que cherche-il ? Une relation sexuelle qu'il ne pourrait pas obtenir sans payer ? Être moins timide ? Assouvir des fantasmes ? Détenir un pouvoir ?

La première fois, j'étais torché, j'étais incapable de draguer mais j'avais des envies sexuelles

Nicolas (1) est musicien : « La première fois, j'étais torché, j'étais incapable de draguer mais j'avais des envies sexuelles. On se dit alors : “Ah ben, tiens, elle me propose ses services… C'est aussi simple. La séduction, de toute façon, c'est du mensonge. Là, ça n'implique rien de sentimental. » François, 33 ans, journaliste (2) « La première fois, c'était avec des grands frères, c'était au bois de Boulogne, je me suis fait faire une fellation. J'avais 16 ans. » Tamba, 26 ans, sans profession, est arrivé du Mali en 2014 : « J'avais besoin de femmes. » Redouan, 42 ans, cuisinier, divorcé, y va deux fois par mois : « Je n'arrive pas à trouver de meufs qui me conviennent. Je suis quelqu'un de bien, mais je suis timide, je n'arrive pas à serrer une meuf. Comme s'il y avait un blocage. » 

Les hommes que nous avons interrogés disent payer ou avoir payé entre 30 et 50 € pour une passe dans la rue, qui dure 20 à 30 minutes. « En allant voir une prostituée, le client a l'assurance de satisfaire sa propre virilité, décrypte Catherine Blanc psychanalyste et sexologue. Il sait qu'elle ne dira pas non puisqu'il la paie pour cela, c'est ce qu'elle attend de lui. Il a alors l'impression de la satisfaire. La vie en elle-même de la prostituée n'est pas un sujet pour lui. Elle est simplement la dépositaire d'un fantasme qui répond à son désir. Ce sont des hommes très inquiets quant à leur valeur et leur valeur masculine en particulier, qui ont toujours cet espoir d'être le préféré. » Et ils sont peu nombreux à en parler sans difficulté.

Je suis quelqu'un de bien, mais je suis timide, je n'arrive pas à serrer une meuf.

Face à l'objectif de Cristina de Middel, les hommes se sont cachés. On ne voit pas leurs visages, acte non assumé. Pas nécessairement parce qu'ils pourraient ressentir une quelconque gêne. Mais parce que la France est devenue en 2016 le cinquième pays européen (après la Suède, la Norvège, l'Islande et le Royaume-Uni) à sanctionner les clients. Le fait d'acheter une prestation sexuelle est désormais pénalisé de 1 500 €, voire 3 750 € en cas de récidive, avec inscription au casier judiciaire. Une peine éventuellement accompagnée d'une obligation de suivre un stage de sensibilisation aux conditions de la prostitution.

Alors les clients sont discrets. « Et c'est un problème », soutient Irène Aboudaram, coordinatrice générale à Médecins du Monde. L'ONG a enquêté sur l'impact de la loi contre le système prostitutionnel et rédigé le rapport "Que pensent les travailleurs et les travailleuses du sexe de la loi prostitution ?" 88 % d'entre elles sont opposées à la pénalisation, 78 % sont confrontées à la baisse de leurs revenus, et 42 % sont plus exposées aux violences depuis l'adoption de la loi. Si les femmes et les hommes qui se prostituent ne risquent plus d'être arrêtés pour racolage passif, les clients doivent être pris en flagrant délit. « Du coup, la situation de ces femmes et de ces hommes s'est aggravée. Il y a moins de clients dans la rue, donc elles comme eux doivent rester plus longtemps pour en trouver. Les clients, qui considèrent qu'ils prennent eux un risque, négocient plus fortement la passe, imposent plus souvent le non-port du préservatif. » D'où plus de risques de contamination et de grossesse.

« Le sentiment, ça parasite le plaisir »

« La relation aux clients a changé », alerte Irène Aboudaram. Cela n'a pas l'air d'inquiéter Nicolas : « De toute façon, je ne vais plus voir les filles dans la rue. » Depuis avril 2016, selon le ministère de l'Intérieur, 3 009 clients ont été arrêtés. « Mais ça ne veut pas dire que la prostitution a disparu », reconnaît Irène Aboudaram. Elle s'est déplacée. Sur internet. François : « Je vais voir des escorts. Cinq fois par an. Entre 500 et 1 000 € la nuit. Mon éducation sexuelle, c'est le porno. Le sentiment, ça parasite le plaisir. C'est une façon de se concentrer sur son plaisir. Puis j'aime bien le porno où il y a des bimbos ; du coup, je vais vers des femmes qui représentent ça physiquement. » 

Combien, comme François, qui ne s'arrêtent plus dans la rue ou dans un bois et ont opté pour un clic sur internet ? Difficile à quantifier exactement. « On a beaucoup dit que les clients sont dans une misère sexuelle telle qu'ils ont besoin de payer. Or c'est faux, insiste Grégoire Thery, porte-parole du mouvement du Nid, association qui milite depuis des années pour la pénalisation du client. Ils sont plutôt dans une surconsommation sexuelle. Ce sont des gens qui achètent l'anonymat, qui cherchent à reproduire ce que la pornographie leur montre et qui n'osent pas le demander à leur partenaire. » Quand ils en ont une ou un. Francesco, 24 ans, est cuisinier. Il ne se reconnaîtra peut-être pas dans cette description. « La première fois, j'avais 17 ans, j'étais bourré. Je suis passé devant, je me suis arrêté. C'était nul. Mais j'ai recommencé. Ça m'a permis d'être moins timide, de me sentir plus léger sexuellement. Aujourd'hui je suis marié. Je n'y vais plus. »

Il y a aussi des hommes qui tombent amoureux de ces femmes à qui ils donnent de l'argent. Parfois, ils les aident même à sortir de la prostitution. « Ils peuvent être un intermédiaire, un relais qui les accompagne vers la sortie », confirme Irène Aboudaram. La loi prévoit désormais un accompagnement social pour les femmes qui s'engagent à se sortir de la prostitution. Mais le budget alloué à ce dispositif a déjà baissé. En avril 2018, seule une soixantaine de femmes qui se prostituent en avaient bénéficié.

1. Tous les prénoms ont été modifiés à la demande des témoins.

2. La profession a été modifiée à la demande du témoin.

1/5

Francesco, 24 ans, cuisinier

Cristina de Middel

"La première fois, j'avais 17 ans, et c'était en Alsace, dans un parc, avec une Africaine, j'étais bourré. Au final ce n'était pas bien, nul, mauvais. Mais à cette époque j'étais timide, je n'arrivais pas à draguer les meufs et j'ai eu un besoin physique. Aujourd'hui je n'y vais plus. Je suis marié. Les femmes c'est gratuit."

2/5

Raoul, 24 ans, barman

Cristina de Middel

"La première fois, c'était à Bruxelles. Avec des amis, on était tous célibataires, on faisait la fête, on habitait pas loin la rue des prostituées. Et on a découvert les vitrines. J'avais 18 ans. J'ai payé 50 €, puis les filles nous faisaient ça à 30 €, vu qu'on passait tout le temps. J'ai arrêté quand je suis arrivé à Paris. Ici, ce sont des réseaux de prostitution, les filles n'ont pas les mêmes conditions de vie. Ça m'a calmé."

3/5

Tamba, 26 ans, sans profession

Cristina de Middel

"Au Mali, j'avais une copine, plein de copines. Ici, je ne connaissais personne, je parcourais le 18ème, il y a plein de femmes là-bas, j'ai dit : "j'ai besoin de femmes." J'ai discuté, j'avais de l'argent sur moi, on a consommé. C'est comme ça. Ça s'est passé trois fois. J'ai rencontré des filles plus sérieusement. Depuis ça, j'ai arrêté." 

4/5

Nicolas, 30 ans, musicien

Cristina de Middel

"Au quotidien, en tant que mec, on doit souvent,quand on ne sait pas draguer - ce qui n'est pas mon cas mais qui l'était peut-être avant -, entrer dans un jeu, dans un personnage pour plaire. Tandis que là au moins c'est clair : c'est un commerce. Je ne comprends pas pourquoi on a le droit de se faire prendre en gang bang dans un porno devant des caméras - on te donne même de l'argent pour ça -, mais sans caméra c'est interdit. C'est absurde. Il faudrait changer les mentalités. C'est juste un échange."

5/5

Marc, 70 ans, travaille dans le quartier Pigalle depuis quarante ans

Cristina de Middel

"La première fois, c'est quand ma femme m'a quitté. C'était dans un parking, et je me suis fait coincer par la police. C'était il y a plus de trente ans. C'était 50 francs. Depuis, je n'y vais plus, c'est la vérité."

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