Bruno Breton (Bloom): «Il est grand temps de créer un Observatoire des réseaux sociaux»

«Peut-on se permettre de se priver de la mine d’information et de compréhension que constituent les médias sociaux ?»
Bruno Breton
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Bruno Breton  -  DR
Les faits -

Bruno Breton est le PDG et fondateur de Bloom. Cette entreprise est spécialisée dans l’analyse des réseaux sociaux et des messages qui y sont partagés, grâce à une technologie algorithmique qui utilise non des mots-clés, mais des champs sémantiques larges. Bloom a mis au point une technique de visualisation de la propagation des thèmes et des communautés d’intérêts qui se forment sur Twitter et Facebook, grâce à des graphiques en formes de floraisons, d’où son nom.

S’habitue-t-on à tout ? Chaque samedi depuis un mois, on assiste sur les avenues des villes de France au ballet des planches de contreplaqué censées protéger les vitrines contre les casseurs. Le spectacle aurait pu être évité, à peu de frais : en observant plus attentivement, en amont, les réseaux sociaux. La frustration et la tension qui ont abouti au soulèvement collectif des gilets jaunes - grogne fiscale, rejet des élites, tensions sur le pouvoir d’achat - s’y exprimaient déjà de façon nette depuis plusieurs mois. De même, l’avènement du Président Trump soutenu par la montée en puissance des Républicains américains y était palpable de longue date - sans parler de l’ingérence de l’IRA, l’usine à trolls russe qui selon le New York Times a généré 187 millions d’interactions sur Instagram et près de 77 millions sur Facebook : les dirigeants et les Démocrates américains, enfermés dans leur bulle digitale – ce phénomène de « filter bubble » qui sur le Net ne permet d’appréhender que ce qui est « proche » de nous – n’ont rien vu venir, comme l’ont très bien analysé les chercheurs de l’Université du Michigan.

Signaux faibles, conséquences fortes. Nul ne le conteste plus : sur les réseaux, se jouent et s’échangent chaque jour une infinité de signaux qui ont un impact considérable non seulement sur le quotidien des individus, mais aussi sur les rapports sociaux et sur la marche du monde. Or à ce jour, il n’existe pas d’Observatoire des réseaux sociaux. On observe tout, au niveau national, européen, planétaire : le climat, les inégalités, la Paix, les drogues, la parité, les droits de l’Homme, la liberté de la Presse… Tous les sujets cruciaux qui touchent à la vie des sociétés humaines sont passés au crible, mesurés, chiffrés. Et c’est tant mieux : on n’affronte ou on n’améliore que ce que l’on connaît, sur la base de données quantifiables et objectives.

On observe tout donc, sauf les réseaux sociaux. Alors que trois milliards d’êtres humains - les trois quarts des adultes de la planète, y sont actifs, aucune institution n’a pour objet d’analyser ce qui s’y passe en temps réel, d’identifier avec la granularité et la pertinence nécessaires les tendances à l’œuvre, les sujets qui montent, les opinions qui grincent, les émotions, les controverses, les influenceurs et les autorités qui comptent. C’est pourtant possible. Les technologies existent – bien au-delà des « listening platforms » classiques, qui n’ont pas la puissance algorithmique nécessaire pour de telles analyses. Les talents humains aussi : une approche en silo – technologie d’un côté, sociologie de l’autre, ne suffit pas. Un Observatoire des réseaux sociaux doit nécessairement allier les deux – innovation scientifique et analyse qualitative.

En France, ce sont près de 40 millions de personnes – la population de la Grèce, de l’Autriche, du Portugal et de la Suède réunis, qui s’expriment régulièrement sur Facebook, Instagram ou Twitter. Les gilets jaunes étaient parmi eux. Les pouvoirs publics ne l’ont pas vu à temps : la crise actuelle révèle combien ils sont démunis pour anticiper les grands mouvements sociaux liés au digital. Or, comme disait Girardin, en homme de presse visionnaire du XIXe siècle, « gouverner c’est prévoir ». Il est donc grand temps de créer un outil d’observation efficace pour révéler ce qui se joue dans le social media.

Identifier les crispations. Il ne s’agit bien évidemment pas d’observer pour « fliquer », censurer, ou casser les élans démocratiques, mais bien pour identifier les crispations à la souche et mieux les résoudre. L’initiative est également salutaire pour la démocratie participative. Sur les réseaux, la consultation sociale est permanente et subtile - les citoyens sont habitués à s’y exprimer sans cesse, à des niveaux divers : poster, commenter, liker… Aux urnes françaises, ou l’alternative est binaire (oui ou non), cela fait près de quinze ans qu’il n’y a pas eu de référendum. Alors que la soif de s’exprimer est immense, la distorsion est phénoménale : un Observatoire des réseaux sociaux devient indispensable pour accompagner une concertation citoyenne efficace. Quelle que soit sa forme – multilatérale comme le GIEC, d’impulsion gouvernementale comme l’Observatoire de la parité, associative comme l’Observatoire des inégalités ou Human Right Watch, interuniversitaire comme l’Observatoire canadien sur la radicalisation, un tel dispositif devient incontournable pour connaître et comprendre les communautés, décrypter les tendances et donner des indicateurs réguliers à même d’alerter les décideurs et de leur donner les moyens d’anticiper.

Compte tenu de l’ampleur du phénomène et de sa nature, on peut toutefois suggérer qu’un observatoire collaboratif, alliant volonté politique, ressources privées et innovation académique, serait de loin la configuration la plus agile et efficace. Le coût d’un tel Observatoire ? Il serait dérisoire au regard du prix de son absence : l’ardoise de cet automne en jaune s’élève, rien qu’en perte pour les commerçants, entre 0,1 et 0,2 point de PIB – soit 2 à 4 milliards d’euros, sans compter les pertes estimées à plus d’un milliard d’euros dans la grande distribution et le coût des dégradations urbaines. Conséquence des baisses d’activité, 300 000 heures de chômage partiel sont déjà programmées, l’équivalent de 5 000 emplois, selon le ministère de l’Economie et la Banque de France. « Si vous trouvez que l’éducation est chère, essayez l’ignorance », aurait dit Lincoln. Aujourd’hui, en démocratie, il n’est plus concevable de se priver des connaissances apportées par un Observatoire des réseaux sociaux.

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